Le Monde, 7/5/06:
Vingt ans après la catastrophe de Tchernobyl et quelque trente après celle de Three Mile Island, les centrales nucléaires sont-elles enfin sûres ?
Bien plus sûres, certainement [Non, voir: les événements précurseurs de catastrophes en France]. Mais aujourd'hui encore, on découvre des sources de défaillance sur les tranches nucléaires actuellement en service. La raison ? C'est qu'avant les accidents de Three Mile Island en 1979 et de Tchernobyl en 1986, les concepteurs de centrales nucléaires n'ont pas été au bout de leur démarche de sûreté. A l'origine, personne n'a imaginé que, dans certaines conditions accidentelles, le coeur d'un réacteur pouvait fondre [Faux, dès mars 1957, le rapport de Brookhaven (Wash 740) étudiait déjà "Ce que serait l'accident majeur"]. On pensait que ce scénario était invraisemblable. La suite a montré qu'il n'en était rien. C'est pourquoi l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), comme d'autres organismes à l'étranger, continue de faire de la recherche sur la sûreté de ces réacteurs de deuxième génération qui constituent l'essentiel du parc électronucléaire mondial.
Quel type de recherche ?
Par exemple sur les dangers de cette bulle
d'hydrogène qui peut se produire en cas d'accident - ce
fut le cas à Three Mile Island - et détruire l'enceinte
de confinement en béton du réacteur en cas d'explosion.
Dès 2001, on a commencé à installer les réacteurs
français de "recombineurs d'hydrogène"
pour parer ce risque. L'ensemble du parc devrait être équipé
avant la fin 2007. Mais ce n'est pas le cas dans tous les pays. [Rapide, presque 27 ans pour parer
à une menace de destruction de l'enceinte de confinement
!]
Qu'en est-il des réacteurs ex-soviétiques
?
Eux aussi ont bénéficié de modifications. Les réacteurs RBMK (type Tchernobyl) les plus anciens ont été fermés. Les plus récents ont été modifiés. Ceux de l'autre filière, les réacteurs à eau pressurisée de type VVER, ont été modernisés pour disposer d'une sûreté à peu près comparable à celle des réacteurs occidentaux [Voir, l'industrie nucléaire soviétique vue par les occidentaux avant Tchernobyl]. Mais ces progrès découlent de corrections parfois coûteuses.
Et sur les réacteurs du futur ?
Aujourd'hui, on imagine la quatrième génération,
[C'est le retour des surgénérateurs, comme Superphénix ???] qui succédera à
l'EPR, dont deux exemplaires vont être
construits en Finlande à Olkiluoto et en France à
Flamanville. Or la Commission européenne manifeste une
certaine réticence à mener des recherches en sûreté
parallèlement aux recherches technologiques. Elle considère
que c'est au constructeur de développer la technologie
en intégrant les paramètres de sûreté.
Nous pensons plutôt
qu'il faut éviter de rééditer ce qu'on a
fait dans les années 1990 : conduire les recherches de
sûreté après coup. Il ne faut pas laisser
la place à la fatalité. C'est
maintenant qu'il faut lancer de la recherche publique en la matière.
Y a-t-il d'autres facteurs de risque ?
Oui. Les
sources d'accident externes ont aussi été sous-estimées. Sur les risques internes d'accident, on raisonne sur
des probabilités très faibles, de l'ordre d'une
chance sur cent mille ou un million. Mais pour d'autres phénomènes,
comme la crue centennale, le risque annuel de survenue est bien
plus élevé : 1 %. Il n'a pas été assez
pris en compte, comme en témoigne l'inondation de la centrale
du Blayais (Gironde) lors de la tempête de 1999 [Lire: Le Blayais, très près de l'accident
majeur].
Pour les séismes
aussi, subsistent des lacunes [Plus
que des "lacunes": 42 réacteurs
sur 58 menacés !]. En 1755, un tremblement de terre a détruit
Lisbonne et provoqué un tsunami qui a frappé les
côtes anglaises. Ce sont des choses qu'il faut étudier
et prendre en compte de manière raisonnable. Si on ne dimensionne
pas les installations au départ, les correctifs seront
difficiles à mettre en oeuvre. Par ailleurs, les facteurs
d'agression humaine ont été le parent pauvre des
recherches en sûreté. Les nouveaux réacteurs
doivent être conçus pour résister aux agressions
humaines, de type commando. Tout cela doit être prévu,
en amont. C'est le cas pour l'EPR. [A bon... et pour les 58 autres réacteurs français
?]
Et si néanmoins l'accident se produit ?
Il faut gérer les conséquences, avec des citoyens avertis [Une fois averti il n'y aura plus ni cancers, ni maladies ? voir: Le bilan provisoire de la catastrophe de Tchernobyl], informés via Internet par des associations qui concentrent beaucoup de compétence. On ne peut pas leur dire n'importe quoi. Aujourd'hui, il y a encore des débats sur les seuils de contamination des produits alimentaires qui seraient admissibles [Voir, le projet "d'assouplir" les normes de radioactivité dans les aliments]. Il y a des recommandations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), des doctrines qui varient d'un pays à l'autre. Mais en France, il y a encore un certain flou dans celle de l'Etat. Si un accident survenait, on n'aurait donc pas un référentiel commun. Cette affaire est d'autant plus compliquée que le fait d'en parler ouvertement démontre, aux yeux des détracteurs du nucléaire, que l'accident est possible. Une contradiction qui empêche de progresser rapidement.
Est-ce pour ces raisons qu'on a tant tardé à mettre en place à titre préventif un plan de distribution d'iode autour des centrales françaises ?
Bien sûr. Par ailleurs, la connaissance
du niveau actuel de contamination du territoire est encore partielle.
On connaît à peu près celle due aux retombées
des tirs nucléaires aériens des années 1960
et celle liée à Tchernobyl, mais ces cartes sont
imprécises [Pour
les cartes de l'IRSN peut-être, mais la Criirad a des cartes
précises]. Notre réseau de
mesure est un peu vieillissant et lacunaire. Nous disposons d'environ
200 stations de mesure, contre 2 000 stations automatisées
en Allemagne. On sent encore les traces du réseau Pellerin (nom du responsable de la radioprotection
en 1986) vingt ans après. Il y a là des investissements
prioritaires que nous avons commencés.
A l'inverse, en 1986, autour des centrales, on surveillait les
aliments. Mais depuis la réforme de la radioprotection,
les services sanitaires ne font plus ce travail. Ce déficit
n'est pas grave, tant que rien ne se passe... [Non, car un réacteur en fonctionnement normal
rejette beaucoup d'effluents radioactifs gazeux et liquides] Autre exemple : en cas d'accident, l'IRSN devrait
piloter les mesures de gestion de crise sur le terrain, sous les
ordres du préfet. Or nos véhicules de secours n'ont
pas le droit d'utiliser des gyrophares. Pour moi, il vaudrait
mieux disposer de containers transportés par hélicoptère,
pour arriver rapidement sur les lieux. Le dispositif n'est pas
aujourd'hui à l'optimum.
Comment décider des actions à
mener ?
On débat des mérites relatifs des mesures de radioactivité
sur le terrain et des modèles. Si on attend de constater
la contamination grâce à un compteur Geiger, sur
certains lieux habités, c'est trop tard. C'est une des
critiques adressées à la gestion de l'accident de
Tchernobyl en France. On n'a pas voulu, ou su, utiliser des modèles
qui, certes, étaient frustes. On a attendu d'avoir les
mesures pour déclarer qu'elles étaient faibles et
donc qu'il n'y avait rien à faire. Cela ne pourra être
réédité.
Il faut anticiper avec des modèles évolués, tenant compte de la source radioactive et de la météo, pour faire des prévisions des retombées locales. En vertu d'un principe de prévention. Les mesures in situ viennent ensuite, plutôt pour lever éventuellement les restrictions de circulation et d'alimentation que pour les décréter. Malheureusement, dans les exercices de crise, c'est très mal compris. Les préfets et la direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection (DGSNR) réclament immédiatement les résultats des mesures. Pour nous, il faut avoir confiance dans les modèles pour gérer la crise.
Dernier point sur lequel on a des progrès à faire : la transparence et la confiance, laquelle est à un niveau assez bas.
Des collaborations plus suivies avec les associations ne la renforceraient-elles pas ?
Si. En cas d'accident, nous prendrions en considération leurs mesures, à condition de connaître les protocoles utilisés. Les associations ont critiqué un arrêté qui allait dans ce sens, car elles y ont vu une volonté de mise sous tutelle par l'Etat. Un nouveau texte tient compte de leur réaction. Mais les débats subsisteront sur ce qui est acceptable en termes de contamination alimentaire après un accident.
Tchernobyl n'a-t-il pas montré les limites des connaissances en radioprotection ?
Cet accident a démontré, par l'épidémiologie, que les conséquences sanitaires ne sont pas celles que les terribles "expériences" d'Hiroshima et de Nagasaki laissaient craindre. On n'a pas observé les leucémies et les cancers solides auxquels on aurait pu s'attendre, même si on dénombre une hausse des cancers de la thyroïde liés à l'iode 131, chez les enfants, sur les territoires les plus contaminés autour de Tchernobyl. Des affections cardiaques, des cataractes sont aussi apparues, qui sont mal comprises. [Voir: Rencontre avec les professeurs Alexeï Okeanov, Ladjuk et avec le médecin Viatcheslav Stanislavovitch ]
A faible dose, y a-t-il des effets directs,
dans le cas d'une contamination interne, lorsque l'organisme est
soumis à un stress de radioactivité permanent ?
Nous ne connaissons pas la réponse. Certains groupes antinucléaires
proposent de multiplier les coefficients de risque. Scientifiquement,
leur approche est inadéquate, même si leur préoccupation
est légitime. Pour y répondre, il faut des données
expérimentales [Voir:
Effets sur la santé de l'irradiation par
des doses faibles]. L'IRSN s'est lancé dans ces recherches, sur
lesquelles on ne peut faire l'impasse.
Sait-on mieux soigner les victimes d'irradiation ?
La question des dommages aux personnes a progressé. Avec l'Institut Gustave-Roussy à Villejuif et l'hôpital Saint-Antoine à Paris, nous avons pu traiter un Chilien irradié grâce à des cellules souches. L'utilisation de facteurs de croissance, des molécules qui suscitent le redéveloppement de la moelle osseuse, a aussi permis de sauver un technicien belge qui risquait la mort par infection généralisée.
Nous poursuivons des recherches sur les conséquences de l'irradiation des tissus sains, lors de traitements en radiothérapie. Sur l'animal, on a trouvé des molécules qui bloquent ou réparent ces dommages. Cela pourrait être très utile en cas d'accident d'irradiation en milieu hospitalier. Cela peut malheureusement se produire, comme récemment à Lyon, où une personne est décédée.
Vingt ans après Tchernobyl, il reste beaucoup de chantiers de recherche. Les organismes publics qui ont les moyens de s'y engager sont très peu nombreux, aux Etats-Unis, au Japon, en Allemagne. La France, grand pays nucléaire, doit conserver un pôle d'expertise et de recherche autonome, avec des moyens à la mesure des enjeux du nucléaire.
Propos recueillis par Hervé Morin