L'Expansion, 1/9/2007:
Le nucléaire français en a fait sa vitrine. Pourtant, avant même sa mise en service, l'European Pressurized Water Reactor concentre les critiques, et pas seulement des écolos.
Philippe Leigné a la tête de l'emploi
: une allure de cow-boy, un visage carré barré de
sourcils broussailleux, et surtout de larges épaules. Il
faut bien ça quand on a l'avenir du parc nucléaire
français entre les mains. Car c'est ce quinquagénaire
qui pilote le fameux projet EPR (European Pressurized Water Reactor) mis
au point par Areva et construit par EDF à Flamanville (Manche). Une bête de course
capable de fournir 13 milliards de kilowattheures par an, soit
la consommation électrique de la Picardie. Du haut de la
falaise qui surplombe le chantier, Philippe Leigné observe
le ballet des pelleteuses. Une immense dalle ronde dessine l'emplacement
du futur réacteur, là où les premières
tonnes de béton de l'îlot central devraient être
coulées en décembre. « Après un an
de travaux, nous sommes globalement dans les temps », déclare-t-il,
sans esquisser un sourire.
Dans son bureau parisien, Bernard Salha, le directeur de l'ingénierie
nucléaire d'EDF, griffonne sur un papier le « rétroplanning
» censé justifier la construction de l'EPR. «
Les premières centrales nucléaires françaises
construites au milieu des années 1970 devront être
progressivement remplacées à partir de 2020. Nous
devrons alors disposer d'une technologie qui aura pu être
testée au moins pendant cinq ans. Cela suppose la mise
en marche d'un nouveau réacteur vers 2012. » CQFD.
Sauf que ce schéma qui fleure bon le calcul d'ingénieur
est loin de faire l'unanimité. Au sein même d'EDF,
au Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et dans
la communauté scientifique, le choix de l'EPR et la feuille
de route de l'électricien en laissent plus d'un pantois.
« Nous n'avions vraiment
pas besoin d'un nouveau réacteur. La France est déjà
en situation de surcapacité de production nucléaire.
On estime aujourd'hui que, sur un total de 58 réacteurs, une dizaine servent uniquement à l'exportation et qu'une quinzaine d'autres au moins
ne tournent pas à leur optimum économique »,
explique Antoine Bonduelle, ingénieur et consultant en
énergie. Or, si l'on en croit les dernières projections
du Réseau de transport d'électricité (RTE),
la consommation électrique française devrait nettement
ralentir sa progression dans les années qui viennent. D'ici
à 2010, elle augmenterait de 1,3 % chaque année,
puis de 1 % seulement par an jusqu'en 2020, soit moitié
moins vite que durant les années 1990-2000. Bernard Laponche,
responsable de l'énergie et de la sûreté nucléaire
du gouvernement Jospin et l'un des meilleurs spécialistes
en matière d'économies d'énergie, ne décolère
pas : « La France a besoin de nouvelles capacités
de production d'électricité très souples,
pouvant fonctionner rapidement lors des pics de consommation.
Or le nucléaire n'est absolument pas rentable dans ce type
de situation. »
Dans cet épineux dossier de la modernisation du parc nucléaire,
les gouvernements successifs et EDF semblent avoir écarté
toutes les options autres que l'EPR. La première aurait
consisté à allonger la durée de vie des centrales
les plus récentes. Outre-Atlantique, l'Autorité
de sûreté nucléaire a donné son agrément
pour porter la durée d'exploitation de plus de la moitié
des réacteurs à soixante ans. En France, alors que
les technologies sont quasi identiques, les réacteurs ne
doivent théoriquement pas fonctionner plus de quarante
ans [Non c'est faux, rien ne permet de "garantir" 40 ans]. Seconde voie
possible : l'augmentation de la puissance du parc existant. Une
option choisie par la Suède et étudiée actuellement
par la Belgique. « Tout peut se changer dans une centrale,
à part la cuve. Il suffit d'une nouvelle pompe à
chaleur et de faire varier certains paramètres de calcul
pour augmenter la puissance d'un réacteur de
5 à 10 % à niveau de sûreté équivalent
» [Non c'est faux], explique cet ancien ingénieur d'Areva. En
France, le lifting d'une quinzaine de centrales aurait permis
d'économiser la construction de l'EPR de Flamanville. Alors, comment expliquer l'empressement
du « lobby » nucléaire français ?
« Nous sommes confrontés à un réel
problème de pyramide des âges », lâche
Bernard Salha. Tous les ingénieurs et techniciens spécialisés
qui ont participé à la construction du parc nucléaire
français dans les années 70-80 sont proches de la
retraite. Si les géants français de l'atome souhaitent
conserver une compétence en matière de construction
et de maintenance d'une installation nucléaire, la transmission
du savoir est essentielle. « Le chantier de l'EPR est un
formidable instrument pour former des centaines d'ingénieurs
», conclut Bernard Salha. Le maintien des compétences
est évidemment un atout essentiel au moment où le nucléaire revient partout à la
mode après des
années de purgatoire.
Selon les estimations de l'Agence internationale de l'énergie,
le marché mondial de l'industrie nucléaire atteindrait
100 milliards d'euros au cours des deux prochaines décennies,
et les Français espèrent bien obtenir une belle
part du gâteau. Mais alors que le chantier de l'EPR en Finlande accuse déjà
deux ans de retard, la France se devait d'installer ce type
de réacteur sur son territoire pour rassurer ses clients
potentiels. « Flamanville sera la vitrine commerciale de
la filière nucléaire française. Sa construction
est aussi une question de politique industrielle », analyse
Pierre Zaleski, un des pères des surgénérateurs aujourd'hui
délégué général du Centre de
géopolitique de l'énergie et des matières
premières (CGEMP).
Car, dans la guerre commerciale à laquelle se livrent Areva
et ses principaux concurrents, General Electric et Westinghouse,
le premier qui aura réussi à démontrer que
son bébé est viable aura gagné une bataille.
« La vitesse est sans doute une des seules cartes que peut
jouer Areva car, sur le plan technologique, les deux modèles
concurrents de l'EPR, notamment l'AP1000 de Westinghouse, paraissent
nettement plus séduisants et novateurs », estime
Bernard Laponche. De l'avis même des ingénieurs d'Areva,
l'EPR est davantage un modèle « évolutionnaire
» que « révolutionnaire ». Bertrand Barré, un très
proche conseiller d'Anne Lauvergeon, la patronne d'Areva, s'en explique : « Il y
a une quinzaine d'années, les autorités de sûreté
française, qui certifient les réacteurs, nous ont
fait comprendre qu'il fallait accorder un plus grand prix au retour
d'expérience. L'EPR est délibérément
peu innovant. » D'où une inflation
de vannes, de pompes et un réseau extravagant de tuyauteries
qui en font sans doute le réacteur nucléaire le
plus sûr du monde, mais aussi le plus lourd. « En
dessinant l'AP1000, nos ingénieurs ont tout remis à
plat, parvenant à une simplicité de réalisation
et à des innovations majeures, comme un système
de sécurité passif », répond Yves Brachet,
le patron de Westinghouse-France.
La puissance de l'EPR (1 650 mégawatts), censée
être un atout, pourrait en outre se révéler
un frein à l'exportation, sauf sur quelques très
gros marchés comme la Chine, où un accord pour la
construction de deux réacteurs est âprement négocié.
« Les infrastructures nécessaires pour installer
un réacteur d'une telle puissance sont très lourdes,
ce qui réduit évidemment la liste des pays qui peuvent
se le payer », explique Sergueï Kirienko, ancien Premier
ministre de Boris Eltsine et aujourd'hui directeur de l'agence
fédérale pour l'énergie atomique. Dernier
point faible de l'EPR : son coût. Une étude du CGEMP
révèle que le prix de production instantané
d'un kilowattheure pour l'EPR est près de 40 % supérieur
à celui de ses deux principaux concurrents. « Le
succès commercial de l'EPR dépendra largement de
l'échec de l'AP1000 », résume, amer, un des
membres de la direction d'EDF.
Mais, au-delà de cette bataille commerciale, c'est l'avenir
de la « quatrième génération
» qui se joue dans les laboratoires. Derrière ce
nom de code, le rêve de tous les fans de l'atome : le nucléaire
durable, économe en ressources naturelles, notamment en
uranium, et pauvre en déchets. Ce type de réacteur
permettrait de produire 50 fois plus d'électricité
avec la même quantité d'uranium. Quant aux déchets,
la plus grosse part serait réutilisée comme combustible.
« A condition d'y mettre les moyens et d'allonger la durée
de vie des centrales existantes, on aurait pu sauter l'étape
de l'EPR en adoptant directement la quatrième génération
vers 2030 », affirme Benjamin Dessus, économiste
et président de Global Chance. D'autant que les Français
avaient théoriquement une longueur d'avance dans cette
technologie, car ces réacteurs révolutionnaires
ne sont rien moins que des Super-Phénix améliorés.
Problème : le surgénérateur a été fermé en 1997 et
les équipes ont été dispersées. «
Son arrêt a été la condition de la participation
des Verts au gouvernement de Lionel Jospin. Quant à ses problèmes techniques, ils
n'étaient pas liés à la filière mais
à des erreurs de conception et de construction »,
assure Pierre Zaleski.
Au CEA, deux équipes travaillent sur des projets de réacteurs
à neutrons rapides. « Nous prévoyons de mettre
au point un prototype en 2020 pour lancer une série vers
2040 », explique Philippe Pradel, le directeur de l'énergie
nucléaire, en avouant aussitôt « qu'il sera
difficile d'y arriver ». Rien d'étonnant : une quarantaine
de millions d'euros seulement sont accordés chaque année
à ces recherches sur un total de 1 milliard pour l'ensemble
des dépenses de la Direction de l'énergie nucléaire.
Pendant ce temps-là, les Russes s'attellent à la
construction d'un réacteur à neutrons rapides dans
l'Oural pour 2012 et d'un deuxième pour 2016. Les Japonais
étudient aussi cette possibilité. Les géants
français de l'atome risquent un jour de payer très
cher le « court-termisme » de l'EPR.
Béatrice Mathieu