Tchernobyl: fermeture à grand suspense

KIEV, 15 déc 2000 - La centrale de Tchernobyl, théâtre du plus grave accident nucléaire de tous les temps, fermera ses portes vendredi après une course folle faite d'ordres, de contre-ordres et de controverses.
Kiev avait redémarré jeudi matin le seul réacteur encore opérationnel de l'installation nucléaire, en réparation depuis début décembre pour colmater une fuite d'eau radioactive.
De nouveau stoppé en fin de matinée, le troisième bloc devait être relancé symboliquement dans la soirée, moins de 24 heures avant sa fermeture définitive, ont indiqué les autorités nucléaires.
Il ne tournera alors qu'à 1% de sa capacité maximale et ne produira pas d'électricité, a souligné l'ingénieur de permanence Olexandre Ieltchichev.
Le président Koutchma s'est rendu jeudi à Tchernobyl, accompagné du Premier ministre russe, pour assister à cette lente agonie du monstre nucléaire, dont l'explosion du quatrième réacteur en avril 1986 avait contaminé les trois quarts de l'Europe.
Les officiels ont été accueilli par des ingénieurs portant des brassards et des foulards noirs en signe de deuil. La plupart des employés de la centrale sont opposés à l'arrêt de Tchernobyl qui risque de les réduire au chômage.
Les députés ukrainiens, en signe de soutien, ont voté jeudi une résolution, non contraignante, appelant à retarder la fermeture.
"Je vous promets qu'aucun employé de la centrale ne restera sans travail. J'en réponds personnellement", a déclaré le président après avoir déposé une gerbe au pied d'un monument à la mémoire des victimes de la catastrophe.
M. Koutchma a préparé avec soin la mise à mort du monstre nucléaire vendredi pour en faire un événement médiatique.
A cette occasion, plus de 2.000 responsables ukrainiens et occidentaux, ainsi que près de 400 journalistes, se réuniront dans une salle de spectacle de la capitale ukrainienne.
Le chef du gouvernement russe Mikhaïl Kassianov, le secrétaire américain à l'Energie Bill Richardson et d'autres responsables des pays du G7 seront parmi les invités.
M. Koutchma montera sur scène pour donner l'ordre -retransmis en direct vers Tchernobyl par les télévisions- de stopper la centrale "entre 13H16 et 13H18" locales (11H16 et 11H18 GMT).
Kiev n'a accepté de condamner la centrale qu'en échange d'une aide de 2,3 milliards de dollars des sept pays les plus industrialisés (G7).
Ces fonds serviront essentiellement à construire en Ukraine deux nouveaux réacteurs visant à remplacer la production de Tchernobyl, à financer des programmes sociaux et à accroître la sécurité dans les quatre autres installations nucléaires du pays (Rivne, Khmelnitsky, Pivdenno Ukrainska et Zaporijia).
Pourtant, cette victoire n'est que partielle et Tchernobyl restera une menace pendant encore des décennies.
Le problème le plus alarmant est le délabrement accéléré de la chape de béton, baptisée sarcophage, qui recouvre les ruines du quatrième réacteur. Cette structure, montée à la va-vite en 1986, est aujourd'hui fissurée et menacerait de s'écrouler, exposant alors à l'air libre un magma radioactif de 160 tonnes.
Son renforcement est une opération délicate qui prendra au moins dix ans. Grâce à des dons internationaux, les 760 millions de dollars nécessaires ont été presque entièrement réunis et les travaux ont pu commencer.
Les experts n'excluent pas non plus la possibilité d'une réaction en chaîne au sein du combustible nucléaire fondu qui couve sous le sarcophage. Ce serait alors l'explosion.
Enfin, les déchets, accumulés au fond du quatrième réacteur, pénètrent lentement les sols, menaçant rivières et fleuves environnants qui, en aval, alimentent en eau potable des millions de personnes.
L'extraction et le stockage en lieu sûr du magma nucléaire ne sont toujours pas d'actualité. L'opération est jugée trop difficile, trop dangereuse et surtout trop coûteuse.
Le deuxième réacteur de Tchernobyl a été arrêté en 1991 à la suite d'un incendie et son premier bloc a, lui, été mis hors service en 1996 dans le cadre d'un accord international.

 

 

Tchernobyl ferme ses portes, plus de 14 ans après la catastrophe nucléaire

TCHERNOBYL (Ukraine), 15 déc 2000 - La centrale maudite de Tchernobyl a fermé ses portes vendredi sous les applaudissements internationaux, plus de 14 ans après la plus grande catastrophe du nucléaire civil.
Depuis Kiev, le président ukrainien Léonid Koutchma a ordonné d'arrêter à 13H17 locales (11h17 GMT) le troisième réacteur de la centrale -- le seul encore opérationnel sur les quatre d'origine.
A 120 kilomètres de là, Serguï Bachtovy, un ingénieur âgé de 30 ans et vêtu d'une blouse blanche, a tourné pour la dernière fois la mannette noire du système d'arrêt d'urgence AZ-5.
Des cadrans ont immédiatement indiqué une chute d'activité, selon les images diffusées par la télévision ukrainienne.
Deux explosions ont fait voler en éclats en avril 1986 le quatrième réacteur de Tchernobyl, contaminant les trois quarts de l'Europe et plus particulièrement l'Ukraine, le Bélarus et la Russie. Un incendie a ravagé en 1991 le deuxième bloc de l'installation et son premier réacteur a été mis hors service en 1996 dans le cadre d'un accord international.
Héros presque malgré lui, M. Bachtovy a confié avoir des "sentiments partagés" sur la décision de condamner l'installation. "Bien sûr, c'est plutôt flatteur de rentrer dans l'Histoire. Mais après ça, j'aurai honte de regarder dans les yeux mes collègues dont beaucoup vont perdre leur travail".
Dans une autre salle de la centrale, près de 300 employés s'étaient réunis autour d'un téléviseur et ne cachaient pas leur colère.
"Quelle absurdité! Koutchma est un idiot!", fulmine l'un d'eux en se levant avec ses collègues dans un élan d'indignation après l'arrêt du réacteur.
Sur les 12.000 employés de Tchernobyl, l'Etat n'en gardera vraisemblablement pas plus de la moitié pour surveiller et démanteler le site.
"Ici, tout le monde est contre la fermeture. Beaucoup d'argent a été investi pour augmenter la sécurité de l'installation. Franchement, arrêter Tchernobyl alors que le pays manque d'électricité me paraît plutôt absurde", explique Serguï Bachtovy.
La rancoeur des employés est d'autant plus forte que beaucoup étaient venus à Tchernobyl, attirés par les primes et les bons salaires -- trois à quatre fois supérieurs à la moyenne.
"Je voudrais tout casser et tous les tuer", s'exclame Nadia secouée par des sanglots.
L'atmosphère était plus feutrée et plus joyeuse à Kiev où une cérémonie officielle a rassemblé autour du président Koutchma de nombreuses personnalités dont le secrétaire américain à l'Energie, Bill Richardson, et le couturier français Pierre Cardin.
L'Ukraine "a dit adieu à son passé soviétique et bonjour à l'Occident", a commenté M. Richardson.
Des centaines de journalistes s'étaient déplacés pour couvrir l'événement qui a également donné lieu à un concert de musique classique et à une messe à la mémoire des victimes.
L'impact des retombées nucléaires est aujourd'hui encore l'objet de débats. Selon Kiev, la catastrophe aurait fait près de 15.000 morts et plusieurs millions d'invalides.
"Le destin a voulu que notre Etat porte la croix de Tchernobyl", a relevé M. Koutchma lors d'un discours. "J'espère que le monde apprécie l'importance et l'humanisme de nos choix", a-t-il ajouté.
L'Ukraine n'a accepté de condamner Tchernobyl qu'en échange d'une aide internationale de 2,3 milliards de dollars.
Ces fonds serviront essentiellement à construire en Ukraine deux nouveaux réacteurs visant à remplacer la production de Tchernobyl, à financer des programmes sociaux et à accroître la sécurité dans les quatre autres installations nucléaires du pays.
Pourtant, cette victoire n'est que partielle et Tchernobyl restera une menace pendant encore des décennies.
Le problème le plus alarmant est le délabrement accéléré de la chape de béton, baptisée sarcophage, qui recouvre les ruines du quatrième réacteur. Cette structure, montée à la va-vite en 1986, menace de s'écrouler et d'exposer un magma radioactif de 160 tonnes.

 

Au lendemain de l'explosion, des milliers de «liquidateurs» se relayent sur le toit du réacteur pour en «nettoyer» la surface.


Tchernobyl, on ferme... mais le débat reste ouvert

Quelle a été l'ampleur réelle de la plus grande catastrophe nucléaire de l'Histoire? A quelques semaines de la fermeture totale de Tchernobyl, la polémique est loin d'être enterrée.

Ouf! L'Europe ne cache pas son soulagement: les ingénieurs s'activent à préparer la fermeture, prévue pour le 15 décembre 2000, de la très redoutée centrale nucléaire de Tchernobyl. Les autorités ukrainiennes peuvent enfin se féliciter d'avoir obtenu des bailleurs de fonds occidentaux les quelque deux milliards de dollars nécessaires afin de neutraliser et d'enterrer les réacteurs. Mais pour de nombreux citoyens ordinaires, le cauchemar continue.
Il y a quelques mois, le 26 avril, des milliers de personnes ont défilé dans des villes de Biélorussie, d'Ukraine et de Russie orientale pour commémorer le martyre des victimes de Tchernobyl. A 1h26 tapantes, les cloches se sont mises à sonner. A cette même heure, 14 ans plus tôt, l'un des réacteurs de la centrale avait explosé, libérant un gros nuage radioactif.
Au-delà du deuil, les marcheurs manifestaient leur peur. Peur des radiations qui sont toujours là, et qui menaceraient de semer des milliers de morts supplémentaires. Et peur de parler. La nuit du 26 avril 2000, Youri Bandajevski, recteur de l'Institut médical de Gomel (Biélorussie) jusqu'à son arrestation en 1999, se trouvait en exil intérieur à Minsk, capitale du pays. Il compte parmi les nombreux chercheurs clamant que leurs travaux sont censurés ou ignorés par les autorités.
Les estimations concernant le nombre de victimes de la catastrophe vont de 32, pour certains experts des Nations unies, à 15 000, selon des scientifiques ukrainiens. En juin, des chercheurs du Comité scientifique sur les effets des radiations nucléaires de l'ONU (UNSCEAR) estimaient que «rien ne prouve que les radiations aient eu un impact majeur sur la santé publique, en dehors du taux élevé de cancers de la thyroïde constaté chez les enfants, [dont] peu devraient mourir». Peu de temps avant, le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, avait pourtant déclaré: «La catastrophe est loin d'avoir cessé. Elle continue à produire des effets dévastateurs non seulement sur la santé des populations mais aussi sur tous les aspects de la vie sociale». Alors, qui dit vrai? Et d'où viennent ces énormes divergences?
L'accident de la centrale de Tchernobyl a transformé son réacteur n°4 en un chaudron infernal qui a craché un nuage radioactif pendant 10 jours. Ces radiations représentaient 100 fois celles émises par les bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki cumulées. Passés plusieurs jours de silence absolu, les autorités ont procédé à l'évacuation précipitée de quelque 116 000 personnes après avoir défini une zone d'exclusion de 30 km autour de la centrale.
Il a fallu attendre des années avant que la population ne découvre qu'une région beaucoup plus vaste, s'étendant à 150 km de Tchernobyl jusqu'en Biélorussie et en Russie, avait subi d'importantes retombées radioactives. En 1989, on établit qu'un cinquième de la Biélorussie était contaminé; 400 000 habitants furent déplacées. Aujourd'hui, quatre millions de personnes vivent toujours dans des régions reconnues contaminées.
Le secret qu'ont gardé les gouvernements de la région sur l'étendue de la contamination continue à nuire à la santé publique, affirme Tobias Muenchmeyer, spécialiste de Tchernobyl pour l'ONG Greenpeace. Des chercheurs de différents pays partagent la même opinion. «La loi du secret a été décrétée dans notre pays dès les premières minutes de la catastrophe», estime Vladimir Tchernousenko, le scientifique ukrainien qui a coordonné les opérations de nettoyage.
Selon Tobias Muenchmeyer, ce black-out a contribué à ce que les Nations unies sous-évaluent gravement le nombre de victimes. Des personnalités critiques à l'égard du nucléaire, comme Rosalie Bertell, présidente de l'International Institute of Concern for Public Health (Institut international pour la santé publique) de Toronto, estiment que des considérations politiques ont également joué. Elles dénoncent l'accord de 1959 entre l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et l'Organisation mondiale de la santé (OMS), stipulant que «l'AIEA est chargée au premier chef d'encourager, d'aider et de coordonner les recherches sur l'énergie atomique ainsi que le développement et les applications pratiques de celle-ci». Pour résumer, selon Bertell, «l'AIEA se considère depuis cette date comme la sentinelle chargée de veiller sur l'information livrée au public concernant les effets sanitaires des radiations». Cette année, son institut et d'autres organisations ont demandé à l'OMS de réviser l'accord de 1959.

Les cancers sont la première cause d'inquiétude
L'iode et le césium sont les principaux isotopes radioactifs libérés dans l'atmosphère par le réacteur de Tchernobyl. L'iode 131 a une demi-vie ou période (temps nécessaire pour que la moitié des atomes d'un isotope radioactif se désintègre) de huit jours. Il a surtout été inhalé et ingéré dans des aliments. Quant au césium 137, il a une demi-vie d'environ 30 ans. Toujours présent dans les sols et la végétation, il continue à contaminer la population par le biais des produits alimentaires.
Qui a souffert de ces radiations? D'abord les «liquidateurs»: selon les estimations, 600 000 à 800 000 soldats et fonctionnaires ont été expédiés sur place juste après l'explosion pour neutraliser le réacteur et enterrer les déchets contaminés. Sur les 50 000 de ces «liquidateurs» qui ont travaillé sur le toit du réacteur, 237 ont été hospitalisés et 32 sont décédés.
Depuis, l'Union soviétique et ses héritiers n'ont pas su ou pas voulu suivre ce groupe à risques. Selon le Russe Leonid Ilyin, ancien membre de la Commission internationale de protection radiologique, «aucun de ces hommes n'a été enregistré nominalement. Ils n'ont pas fait l'objet de contrôles réguliers et sont rentrés chez eux». Cette «négligence» constitue sans doute la première cause de divergence sur le bilan de la catastrophe. En avril 2000, Viacheslav Grishin, président de la Ligue de Tchernobyl, une organisation basée à Kiev qui dit représenter les «liquidateurs», déclarait que depuis 1986, 15 000 d'entre eux étaient morts et 50 000 devenus invalides. Il s'appuyait sur une estimation controversée de Tchernousenko basée sur le taux de cancers lié aux quantités de radiations auxquelles le chercheur ukrainien supposait que les «liquidateurs» avaient été exposés.
Les cancers sont la première cause d'inquiétude. Dès 1991, les médecins signalaient de nombreux cas de cancers de la thyroïde chez les enfants de moins de quatre ans à l'époque du drame. En 1992, un groupe de chercheurs occidentaux, dont Keith Baverstock de l'OMS, admettait que Tchernobyl était probablement à l'origine de ces pathologies. Toutefois, les Nations unies ne l'ont officiellement reconnu qu'en 1995, après que 800 cas ont été recensés. Ce retard a eu de graves conséquences sur le dépistage et le traitement de la maladie, qui n'est pas fatale si elle est prise à ses débuts.

Plusieurs chercheurs de l'OMS sont sceptiques
Les réticences onusiennes s'expliquent en partie par les données sur Hiroshima et Nagasaki qui servent de référence, et laissaient présager un nombre de cas très inférieur. Mais des facteurs politiques ont aussi joué. «Si le danger a bien été sous-estimé ou minimisé, expliquait l'hebdomadaire britannique The Economist, le gouvernement américain risque de nouveaux procès sur tous les fronts, depuis les essais [nucléaires] dans le Nevada jusqu'à l'accident nucléaire de Three Mile Island en 1979».
Quoi qu'il en soit, 1 800 cas de cancer de la thyroïde attribués à Tchernobyl ont aujourd'hui été recensés. Dans les régions les plus contaminées, comme à Gomel, cette pathologie est 200 fois plus courante chez les enfants qu'en Europe de l'Ouest. Les prévisions sur le nombre de cas à venir vont de «quelques milliers», selon l'AIEA, à 66 000 pour les seuls enfants biélorusses âgés de moins de quatre ans en 1986, selon Elisabeth Cardis, une scientifique de l'OMS qui qualifie néanmoins cette estimation de «très incertaine».
Qu'en est-il d'autres cancers qui se développent beaucoup plus lentement? Officiellement, l'OMS s'en tient à sa position de 1996: «si des rapports font état d'une augmentation de l'incidence de certaines pathologies malignes [...], ils manquent de cohérence et pourraient ne refléter que des différences méthodologiques dans le suivi des populations». Mais plusieurs chercheurs de l'OMS sont sceptiques.
A partir des données sur Hiroshima et Nagasaki, Baverstock pronostique un «excès» de 6 600 cancers mortels, dont 470 leucémies. Pire, une équipe de médecins biélorusses annonce qu'elle a découvert des taux de leucémie quatre fois supérieurs à la moyenne nationale au sein des liquidateurs les plus exposés. Et certains craignent que, comme dans le cas du cancer de la thyroïde, la réalité ne dépasse largement les prévisions.
Les incertitudes scientifiques ne doivent pas masquer les considérations politiques, affirme Tobias Muenchmeyer: les gouvernements, qui filtrent la plupart des statistiques dont se servent les Nations unies, ont leurs objectifs propres. L'Ukraine dispose de 14 réacteurs nucléaires et en construit quatre autres, selon l'AIEA. D'un côté, le pays «ne veut pas nuire à son image de puissance nucléaire, explique-t-il, mais de l'autre, il a intérêt à faire état de ses difficultés pour obtenir de l'aide. C'est pourquoi les autorités se contredisent parfois à quelques jours de distance».
Quant aux responsables biélorusses, ils ont invariablement minimisé la catastrophe, bien que le pays ait reçu 70% des retombées radioactives. «Ils partent du principe qu'ils ne peuvent pas résoudre le problème car les zones et le nombre de gens contaminés sont trop importants, et le gouvernement trop pauvre. Ils ont décidé de faire taire toutes les voix dissidentes», estime Muenchmeyer. Cette attitude a entravé la recherche et, semble-t-il, empêché les études des chercheurs biélorusses de parvenir jusqu'aux Nations unies.
Il y a deux ans, Rosa Goncharova, de l'Institut de génétique et de cytologie de Minsk, a indiqué dans une communication que depuis 1985, les bébés nés avec des becs-de-lièvre, des trisomies et d'autres anomalies avaient augmenté de 83% dans les zones les plus contaminées, de 30% dans les zones modérément contaminées et de 24% dans les zones dites «propres».
De vastes zones de Biélorussie restent lourdement contaminées
Questionnée pour les besoins de la présente enquête, Elizabeth Cardis de l'OMS a affirmé «ne pas avoir reçu copie de ce document». Elle n'avait pas non plus eu les travaux du Biélorusse Vassili Nesterenko, directeur du Belrad, un institut indépendant de radioprotection. Rappelons également le sort de Youri Bandajevski, aujourd'hui entre les mains d'Amnesty International. Lorsqu'il était encore recteur de l'Institut médical de Gomel, il avait pratiqué des autopsies sur des cadavres de gens dont le décès, prétendait-on, n'était pas lié à Tchernobyl. En comparant leurs organes avec ceux de rats nourris de céréales contenant du césium radioactif, il avait fait une troublante découverte: «les altérations pathologiques des reins, du coeur, du foie et des poumons étaient identiques à celles constatées chez les cobayes». Conclusion, le césium avait bien rendu ces gens malades et provoqué leur mort.
Les publications du chercheur se sont heurtées à un mur de silence. Puis après avoir critiqué la façon dont le ministère de la Santé avait mené les recherches sur l'après-Tchernobyl, il s'est vu arrêté à l'été 1999 sous un vague chef d'inculpation de corruption, et emprisonné pendant six mois. Son ordinateur et ses dossiers ont été confisqués et il est toujours assigné à résidence à Minsk.
Tandis que de vastes zones de Biélorussie demeurent lourdement contaminées, l'OMS admet que «certains aliments produits par le secteur privé dépassent [les normes en matière de radioactivité]». En revanche, grâce à un labourage en profondeur et aux engrais, «les aliments produits par les fermes collectives ne dépassent pas les normes». Mais dans un contexte économique difficile, des milliers de gens dépendent justement des petites productions privées, affirme Vassili Nesterenko. Pour lui, un quart des cultures issues des zones contaminées dépassent les normes et que plus de 500 villages boivent du lait contaminé. Enfin, rappelle Keith Baverstock de l'OMS, de nombreuses personnes pratiquent la cueillette de champignons et de baies sauvages ou la chasse, alors que le gibier est l'aliment le plus dangereux.
Il y a bien sûr aussi ceux qui retournent vivre dans le périmètre interdit, pour la plupart des vieilles femmes qui jugent qu'à leur âge, la radioactivité ne peut plus leur faire de mal. Mais un bébé serait également né dans la zone récemment, selon des sources non confirmées. Comme le disait Kofi Annan, la tragédie continue.

Fred Pearce,
journaliste spécialiste de l'environnement,
conseiller auprès de l'hebdomadaire anglais The New Scientist.


La première réserve écologique radioactive du monde

Dans les semaines qui ont suivi la catastrophe, les conifères et les mammifères friands de végétaux ont reçu les doses de radiations les plus élevées. Des arbres sont morts, de même que les vaches qui broutaient l'herbe hautement contaminée entourant la centrale. La plupart des souris de la zone interdite ont aussi disparu.
Mais Mona Dreicer, une chercheuse américaine qui a participé à la conférence internationale de Vienne sur l'après-Tchernobyl en 1996, explique que le niveau de radioactivité à la surface du sol a été divisé par 100 dès l'automne 1986 et qu' «en 1989, l'environnement avait commencé à récupérer». Les conifères abîmés produisaient à nouveau des pommes de pin et la population de rongeurs augmentait rapidement.
Aujourd'hui, la région abrite des sangliers, des élans, des cerfs, des renards et environ 200 loups. La liste des animaux qui ne sont pas revenus est assez courte. Il s'agit des pigeons et des rats, qui vivent des déchets produits par l'homme, et des
hirondelles, qui auraient succombé à des problèmes génétiques.
Toutefois, la région reste contaminée, notamment ses sols, sa végétation et la couche de feuilles et de branchages qui tapisse ses forêts. La zone d'exclusion tracée autour de Tchernobyl est ainsi devenue
la première «réserve radioactive» du monde. Nikolai Voronetsky, le directeur de la réserve, constate toutefois que très peu de scientifiques s'y aventurent. Ce qui n'a rien d'étonnant lorsqu'on sait que trois des dix botanistes qui y ont travaillé en 1986 sont décédés. Quant à l'équipe de la réserve, elle a montré que les organes internes des loups et de la plupart des animaux sont toujours radioactifs.
La chercheuse de l'Institut de génétique et de cytologie de Minsk, Rosa Goncharova, a pour sa part détecté une augmentation des «anomalies génétiques» chez les rongeurs et les poissons. Mais Mona Dreicer relativise: «On a montré que la fréquence de ces problèmes était similaire dans des régions non contaminées [], ce qui permet de conclure qu'elles ne sont pas dues aux radiations». Certains scientifiques reconnaissent néanmoins dans ces déclarations une pirouette d'expert international.
Ils rappellent qu'il est très
difficile d'établir une stricte corrélation entre les anomalies génétiques et le niveau de contamination globale d'une zone. En effet, comme le souligne Mona Dreicer elle-même, des ruminants broutant dans des zones ayant subi peu de retombées radioactives directes peuvent être génétiquement atteints, notamment du fait de la migration de substances radioactives par les sols.
Ces substances peuvent s'infiltrer de maintes façons en dehors de la zone contaminée. Début 2000, on redoutait par exemple que les incendies de tourbière qui faisaient rage dans les zones contaminées libèrent des nuages de fumée radioactifs. Mais l'équipe envoyée sur place par l'ambassade américaine n'a semble-t-il rien pu prouver. En revanche, l'eau s'est avérée la principale menace écologique de l'après-Tchernobyl, comme le note un rapport de la Commission européenne. Après les inondations de printemps, les concentrations de substances nocives dans les cours d'eau sont parfois multipliées par quatre.
La zone contaminée a été inondée six fois depuis la catastrophe. A chaque fois, des substances radioactives ont été emportées en aval, en particulier le long du Pripiat, un affluent du Dniepr qui termine sa course dans la mer Noire. Or, neuf millions d'Ukrainiens boivent de l'eau provenant de réservoirs artificiels construits sur le Dniepr; ils sont plus nombreux encore à consommer des produits agricoles cultivés grâce à ses eaux.
Quatorze ans après l'explosion, les substances radioactives continuent de circuler dans les sols et les écosystèmes, s'avérant beaucoup plus mobiles que les scientifiques ne l'avaient d'abord supposé. Jim Smith du Centre for Ecology and Hydrology, un organisme public anglais, a reconnu en mai 2000 que «l'environnement ne se débarrasse pas de la pollution aussi vite que nous l'avions pensé». A certains endroits, a-t-il précisé, le césium «se rediffuse à nouveau dans l'écosystème». Comme si l'héritage de Tchernobyl lançait un nouvel assaut.

F.P.