Superphénix, l'oiseau qui ne veut pas mourir

Superphénix est l'archétype du système, le condensé de cette politique mise sur les rails dans les années 60: piégée par ses choix énergétiques exclusifs et les monstrueux investissements consentis durant des décennies, la France ne peut plus rien changer si elle ne veut pas risquer de faire voler en éclats une mécanique où chaque élément supporte les autres.

Une centrale qui n'a jamais marché

« On accepte fort bien de prendre des risques quand le jeu en vaut la chandelle », disait en juin 1997 Pierre Radanne, le principal conseiller(1) aux affaires nucléaires de la toute nouvelle ministre verte de l'Environnement, par ailleurs bras droit politique de Dominique Voynet. « Mais franchement, est ce que ça vaut encore le coup de s'obstiner avec une machine aussi dangereuse que Superphénix, qui a englouti près de 60 milliards de francs depuis son démarrage pour ne réellement tourner que trente mois en douze années d'existence ? »

L'arrêt n'apparaissait pas trop difficile à orchestrer. Depuis une dizaine d'années, plus grand monde, au sein du lobby nucléaire, ne donnait cher de la peau de ce surgénérateur, le plus gros et le plus coûteux de la planète. Il existait, on le laissait fonctionner. Mais les incidents y étaient si nombreux qu'il était presque toujours en arrêt technique ! Dès le début des années 80, EDF avait tiré une croix sur l'avenir commercial de cette filière, dans laquelle
la France avait pourtant placé de gros espoirs: dans les années 70, l'usine de retraitement de La Hague avait été construite pour alimenter les surgénérateurs en plutonium. En 1987, jean Bergougnoux, de la direction des études et recherches d'EDF, admettait que le prix du kilowatt heure produit par Superphénix était 110 % supérieur à celui obtenu dans un réacteur classique de 1 300 mégawatts. Bien sûr, EDF pensait qu'il fallait conserver l'outil, ne fût ce que pour pousser au bout l'expérimentation en cours: à défaut d'être rentable dans un avenir proche, la surgénération méritait au moins d'être maîtrisée techniquement. Et les techniciens s'employaient de leur mieux à gérer les pannes, réparer, relancer la machine, maîtriser une autre panne, etc.

Jusqu'en 1994. La mission initiale de Superphénix - produire de l'électricité, comme toute centrale nucléaire qui se respecte - est alors modifiée par la parution d'un décret. Superphénix devenait un simple « laboratoire de recherche et de démonstration ». Pour justifier l'existence du mastodonte, on avait en effet imaginé de le reconvertir en incinérateur de déchets radioactifs. Déchets, rappelons le, extraits à grands frais des combustibles usés des centrales nucléaires par le procédé du retraitement: au lieu de stocker directement en l'état les combustibles usés, on isole l'uranium qui pourrait éventuellement un jour resservir, le plutonium qui ne sert à rien, et les produits de fission, transuraniens et actinides mineurs. Ces déchets absolus, promis à dormir en poubelle durant des dizaines de milliers, voire des millions d'années, on allait chercher à en réduire la radioactivité en en « brûlant » une partie dans le surgénérateur, pour pouvoir les stocker un jour durant seulement... des milliers d'années. Comparé à un stockage direct des combustibles usés, le coût de ces innombrables opérations est évidemment stupéfiant d'inutilité. Mais puisque Superphénix existait, autant le rendre « utile », n'est ce pas ?

Dire que les partenaires étrangers de la France dans l'aventure Superphénix furent ravis de la mutation de leur bébé serait une litote ! En effet, le surgénérateur est exploité par la Nersa, une société qui regroupe les Français d'EDF (51 % des parts), les Italiens d'Enel (33 %), et la SBK (16 %) rassemblant les Allemands RWE, les Belges d'Electrabel, et les Néerlandais de SEP. (Les Anglais de Nuclear Electric, à l'origine présents dans la SBK, l'ont quittée in extremis avant les ultimes déboires de Superphénix.) Ces électriciens, qui avaient investi dans un prototype de centrale nucléaire du XXIe siècle, n'avaient cure d'un laboratoire de recherche. Ils réclamèrent des indemnités compensatoires. Un accord fut signé en 1994: EDF devait leur fournir gratuitement 18 milliards de francs d'électricité. Autant dire pas grand chose en regard du chiffre d'affaires d'EDF. En réalité, ce sont les consommateurs français qui financent ce dédommagement sur leur facture d'électricité. Sans le savoir, bien sûr.

Superphénix redémarra en septembre 1995, fonctionnant en sous capacité, à 30 %, 60 % ou 90 % de sa puissance, au gré des nouvelles expériences. Plus question, comme à son origine, de produire davantage de plutonium qu'il n'en consommait, au contraire! L'engin s'acheminait vers un fonctionnement en « sous génération ». Naturellement, un nouveau problème technique imposa un arrêt en décembre 1996.

Pendant vingt ans les écologistes, farouchement opposés à Superphénix, n'ont jamais désarmé, multipliant les recours en justice, sous des prétextes divers, pour tenter de faire fermer la centrale. Le dernier en date consista à attaquer devant le Conseil d'Etat le décret de transformation de Superphénix en laboratoire de recherche, au prétexte que durant l'enquête publique initiale, le réacteur avait été présenté comme une centrale ayant pour vocation de produire de l'électricité. Un de leurs avocats les plus actifs fut la juriste Corinne Lepage. Devenue ministre de l'Environnement, celle ci ne ménagea pas ses efforts pour assurer une certaine « transparence » autour de ce dossier délicat. Corinne Lepage allait jouer un petit rôle dans le dernier épisode de la vie (si l'on peut dire) mouvementée de Superphénix.

En février 1997, alors que le surgénérateur était toujours à l'arrêt, le Conseil d'Etat rendit un arrêt inattendu: il donnait raison aux écologistes, et annulait le décret d'autorisation de redémarrage de Superphénix pris en 1994. Qu'allait faire le gouvernement ? Recommencer toute la procédure et relancer une enquête publique ? Ou bien simplement modifier le décret, en tenant compte cette fois de l'élément absent dans sa rédaction première ? Car réacteur de recherche ou de production, Superphénix produisait de l'électricité, c'était un fait, on n'allait pas jeter cette énergie aux orties Mais Corinne Lepage, ministre de l'Environnement, n'était pas du tout d'accord. C'était une question de droit, de démocratie, de transparence, les choses devaient être faites dans les règles: il fallait recommencer la procédure à zéro. Attitude courageuse - le bras de fer avec son collègue de l'Industrie s'annonçait violent -, mais plus procédurière que réellement utile: Corinne Lepage ne remettait pas du tout en question la nouvelle et ridicule vocation de recherche du surgénérateur; elle se cantonnait au terrain du droit, et brandissait implicitement une menace de démission si le Premier ministre Alain Juppé ne lui donnait pas satisfaction.

Cette brève bataille eut le mérite de rappeler aux Français les méthodes expéditives du pouvoir en matière nucléaire. Mais on ne saura jamais qui l'aurait gagnée: en avril 1997, Jacques Chirac dissolvait l'Assemblée nationale et, en juin, le gouvernement changeait. Entre les deux tours des élections législatives, le lobby nucléaire tenta une dernière fois de forcer la main à Corinne Lepage pour qu'elle signe le décret d'autorisation de redémarrage. En vain.

Dès mars 1997, les verts avaient conclu un pacte de gouvernement avec les socialistes: il comportait l'arrêt de Superphénix. Lors de son discours d'intronisation devant l'Assemblée nationale, le 19 juin, Lionel Jospin annonça l'abandon du surgénérateur de Creys Malville. Le Premier ministre respectait ainsi deux promesses: celle faite aux verts, et la sienne, lorsqu'il était candidat aux élections présidentielles.

Au prix d'innombrables concessions - il fallait des « compensations » ! - au lobby nucléaire, cet arrêt fut confirme en février 1998. Mais depuis, les opposants à la fermeture ne désarment pas. Ils ne baisseront sans doute pas les bras tant que le décret de mise à l'arrêt définitive n'aura pas été publié, selon toute probabilité au printemps 1999.

Un beau rêve d'ingénieur

Le plutonium n'existe pratiquement pas dans la nature. Il y en a peut être 1 gramme dans le monde, niché au sein de ce qu'on appelle les réacteurs naturels. Ce métal lourd naît dans les réacteurs nucléaires, lors de la fission. Toutes les centrales nucléaires en produisent de l'ordre de 250 kilos ou plus par an. Pour le récupérer, il est nécessaire de retraiter le combustible usé. Un surgénérateur consomme beaucoup de plutonium. Mais il en produit bien davantage.

Dans un ouvrage de grand luxe(2), qui marie merveilleusement la pédagogie, la beauté graphique et l'apologie inconditionnelle du nucléaire, le polytechnicien Jacques Leclercq explique assez simplement le principe :

Pour obtenir ce résultat, il faut éviter de ralentir les neutrons. Dans les réacteurs classiques, l'eau, ou parfois le gaz graphite, joue ce rôle de ralentisseur, indispensable pour endiguer la réaction en chaîne.
Dans les surgénérateurs, le sodium joue les refroidissants, c'est à dire qu'il maintient la surgénération à bonne température. Refroidissant, mais pas « modérateur » des neutrons dans leur course, comme peut l'être l'eau. Le seul inconvénient du sodium ? Il explose au contact de l'eau et s'enflamme à celui de l'air. Autant dire qu'il n'est pas facile à manipuler !

Ce « détail » est d'autant plus important qu'à un moment, un contact thermique doit obligatoirement s'établir entre le sodium bouillant et l'eau qui va fournir de la vapeur aux turbines électriques. Ce contact, au travers d'une fine paroi conductrice de chaleur, se fait en dehors de l'enceinte de confinement.
Naturellement, toutes les précautions sont prises pour que jamais le sodium ne rencontre l'eau, même en cas de fuite. C'est pourtant déjà arrivé dans plusieurs installations, notamment en Russie et en France en 1982, à Phénix, le prédécesseur de Superphénix. C'est également une fuite de 700 kilos de sodium qui, en décembre 1995, a déclenché un incendie terrifiant dans le surgénérateur japonais de Monju. Depuis, le réacteur est à l'arrêt. On ignore s'il pourra redémarrer un jour.

Contrairement aux Américains, aux Russes et aux Anglais, qui s'étaient lancés plus tôt qu'elle dans la course à la bombe atomique, donc dans les surgénérateurs producteurs de plutonium, la France démarra tard ses expériences de réacteurs à neutrons rapides. Au début des années 60, le CEA construisit le petit Rapsodie, qui permit de mettre au point le combustible, le pilotage du réacteur, et le circuit de sodium. Mais le CEA voulait un surgénérateur producteur d'électricité. En 1968, il mit en chantier Phénix, à Marcoule. En 1973, Phénix, d'une capacité de 250 mégawatts électriques, fut couplé au réseau électrique.

Les études préliminaires de Superphénix, 1200 mégawatts, commencèrent en 1971. En 1976, le chantier de construction débuta à Creys Malville. En mai 1977 fut signé le décret d'autorisation de la centrale.
En juillet, une manifestation sur le site fit un mort parmi les opposants au surgénérateur (deux autres durent être amputés) et un blessé grave parmi les forces de l'ordre: ce drame, sorte de traumatisme historique, marqua profondément le mouvement écologiste français, qui ne s'opposa plus jamais physiquement aux projets nucléaires qu'il contestait. En juillet 1985, le combustible fut chargé dans le coeur du réacteur. En janvier 1986, Superphénix fut couplé au réseau électrique. A cette date, la Nersa, société exploitante, avait encore en projet un nouveau surgénérateur de 1 500 mégawatts. Où ? Quand ? La Nersa ne se faisait déjà plus trop d'illusions: le marché de l'uranium était au plus bas, les électriciens européens ne voyaient guère de raisons d'investir. Partout, la cote du nucléaire baissait. Aux Etats Unis, les quelques commandes de nouveaux réacteurs (moins de vingt) passées entre 1974 et 1978 furent toutes annulées les unes après les autres. En Allemagne et au Royaume Uni, les derniers réacteurs avaient été commandés en 1980, même si leur construction avait démarré en 1982 et 1988. Ce dernier réacteur anglais, Sizewell-B, fut le dernier en Europe de l'Ouest - en dehors de la France.

Le 30 avril 1986, Tchernobyl explosait et, en Europe, le nucléaire poursuivait son déclin.

En 1973, l'Allemagne fédérale avait entamé l'édification d'un surgénérateur de 250 mégawatts à Kalkar, sur le Rhin Plusieurs fois retardée par la pression des opposants, sa construction s'est achevée en 1986. Mais le réacteur de Kalkar n'a jamais démarré. Au début des années 90, le surgénérateur tout neuf, qui avait coûté quelque 21 milliards de francs, fut transformé en parc d'attraction par un investisseur hollandais.

  « Le surgénérateur SNR-300 de Kalkar en Basse Rhénanie, (équivalent de Phénix à Marcoule) était l'un des plus importants projets industriels d'Allemagne. Il n'a jamais abouti.
Sa construction était achevée et le réacteur chargé en sodium (mais pas en combustible), lorsque la décision d'abandon du projet a été prise.
Depuis 1995, il abrite un parc de loisirs, le Wunderland Kalkar (le «Pays des merveilles de Kaikar»).
Aux Etats Unis, pays longtemps en pointe sur les réacteurs à neutrons rapides, le président Carter s'opposa avec virulence dans les années 70 à la construction d'un surgénérateur de 300 mégawatts. Depuis, à l'exception de Ronald Reagan qui n'a d'ailleurs pas réussi à imposer ses vues, aucun président ou gouvernement américain n'a soutenu les surgénérateurs.

La Russie a consenti d'importants investissements pour cette filière. Elle possède - ou garde le contrôle - de plusieurs petits réacteurs expérimentaux, et deux de taille industrielle: l'un de 350 mégawatts, mis en service en 1973 au Kazakhstan ; l'autre de 550 mégawatts, qui fonctionne depuis 1980 à Beloyarsk, au sud de l'Oural en Sibérie occidentale. Les Russes s'estiment « pleinement satisfaits » des performances de leurs surgénérateurs. Ils ont même vendu un projet de réacteur à neutrons rapides expérimental à la Chine, dont la construction, annoncent les Chinois, doit démarrer en 1998 à Tangshan, au sud est de Pékin.

Les japonais sont cependant les seuls à avoir construit et fait démarrer un surgénérateur dans les années 90. Mais le réacteur de Monju, ravagé par l'incendie de décembre 1995, est en arrêt technique illimité.

Enfin, l'Inde a annoncé qu'elle débuterait en 1999 la construction d'un surgénérateur de 500 mégawatts à Kalpakkam, près de Madras.

Dans Les Colonnes de Creys, le journal d'information de la centrale de Creys Malville daté d'octobre 1997, le professeur Alec J. Baer, expert consultant suisse, s'interroge sans illusion sur la place des réacteurs à neutrons rapides (RNR) dans le monde. Alec Baer développe un curieux raisonnement, qui reflète un mode de pensée très répandu parmi les nucléocrates mystiques. Le monde se fourvoie ? Qu'à cela ne tienne, il faut le contraindre à changer ! Après avoir constaté, dépité, que la filière bat de l'aile en dépit de ses extraordinaires performances techniques, le professeur assure :

« Le manque actuel de succès commercial des RNR reflète apparemment une combinaison de facteurs financiers, économiques et sociaux défavorables.
Par exemple :
- le très faible coût actuel de l'électricité en Europe et son abondance ou même sa surabondance ;
- le sentiment généralisé dans la population et parmi de nombreux politiciens que les sources actuelles d'énergie seront largement suffisantes pour couvrir les besoins de l'humanité pour plusieurs dizaines d'années au moins ;
- le fait que les filières de réacteurs à eau donnent toute satisfaction à leurs opérateurs, si bien que ceux ci n'ont
aucune motivation pour vouloir changer prochainement de type de réacteur ;
- la perception que, malgré toute l'attention que ces questions suscitent, ni le besoin de diminuer fortement les émissions de gaz carbonique, ni celui de trouver la meilleure solution pour les déchets radioactifs de haute activité ne requièrent de réponse urgente ;
- une absence d'enthousiasme, ou même une résistance systématique à l'emploi de l'énergie nucléaire dans de nombreux pays développés ;
- enfin, les difficultés financières dont souffrent de nombreux Etats industrialisés sont telles qu'ils ne sont pas prêts à collaborer au développement d'une filière nouvelle pour eux.
(...) Il est facile d'imaginer comment modifier ces six facteurs négatifs pour créer un nouveau climat qui soit globalement favorable aux RNR. »

On tombe par terre ! Regretter le manque d'entrain des populations face au nucléaire, passe encore ! Mais il faut vraiment avoir l'esprit tordu pour déplorer le faible coût actuel de l'électricité et le bon fonctionnement des centrales nucléaires classiques, sous prétexte qu'ils handicapent le développement des surgénérateurs !

Une résistance farouche

Lorsqu'en juin 1997 les partisans de la fermeture de Superphénix - à l'arrêt depuis décembre 1996 - entendaient les arguments de ceux qui s'y opposaient, ils riaient: « On va bientôt nous expliquer sérieusement qu'il faut redémarrer la bête pour mieux l'arrêter plus tard ! » Arpentant les couloirs ministériels et ceux de l'Assemblée nationale pour les besoins de mes enquêtes, je(3) les ai vraiment entendus rire de ce qu'ils pensaient être une naïveté de nucléocrates obtus et de barbons passéistes. L'arrêt ne serait pas forcément facile à gérer, admettaient ils, mais Superphénix, c'était déjà pour eux de l'histoire ancienne !

A l'époque, on entendait surtout qu'il serait plus raisonnable d'achever la combustion du coeur en place, voire brûler le nouveau coeur de rechange déjà construit à Cadarache. Rapidement arrivèrent en renfort les arguments sociaux: il fallait donner le temps aux travailleurs de Creys Malville d'organiser l'avenir économique de la région. A cet effet le gouvernement nomma un « Monsieur Reconversion », chargé d'étudier les questions de l'emploi. Et début août, on apprenait avec stupeur que rien, dans le mode d'emploi de la centrale, n'avait été prévu pour démanteler le mastodonte. A cause de cette grave erreur de conception, il fallait donc laisser le temps aux experts d'étudier les conditions de ce désossage jamais envisagé... A l'automne, les Verts, et même certains conseillers du Premier ministre, ricanaient toujours de ces arguments désespérés pour empêcher le gouvernement de tenir sa promesse.

En décembre 1997, personne ne sourit plus. Des décisions importantes doivent être prises, notamment au sujet des déchets radioactifs. Or le gouvernement les repousse de semaine en semaine. Pourquoi ? Parce que loin de se calmer, la polémique a enflé de façon sidérante, bloquant littéralement toute initiative. Si le public a eu quelques échos de celle ci, il est loin d'imaginer la guerre de tranchées à laquelle se sont livrés les parlementaires, les ministres et les syndicats, guerre exacerbée par les interventions plus ou moins souterraines de certains scientifiques.

Pourquoi tant de complications ? L'usine de La Hague a été construite pour fournir en plutonium la filière des surgénérateurs, dont Superphénix était le prototype. La filière surgénérateur ne voyant pas le jour, on a décidé de produire du combustible Mox pour absorber les stocks de plutonium. Mais le Mox usé, on l'a vu, se retraite mal, ou pas du tout, constituant un déchet encore plus empoisonné que le combustible usé ordinaire. Si on tire les leçons de ce handicap, on doit arrêter La Hague. Or l'arrêt du retraitement est jugé impossible, pour trois raisons. Le retentissement mondial d'une telle décision serait dévastateur pour l'industrie nucléaire, largement contrôlée par la France. Où trouver l'argent pour démanteler les usines ? Qui aurait le courage politique d'admettre que le retraitement - et tout ce qui l'accompagne - a constitué une autre erreur monumentale et fort coûteuse ?

Superphénix ne répondant pas aux espoirs, on l'a transformé en instrument de recherche pour minimiser les déchets de La Hague. Sur le moment, tout le monde a admis qu'il s'agissait d'un pis aller pour justifier son existence. Aujourd'hui, les supporters de la filière nucléaire intégrale (retraitement compris) s'accrochent comme des noyés à cette vocation salvatrice de Superphénix, allant jusqu'à le parer de vertus « écologiques ». Certains vont même jusqu'à réclamer une relance de la filière des surgénérateurs, quel qu'en soit son coût, au nom de l'incertitude pesant sur l'avenir des ressources énergétiques. L'abandon de Superphénix ébranle décidément toute la cohésion de l'édifice nucléaire français.

Il est certain que cet arrêt, souhaitable pour des raisons économiques, mais surtout à cause du danger potentiel de l'installation - une centrale bourrée de 6 000 kilos de plutonium radiotoxique, refroidie au sodium explosif -, est difficile à orchestrer.

L'emploi, d'abord: une centaine de licenciements dès janvier 1998 chez les sous traitants, cinq cents emplois directs supprimés d'ici l'an 2000 ; pas énorme en valeur absolue, mais grave pour une région quasi rurale. Dominique Voynet a beau assurer que le chantier de démantèlement créera des centaines d'emplois qualifiés, ce ne sont pas les mêmes travailleurs qui le mèneront à bien. En outre, officiellement, le démantèlement ne pourra pas commencer avant plusieurs décennies, le temps pour la radioactivité de décroître à l'intérieur du bâtiment. Cependant, il y a fort à parier que les partisans du démantèlement accéléré vont vite gagner du terrain: protéger les travailleurs contre les doses de radioactivité est une chose, profiter du savoir faire existant en est une autre. D'ici cinquante ans, qui connaîtra encore la centrale sur le bout des doigts ?

Le devenir du combustible, ensuite: complètement brûlé ou pas, il va falloir extraire un par un les trois cent soixante quatre assemblages composant le coeur. Et les remplacer au fur et à mesure par des assemblages factices, pour préserver le niveau de sodium liquide dans lequel ils baignent. Un an et demi de travail, au minimum ! II va falloir refabriquer ces assemblages factices, ceux qui avaient servi lors de la construction ayant été détruits. Redémarrer provisoirement Superphénix n'aurait aucun sens: non seulement le problème serait repoussé à plus tard, mais la radioactivité à l'intérieur du bâtiment, qui a un peu baissé depuis que le réacteur est à l'arrêt, remonterait en flèche, ce qui compliquerait encore les opérations.

Un dernier élément complique encore le dossier: plus encore que la radioactivité, ce sont les gigantesques quantités de sodium liquide présentes dans le surgénérateur qui posent le plus gros problème.
Il y a à Superphénix la plus grande quantité de sodium liquide stockée au monde. Comment vidanger ces presque 6 000 tonnes sans risquer l'incendie ou l'explosion, le sodium réagissant très mal au contact de l'oxygène de l'air et de l'eau ? Seule solution: procéder sous atmosphère inerte, à l'aide d'un gaz comme l'argon. Les Français ont déjà une douloureuse expérience en la matière. En 1994, à Cadarache, le CEA était en train de démanteler Rapsodie, ancêtre et minicopie de Superphénix ; lors du nettoyage d'une cuve pourtant presque vide, 100 kilos de sodium résiduel avaient explosé, entraînant la mort d'un ingénieur. Dans un ordre de grandeur plus proche, les Allemands ont mis deux ans pour vidanger les 1 000 tonnes de sodium non radioactifs du surgénérateur Kalkar (qui n'avait jamais fonctionné).

Quand ces travaux délicats seront enfin achevés, aux alentours de 2007,
le démantèlement proprement dit pourra commencer. Aucune opération de cette ampleur n'ayant jamais été conduite, Superphénix aura été jusqu'au bout un prototype !

En janvier 1998, le député Christian Bataille, excédé de la lenteur du gouvernement à décider de la création de laboratoires souterrains de stockage des déchets radioactifs, désireux de « faire chier » comme il l'avouait en coulisses le lendemain de sa déclaration, lançait fielleusement: « Si le Parlement devait en décider, Superphénix ne fermerait pas. » Qu'en sait il ? Les députés ont bien voté une sérieuse amputation des crédits militaires de la France ; pourquoi seraient-ils moins clairvoyants face au gouffre financier de Superphénix ?

C'est en partie pour répondre à cette question que s'est constituée, au printemps 1998, à la requête d'élus ouvertement pronucléaires, la Commission d'enquête parlementaire sur Superphénix. Président ? Robert Galley, ancien patron du CEA. Rapporteur ? Christian Bataille. J'en suis membre(4), bien sûr. Inutile de préciser que ma candidature au bureau de cette commission a été repoussée par la majorité de mes collègues. Le verrouillage des institutions démocratiques par le lobby nucléaire n'est pas une simple vue de l'esprit. J'ai tout de même remporté une victoire quelques mois plus tard en obtenant en juin 1998 la responsabilité d'une commission chargée de faire la lumière sur la gestion des déchets radioactifs. Mais je suis sous haute surveillance !

Extrait du livre Ce nucléaire qu'on nous cache
Michèle Rivasi et Hélène Crié, 1998.


1. Nommé depuis président de l'Adème (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie).
2) Jacques Leclercq, L'Ere nucléaire, Hachette, 1988.
3) H.C.
4) M.R