NouvelObs n°2124, 21 juillet 2005:
Professionnalisme, transparence, priorité à la sûreté dans les centrales... Après trente ans sans accident grave, on en oublierait presque que le nucléaire est une industrie à haut risque. Et pourtant les incidents et les menaces existent. Une enquête de Michel de Pracontal
Qu'on soit chef d'Etat ou ministre, général
ou ingénieur, boulanger ou journaliste, la règle
est intangible: pour pénétrer dans l'un des «bâtiments
réacteurs» d'une centrale nucléaire, il faut
d'abord se mettre en slip. La procédure suit un ordre impératif
et méticuleux. Le parcours commence par une «anthropo»
pour anthropogammamétrie , qui contrôle
que le visiteur est exempt de contamination radioactive. Puis
le visiteur entre en «zone chaude» et passe
au vestiaire où il se déshabille. Muni d'un dosimètre
et d'un badge, il franchit alors un portique, s'assoit près
d'une barrière. Là, il enfile chaussettes, tee-shirt,
combinaison, calot, gants, chaussures, tous immaculés et
dûment contrôlés. Après s'être
appliqué une crème et avoir coiffé un casque,
le voilà enfin paré.
Mai 2005, centrale de Dampierre-en-Burly, près de Gien,
au bord de la Loire. Quatre tranches de 900 mégawatts abritent
chacune un bâtiment réacteur ou «BR»
, donjon cylindrique de plusieurs dizaines de mètres
de haut, fait d'une enceinte de béton de 90 centimètres
d'épaisseur. Sauf cas exceptionnel, on ne pénètre
pas dans le BR d'une tranche en marche, mais seulement pendant
les périodes d'arrêt nécessaires pour recharger
le combustible et entretenir l'installation. Ce jour-là,
c'est le cas de la tranche n° 1 à Dampierre. Des travailleurs
intérimaires employés par des entreprises à
qui EDF sous-traite des opérations de maintenance affluent
au poste d'accès principal, à l'entrée de
la centrale. Pour être admis dans le BR, il faut changer
de badge avant de pénétrer sous le dôme majestueux
qui abrite le réacteur: une cuve d'acier de 20 centimètres
d'épaisseur contenant les gaines du combustible radioactif.
La culture de sûreté est le leitmotiv des agents
du nucléaire. «Une centrale doit tourner, mais
la rentabilité ne passera jamais avant la sûreté,
car c'est elle qui "tire les performances"», dit
Jean-Philippe Bainier, directeur du Centre nucléaire de
production d'électricité (CNPE) de Dampierre, qui
emploie 1250 permanents, sans compter les centaines d'intérimaires
des entreprises prestataires. Chaque jour, toutes les activités
de l'équipe de conduite sont suivies par un «ingénieur
sûreté», qui confronte ses observations avec
celles du chef d'exploitation. Pierre Haution est chargé,
lui, des relations avec l'Autorité de Sûreté
(ASN), le «gendarme» du nucléaire: «Mon
travail est de garantir que toutes les informations règlementaires
soient transmises à l'Autorité de Sûreté
et de veiller au maintien d'un climat de confiance basé
sur la transparence, explique-t-il. Chaque événement
doit être signalé aussi tôt que possible. L'Autorité
de Sûreté peut en permanence se faire une image du
fonctionnement de la centrale.»
Professionnalisme, transparence...
Décrit par ses agents, l'univers des centrales d'EDF, qui
produisent 80% de notre électricité, semble idyllique.
Le programme nucléaire a été lancé
en 1974. Sur 58 tranches au total, 48 tranches ont démarré
avant 1990. Après une génération passée
sans accident
grave, on en oublierait presque qu'il s'agit d'une industrie
à haut risque. Pour les jeunes ingénieurs frais
émoulus des écoles, le nucléaire est une
activité comme une autre. Il est vrai qu'on a du mal, en
écoutant le ronflement régulier des turbines, à
penser à l'accident de Three
Mile Island (Etats-Unis) en 1979 ou à la catastrophe
de Tchernobyl
en 1986. «Le nucléaire français est perçu
comme l'un des plus sûrs au monde», écrit
Yves Marignac, de l'association Wise (1). Pour une large part
de l'opinion comme pour les décideurs, un accident de type
Tchernobyl est impossible en France.
Et si cette assurance n'était qu'une illusion? Nous avons
enquêté sur plusieurs sites, mais aussi auprès
des organismes compétents et de différents experts.
Le tableau qui en ressort est contrasté. Les centrales
nucléaires françaises sont des installations de
qualité, servies par des agents dévoués et
passionnés par leur travail. Et leur sûreté
a beaucoup progressé en dix ans, du moins si l'on se fie
aux indicateurs quantitatifs d'EDF. Mais elles présentent
aussi de nombreux points faibles que le discours officiel minimise
ou passe sous silence. [Lire:
"Qui
pense encore que l'accident nucléaire est impossible en
France alors que les autorités s'y préparent ?"]
Premier accroc: l'accident majeur n'est pas impossible, il est
seulement improbable. Le principe de conception des réacteurs
«est d'éviter un accident majeur plutôt
que de lui résister», résume Yves Marignac,
de l'association Wise. Les composants ont été calculés
pour tenir dans des conditions de fonctionnement jugées
vraisemblables. «La démarche de base est probabiliste,
confirme André-Claude Lacoste, directeur général
de l'Autorité de Sûreté nucléaire (ASN).
On considère un couple probabilité-conséquences
et on place des limites. Les événements trop improbables
ne sont pas pris en compte.» Cette approche est complétée
par la notion de «défense en profondeur»,
qui consiste à superposer différentes lignes de
protection, à l'image des trois barrières qui confinent
le combustible radioactif. Telle est la théorie. Car la
pratique est à l'image de la complexité d'une installation nucléaire:
un cauchemar de plomberie, avec plus de 11000 vannes, des centaines
de pompes, d'innombrables kilomètres de tuyauteries, des
milliers de circuits de contrôle... En fait, l'imprévu
est inévitable.
12 mai 1998, à peine démarré, le réacteur
tout neuf de Civaux-1
(Vienne) casse un tuyau et perd le réfrigérant du
circuit primaire, qui assure le refroidissement du combustible.
En clair, un organe vital, car une surchauffe du primaire peut
entraîner une fusion du coeur et un relâchement de
radioactivité. C'est ce qui s'est passé à
Three Mile Island. A Civaux, la crise a duré plus de 50
jours et le réacteur n'a été ramené
à un état «sûr» que début
juillet 1998. Dans l'intervalle, il a fallu décharger en
urgence les deux réacteurs de la centrale de Chooz, dans
les Ardennes, qui font partie de la même série. [Lire: Sûreté des réacteurs,
le fleuron français: la saga des fissures sur le palier N4]
27 décembre 1999: la tempête qui traverse la France
frappe le site du
Blayais, dans la Gironde, où trois tranches sur quatre
sont en production. La centrale est partiellement inondée.
Ce n'est pas un grave accident au sens de Three Mile Island, mais
un incident sérieux. «Les vagues provoquées
par la tempête dans l'estuaire de la Gironde ont entraîné
la perte d'une des deux voies du système de refroidissement
(...) du réacteur 1, ainsi que l'indisponibilité
de deux systèmes de sauvegarde des réacteurs 1 et
2», lit-on dans le rapport officiel sur l'incident établi
par le député Claude Birraux. Certes, à aucun
moment l'eau n'a atteint le combustible, ce qui aurait pu avoir
des conséquences gravissimes. Il n'en reste pas moins que
le «concept de défense en profondeur avec barrières
successives (...) s'est révélé insuffisant.
(...) L'eau n'aurait jamais dû entrer dans le bâtiment
réacteur.»
A la suite de cet incident, l'Institut de Protection et de Sûreté
nucléaire (IPSN) a démontré dans un rapport
que huit sites sur dix-neuf étaient vulnérables
au risque d'inondation: Belleville (Cher), Chinon (Indre-et-Loire),
Dampierre (Loiret), Gravelines (Nord), le Blayais (Gironde), Saint-Laurent
(Loir-et-Cher) ont une plate-forme calée au-dessous de
la «cote majorée de sûreté»; les
sites de Fessenheim (Haut-Rhin) et de Tricastin (Drôme)
se trouvent, eux, près d'un canal dont la ligne d'eau est
plus élevée que la plate-forme. Ce rapport a conduit
EDF a engager divers travaux de protection, mais le risque d'une
crue exceptionnelle n'est pas éliminé. [Lire: Le risque inondation des centrales
nucléaires françaises: 16 sites sur 19 sont concernés
!]
Les attentats du
11 septembre 2001 ont fait surgir une nouvelle menace: un crash d'avion de ligne sur une centrale.
Le problème a-t-il été étudié?
Réponse des autorités: oui, mais les résultats
sont classifiés. «Nous pensons que la meilleure façon
de lutter contre l'attaque d'un avion détourné,
c'est d'empêcher cet avion de s'approcher d'une installation.
Il en résulte des mesures préventives dont le détail
relève du secret défense», se borne à
commenter André-Claude Lacoste, directeur général
de l'ASN. Joseph Sanchez, directeur de la centrale de Fessenheim,
affirme qu'il a eu connaissance «des conclusions d'une étude,
d'où il ressort que le bâtiment réacteur résisterait»
à ce type d'attaque. Dans sa centrale, on est prié
de venir sans appareil photo ni téléphone portable,
au nom de la sécurité et du plan Vigipirate.
Fin 2002 est apparu un autre problème: celui du risque
sismique. Dans le cadre de l'élaboration d'une nouvelle
«Règle fondamentale de sûreté»
(RFS 2001-01), les experts de l'IRSN (2) ont réévalué
ce risque dans différentes régions. Il en est ressorti
que certaines centrales, comme Fessenheim
en Alsace ou Bugey à 30 km de Lyon, y étaient plus
exposées qu'on ne le croyait. Lors de leur construction,
les deux sites avaient été dimensionnés en
fonction d'un «séisme historique maximal vraisemblable»
qui ne reflète plus les connaissances actuelles. Même
si le risque peut paraître faible, les deux centrales sont
en effet installées dans des régions à sismicité
avérée. Un tremblement de terre, au xive siècle,
n'a-t-il pas détruit la ville de Bâle?
Une véritable tuile pour EDF, qui a évalué,
dans un document confidentiel (3), le montant des travaux pour
remettre en conformité les centrales sur la base des références
calculées par l'IRSN: 1,2 milliard d'euros pour les seuls
sites de Bugey et de Fessenheim; 1,9 milliard si on y ajoute ceux
de Chinon (Indre-et-Loire), Civaux (Vienne), Golfech (Tarn-et-Garonne),
Dampierre (Loiret), Saint-Laurent (Loir-et-Cher), Belleville (Cher),
Saint-Alban (Isère) et le Blayais (Gironde), eux aussi
concernés. Les commentaires
qui figurent dans la note d'EDF à propos de ce risque sismique,
d'abord perçu comme un risque financier, sont inquiétants:
«Des actions de lobbying ou contrefeu (autres experts) sont-elles
possibles? (...) Il faut trouver une échappatoire à
cette menace. Dans la démarche projetée, c'est une
étude d'impact qui doit définir jusqu'où
il serait acceptable industriellement de réévaluer
le séisme. Et donc de déroger pour certains sites
(...) à l'application de la RFS.»
Voilà qui nuance sérieusement le refrain selon lequel
les coûts ne sauraient s'opposer à l'exigence de
sûreté. On peut juger que le risque d'un séisme
destructeur est faible en France, mais personne n'avait pensé
non plus que le Blayais pourrait être inondé. Le
différend entre EDF et l'IRSN a entraîné un
courrier très technique d'André-Claude Lacoste,
qui ne donne raison ni à l'un ni à l'autre des protagonistes.
En tout cas, 10 sites sur
19 ne présentent pas aujourd'hui une tenue au séisme
satisfaisante, d'après les expertises mêmes sur lesquelles
repose la sûreté! Et pour au moins deux d'entre eux
le risque ne peut être considéré comme négligeable.
Autre souci pour les experts de l'IRSN: le problème des puisards de l'enceinte
de confinement. Ils ont pour fonction, en cas de brèche
dans le circuit primaire, de recueillir l'eau et de permettre
que lecoeur continue d'être refroidi. Or on a découvert,
à la suite d'un incident survenu en 1992 en Suède
à la centrale de Barsebaeck, que les filtres des puisards
peuvent se boucher. Dans ce cas, l'eau ne passerait plus et il
y aurait un risque de fusion du coeur. «Ce problème
touche de nombreux réacteurs dans le monde, en particulier
ceux du parc français. EDF a mis dix ans à le reconnaître.
Or c'est un dossier urgent», s'alarme un observateur.
Mais EDF a de nombreux autres chats à fouetter: l'entreprise
publique, lourdement endettée, est en pleine mutation,
à la veille d'ouvrir son capital et d'entrer dans un marché
concurrentiel. Les directeurs des sites proclament haut et fort
que rien de tout cela n'affecte le fonctionnement des centrales.
Pierre Wiroth, inspecteur général pour la sûreté
nucléaire et la radioprotection d'EDF, se montre plus nuancé:
«Je constate par exemple qu'une "attitude interrogative
et une démarche rigoureuse et prudente" ne sont pas
toujours au rendez-vous, écrit-il dans son rapport 2004,
publié en janvier dernier. La conscience du risque semble
parfois insuffisamment développée chez les intervenants...»
Et d'épingler «de nombreux écarts qui pourraient
s'apparenter à des violations, en particulier dans le domaine
de la radioprotection et de la sécurité»,
«des modalités de franchissement de zone (sauts de
zone) qu'on ne respecte pas "parce que ça ne risque
plus rien", des équipements de protection individuels
qu'on ne porte pas "parce que c'est gênant", des
check-lists dont on s'affranchit "parce qu'on connaît
la musique"».
Conclusion: «Insensiblement, le système migre d'un
espace sûr vers une zone où les marges se réduisent.»
Un sentiment partagé par A., agent de conduite, vingt-cinq
ans de maison sur plusieurs centrales. «Il y a aujourd'hui
une crise culturelle à EDF. Quand j'ai été
embauché, les chefs de service étaient prêts
à se couper en quatre pour que tout fonctionne. Ce n'est
plus aussi vrai. Entre les contraintes économiques, le
casse-tête des RTT et la bureaucratisation de l'entreprise,
on perd le coeur du métier. Il y a dix ans, on consacrait
13% de la masse salariale à la sûreté, aujourd'hui
ce n'est plus que 7%. Alors qu'on va connaître une hémorragie
de départs à la retraite, on n'a plus les moyens
de former les jeunes. Le problème est encore plus aigu
pour les prestataires [la sous-traitance, NDLR]. Certains n'ont
pas compris qu'une centrale nucléaire n'est pas une usine
de chocolat. Des employés viennent sans avoir conscience
que le geste technique qu'ils accomplissent aujourd'hui peut avoir
un impact sur la sûreté de la centrale dans cinq
ou dix ans. Un jour, un gars employé par une société
d'intérim est venu me poser des questions à propos
d'un tableau électrique, et je me suis rendu compte que
le type était boulanger!»
[Lire: Santé du
travail dans l'industrie nucléaire: - Rationalité
instrumentale et santé au travail dans l'industrie nucléaire
- Rapport
d'enquète de psychopathologie du travail au Centre de Production Nucléaire
de Chinon
- Les
résultats du nouveau management dans le nucléaire
- Nucléaire: sans foi, ni loi!]
Le spectre d'un accident majeur peut-il continuer à être
balayé d'un revers de main au moment où l'on vient
de décider de prolonger d'au moins vingt ans la durée
de vie de nos centrales? «Le plus gros problème est
de gérer un parc dont on pourrait être amené
à stopper une part importante, répond un expert.
Le fait de dépendre à 80% du nucléaire ne
laisse aucune marge de manoeuvre. Les Suédois peuvent se
permettre de tout arrêter, pas nous. Cela nous oblige à
anticiper tout défaut qui pourrait être générique.
Le choix nucléaire
a ses avantages, mais c'est aussi une épée de Damoclès.»
Bien sûr, si l'on anticipe correctement, la catastrophe
ne doit pas se produire. Mais, comme le note sobrement notre expert,
«beaucoup de choses qui ne devaient pas arriver sont arrivées».
(1) Voir Yves Marignac, «Les risques
du nucléaire français au temps de l'EPR»,
in «les Cahiers de Global Chance» (janvier 2004).
(2) Institut de Radioprotection et de Sûreté nucléaire,
base d'expertise sur laquelle s'appuie l'Autorité de Sûreté.
(3) Divulgué par le réseau Sortir du Nucléaire.
Michel de Pracontal