Ce témoignage du physicien Valeri Alexeevitch Legassov, membre de l'Académie des sciences d'URSS, est paru le 20 mai 1988 dans La Pravda. Legassov, nucléariste convaincu, a été membre de la première Commission gouvernementale chargée de la gestion du désastre de Tchernobyl.
« Valéri Legassov né
en 1936. Savant soviétique de renom spécialisé
dans le domaine des matériaux physico-chimiques et de la
technologie nucléaire. Membre du Présidium de l'Académie
des Sciences de l'URSS, 1er vice-directeur
de l'Institut Kourchatov de l'énergie atomique, professeur
à l'Université de Moscou, Prix Lénine, Prix
d'Etat de l'URSS.
L'académicien Valéri Legassov figurait en 1986 parmi
les dix personnes que les Occidentaux considéraient comme
les " Hommes de l'année ". »
Agence de presse Novosti, 1987.
Le 27 avril 1988, quelques jours après avoir terminé le texte qui suit, il se suicidait
« Il est de mon devoir de parler... »
Je n'avais encore jamais pensé au cours de ma
vie qu'il me faudrait un jour - à peine passée la
cinquantaine - me lancer dans des « mémoires ».
Mais les événements qui ont eu lieu sont si importants,
les personnes qui y ont été mêlées
ont des intérêts tellement contradictoires, et il
existe tant d'interprétations différentes de la
façon dont les choses se sont déroulées qu'il
me paraît être de mon devoir de faire savoir ce que
je sais et de quelle manière je comprends et je perçois
les faits.
26 avril 1986. Un samedi, une journée magnifique. J'étais
assez indécis sur ce que je voulais faire : aller à
l'université (le samedi, c'est mon jour pour la «
fac »), ou à une réunion de militants du parti
fixée à dix heures ce matin-là, ou encore
en prendre à mon aise et aller me reposer quelque part
avec Margarita Mikhailovna, ma femme... Naturellement, de par
mon caractère et en vertu d'une habitude de longue date,
je me décidai pour la réunion du Parti. Avant même
qu'elle ne débute, j'appris qu'un accident avait eu lieu
à la centrale nucléaire de Tchernobyl. C'est ce
que me dit le responsable du département dont dépend
notre Institut. Malgré un certain dépit, son ton
était assez calme.
Puis ce fut le début de l'exposé, un exposé
à vrai dire assez ennuyeux, ne sortant pas de l'ordinaire.
Nous sommes déjà habitués au fait que dans
notre département, tout va pour le mieux dans le meilleur
des mondes, que les individus sont tous excellents et que nous
remplissons toutes les tâches prévues par le Plan.
L'exposé ressemblait à un chant de victoire. Certes,
tout en adressant un vibrant hommage à l'énergie
nucléaire, aux grands succès enregistrés,
mon interlocuteur fit remarquer avec beaucoup de volubilité
qu'il y avait, pour l'heure, une avarie à la centrale (la
centrale de Tchernobyl relevait alors du ministère de l'Energie
et de l'Electrification), qu'ils avaient trafiqué quelque
chose là-bas, qu'il y avait là une espèce
d'accident, mais qu'il n'arrêterait certainement pas le
développement futur de l'énergie nucléaire...
Vers midi, il fut décidé de faire une pause. Je
montai au deuxième étage, dans le bureau du secrétaire
scientifique. J'appris alors que l'on avait créé
une commission gouvernementale et que j'en ferai partie. Cette
commission se réunirait à l'aéroport de Vnukovo
à 4 heures de l'après-midi.
Je me rendis sans tarder à l'Institut, essayant d'y trouver
l'un ou l'autre spécialiste en matière de réacteurs.
C'est à grand-peine que je pus mettre la main sur Alexandre
Konstantinovitch Kalugine, chef de la section chargée de
la mise au point et du fonctionnement des centrales équipées
de réacteurs RBMK, du genre précisément de
celui de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Il avait
déjà eu vent de l'avarie, un signal étant
parvenu la nuit en provenance de la centrale. Ce signal «
Un, deux, trois, quatre » signifiait en l'occurrence que
la centrale traversait une situation de crise liée à
un danger nucléaire, d'irradiation, d'incendie et d'explosion,
ou bien même que l'on se trouvait en présence de
tous les dangers à la fois.
Je rentrai immédiatement à la maison. Ma femme revint
précipitamment de son travail, et je lui expliquai que
je partais en service commandé, que je ne comprenais rien
à la situation, que j'ignorais la durée de mon absence
et le but de ce déplacement.
On me dit à Vnukovo que c'était Boris Evdokimovitch
Chtcherbina, vice-président du Conseil des ministres de
l'URSS, qui avait été désigné à
la tête de la commission gouvernementale. Il était
en train pour l'instant de diriger une réunion de militants
du parti dans les environs de Moscou ; dès qu'il apparaîtrait,
nous devrions nous installer dans un avion déjà
prêt à partir pour Kiev. De là, nous nous
rendrions en voiture sur les lieux de l'accident.
Les propos tenus dans l'avion étaient tout à fait
alarmants. J'entretenais Boris Evdokimovitch de l'incident qui
avait eu lieu en 1979 à Three Mile Island, aux Etats-Unis.
Mais les causes qui étaient à l'origine de cet accident
n'avaient rien de commun avec les événements de
Tchernobyl, du fait même de la différence fondamentale
dans la construction des équipements. Ce vol d'une heure
se passa en conjectures et en discussions.
A la descente de l'avion à Kiev, nous fûmes immédiatement
frappés par la longue file de voitures officielles noires
qui se trouvaient là et par l'attroupement de responsables
ukrainiens fort inquiets. Ils ne disposaient d'aucune information
précise, mais disaient que les choses allaient mal. Nous
nous installâmes rapidement dans les voitures et partîmes
en direction de la centrale. Je dois reconnaître maintenant
qu'à ce moment-là, il ne me vint pas une seule fois
à l'esprit que nous allions au-devant d'un événement
de portée planétaire, d'un événement
qui, manifestement, figurerait dans les annales de l'histoire
de l'humanité, à l'instar des grandes éruptions
volcaniques, de la fin de Pompéi et d'autres choses de
ce genre.
Même si la centrale nucléaire porte le nom de Tchernobyl,
elle est située à 18 km de cette ville de district
très verte, agréable, presque rurale. C'est d'ailleurs
l'impression qu'elle nous fit. Tout y était calme, tranquille,
la vie suivait son cours normal. Mais l'inquiétude commença
à se faire sentir dès Pripyat. Nous nous dirigeâmes
directement vers le bâtiment du comité municipal
du Parti, situé sur la place centrale de la ville. Nous
y fûmes reçus par les responsables des organes locaux.
On nous annonça qu'à la 4e tranche de la centrale,
au cours d'un essai officieux de fonctionnement du groupe des
turbines, il s'était produit deux explosions coup sur coup,
que le bâtiment du réacteur était détruit
et que quelques centaines de personnes avaient été
exposées à des radiations. On nous dit également
que deux hommes avaient été tués, et qu'en
matière d'irradiation, la situation était assez
complexe dans la 4e tranche. Quant au taux des radiations à
Pripyat, il s'écartait certes sensiblement de la normale,
mais ne constituait pas encore un grand danger pour la population.
La Commission gouvernementale - dont la réunion fut menée
de main de maître par B.E. Chtcherbina, avec toute l'énergie
qu'on lui connaît - répartit immédiatement
ses membres en plusieurs groupes dont chacun aurait à assumer
ses propres tâches. Je fus placé pour ma part à
la tête du groupe chargé de mettre au point les mesures
susceptibles de circonscrire la catastrophe.
Alors que nous approchions de la centrale, nous fûmes frappés
par la couleur du ciel. A 8-10 km de distance déjà,
on pouvait voir les lueurs cramoisies de l'incendie. On sait qu'avec
leurs bâtiments et leurs tuyauteries ne laissant jamais
échapper les moindres effluents visibles, les centrales
nucléaires sont des constructions propres, très
soignées. Or voici que celle-ci nous rappelait brusquement
une grosse usine sidérurgique ou une grande entreprise
chimique, avec ses gigantesques lueurs montant haut dans le ciel.
On se rendit compte
d'emblée que les responsables de la centrale et ceux du
ministère de l'Energie, présents aussi sur les lieux,
se comportaient d'une façon tout à fait contradictoire.
D'une part, une grande partie du personnel, les chefs de la centrale
et les responsables du ministère agissaient avec courage.
Les opérateurs des première et deuxième tranches
n'avaient pas quitté leur poste, ni d'ailleurs le personnel
de la troisième tranche, qui pourtant était située
dans le même bâtiment que la quatrième [on leurs déclara quand même
qu'ils étaient soumis à la loi martiale] ; différents services se trouvaient en état
d'alerte ; on pouvait trouver n'importe quel homme pour n'importe
quelle charge, et il s'en acquittait. Mais quant à savoir
quels ordres passer, quelles missions confier, comment dresser
un tableau exact de la situation... Il n'y eut aucun plan opérationnel
avant l'arrivée de la Commission gouvernementale, soit
avant le 26 avril à 8 heures du soir. Tout cela dut être
pris en charge par cette dernière.
Avant tout, la 3e tranche reçut l'ordre d'arrêter
son réacteur et de le refroidir. Quant aux 1er et 2e tranches,
elles restèrent en service, même si les locaux intérieurs
accusaient déjà des taux assez élevés
de radioactivité, cette contamination interne des deux
tranches étant due au fait que l'on avait omis d'arrêter
le système de ventilation au moment de l'accident, de sorte
que l'air contaminé de l'extérieur de la centrale
fut aspiré, par le système de ventilation, à
l'intérieur du bâtiment des deux premières
tranches.
B.E. Chtcherbina manda tout de suite des troupes de protection
chimique - elles arrivèrent assez rapidement sous la direction
du général Pikalov - ainsi que des unités
d'hélicoptères dirigées par le général
Antochkine. Les survols et les inspections de l'état de
la 4e tranche commencèrent. Dès le premier vol,
on se rendit compte que le réacteur était entièrement
détruit, que la dalle supérieure scellant le bloc
du réacteur se trouvait dans une position quasiment verticale.
On la voyait à découvert. La partie supérieure
de la salle du réacteur n'était plus que ruines,
et des morceaux de blocs de graphite étaient éparpillés
sur les toits de la salle des machines et sur l'aire de la centrale.
A la vue de tout cela, je compris qu'une gigantesque explosion
avait eu lieu. Le cratère du réacteur ne cessait
de cracher une colonne blanche, haute de quelques centaines de
mètres, contenant des produits issus de la combustion du
graphite, alors qu'à l'intérieur de ce qui restait
de la salle du réacteur, on apercevait çà
et là de gros foyers d'incendie, d'un rouge vif et étincelant.
Il était difficile de déterminer en l'occurrence
si cette luminescence était due aux blocs de graphite incandescents
restés sur place ou à la combustion du graphite
qui, lorsqu'il brûle, dégage uniformément
un produit blanchâtre imputable à une réaction
chimique.
La première question qui nous préoccupait tous était
de savoir si le réacteur marchait encore ou non, ou partiellement
peut-être, c'est-à-dire si le processus de production
d'isotopes radioactifs de courte durée de vie continuait
ou s'était arrêté. Les premières mesures
semblaient démontrer l'existence de fortes radiations neutroniques
; le réacteur était peut-être encore en marche.
Je m'approchai donc du réacteur dans un véhicule
blindé pour m'en convaincre.
Au soir du 26 avril, on avait essayé
toutes les méthodes possibles pour inonder la zone, mais
les résultats furent nuls, si ce n'est que l'on assista
à une très forte formation de vapeur et à
une montée d'eau dans les tranches voisines par les divers
corridors de transport.
Au cours de la première nuit, les pompiers réussirent
à éteindre les foyers d'incendie dans la salle des
machines ; ils le firent d'une façon tout à fait
expéditive et précise. D'aucuns pensent que si une
partie des pompiers ont été fortement irradiés,
c'est parce que certains s'étaient postés ici et
là comme observateurs pour vérifier la naissance
possible de nouveaux foyers. Ce n'est pas exact : dans la salle
des machines, il y avait de grandes quantités d'huile,
de l'hydrogène dans les générateurs, soit
un amas de substances susceptibles d'engendrer non seulement des
incendies, mais encore des explosions risquant d'entraîner
la destruction de la 3e tranche. Compte tenu de ces circonstances,
les opérations menées par les pompiers furent tout
autant héroïques que parfaitement appropriées
et efficaces, puisqu'elles constituèrent les premières
mesures précises de prévention d'une extension possible
de l'accident.
Un autre problème apparut lorsqu'il devint évident
que le cratère de la 4e tranche en ruines dégageait
un flux assez puissant d'aérosols gazeux radioactifs. Le
graphite brûlait, et chacune de ses particules emportait
une assez grande quantité de substances radioactives. Nous
étions donc confrontés à une tâche
très complexe. La vitesse normale de combustion du graphite
est d'environ une tonne à l'heure. Or quelque 2 500 tonnes
de graphite se trouvaient entreposées dans la 4e tranche.
On pouvait donc calculer qu'avec une combustion normale, la radioactivité
toucherait en deux cent quarante heures de grandes portions du
territoire qui, par conséquent, seraient fortement contaminées
par différents radionucléides.
Du fait que le taux des radiations ne permettait pas d'autre action
efficace que les opérations menées par voie aérienne
et à une altitude de 200 mètres au moins au-dessus
du réacteur, et que par ailleurs, on ne disposait pas des
moyens techniques traditionnels qui auraient pu mettre un terme
à la combustion du graphite (soit une combinaison d'eau,
de mousses et d'autres méthodes), il fallut trouver des
solutions sortant de l'ordinaire. Nous nous mîmes tous à
réfléchir, nos cogitations s'accompagnant de consultations
permanentes avec Moscou où se trouvaient à l'autre
bout du fil A.P Alexandrov, des collaborateurs de l'Institut de
l'énergie atomique et même des spécialistes
du ministère de l'Energie. Plusieurs télégrammes
nous parvinrent dès le jour suivant, avec des suggestions
de l'étranger présentant divers moyens de combattre
l'incendie de graphite, à l'aide de différents mélanges.
Au terme de nombreuses délibérations et consultations,
deux éléments - le plomb et la dolomite - furent
retenus pour stabiliser la température.
Une autre question encore plus importante se posait pour la commission
gouvernementale : le sort de la ville de Pripyat. Le 26 avril
au soir, le niveau des radiations y était encore plus ou
moins favorable, oscillant entre quelques millirems et quelques
dizaines de millirems par heure. S'il s'agissait certes là
d'une situation malsaine, elle nous laissait encore un peu de
temps pour réfléchir. Des instructions selon lesquelles une évacuation
peut être entreprise dans le cas où la population
civile risque d'être exposée à une dose individuelle
de 25 rems limitaient d'autant les possibilités d'intervention
des services médicaux. Toujours selon ces instructions,
l'évacuation devient obligatoire si ce danger monte à
75 rems ; entre 25 et 75 rems, le droit de décider d'une
évacuation relève des instances locales. C'est dans ce contexte que se déroulèrent
nos discussions.
Les physiciens qui pressentaient que la situation n'évoluerait
pas pour le mieux insistèrent sur la nécessité
d'une évacuation obligatoire. Les médecins semblaient
se rallier à leur avis et vers 10-11 heures du soir, toujours
le 26 avril, Boris Evdokimovitch Chtcherbina, qui avait suivi
nos discussions et accrédité nos prévisions,
décida d'ordonner
une évacuation obligatoire. Elle aurait lieu le jour suivant. Malheureusement, cette nouvelle qui se répandit
de bouche à oreille, par voie d'affiches et à la
criée dans les cours des maisons, n'atteignit pas tout
le monde si bien que le 27 au matin, on voyait encore, dans les
rues de la ville, des mères promenant leurs enfants en
landau, des petits enfants en train de jouer et tous les signes
extérieurs d'une journée dominicale sans histoire.
A 11 heures du matin, il fut officiellement décrété
que la ville entière serait évacuée. Vers
2 heures de l'après-midi, tous les moyens de transport
furent mis en place et les itinéraires tracés. L'évacuation
se déroula de façon assez rapide et ordonnée,
en dépit de circonstances peu banales, de quelques accrocs
et de certaines erreurs.
Nombreux furent ainsi les citoyens qui demandèrent à
la Commission gouvernementale la permission d'évacuer les
lieux dans leur voiture particulière, or il y en avait
quelques milliers dans la ville. Cette autorisation fut accordée
après mûre réflexion, mais ce fut là
sans doute une décision erronée dans la mesure où
une partie des véhicules étaient contaminés
et où les postes dosimétriques du contrôle
du niveau de la contamination, ainsi que les points de lavage,
ne furent mis sur pied qu'un peu plus tard. Mais je répète
que l'évacuation eut lieu à un moment où
le taux de contamination de la ville n'était pas encore
très élevé. Il a été démontré
par la suite que mis à part ceux qui se trouvaient à
la centrale au moment de l'accident, personne de la population
civile - soit environ 50 000 habitants - n'a été
gravement atteint dans sa santé.
Les mesures ultérieures visèrent à la mise
sur pied d'un contrôle dosimétrique plus méticuleux,
qui fut pris en charge par les services du comité hydrologique
officiel, par ceux du général Pikalov, par des postes
de relais et par des équipes de physiciens. La combinaison
des isotopes fut étudiée plus en détail.
Si les services dosimétriques de l'armée travaillaient
bien, ce fut pourtant le laboratoire aménagé sur
les lieux de la catastrophe qui nous fit parvenir les informations
les plus précises sur la combinaison isotopique et sur
les mouvements de la radioactivité. Nous partîmes
de ces données pour prendre des décisions.
Il est clair qu'au cours des premiers jours, la situation changea
constamment en raison des déplacements des masses d'air
et des tourbillons de poussière s'élevant autour
de la 4e tranche lors du largage de divers matériaux dans
le réacteur.
Je voudrais maintenant vous donner quelques impressions personnelles
sur cette période. D'abord au sujet du personnel de la
centrale. Nous avons trouvé des gens disposés à
faire tout ce qu'on leur demandait dans n'importe quelles conditions.
Mais quant à savoir que faire dans la situation donnée,
comment planifier et organiser le travail, sur ces points précis,
ni les responsables de la centrale, ni les dirigeants du ministère
de l'Energie n'avaient une idée de la suite logique à
donner aux opérations. C'est donc la Commission gouvernementale
qui se chargea d'examiner la situation et de mener les interventions
indispensables.
On notait le plus grand désarroi pour les moindres bagatelles.
Je me rappelle que les premiers jours, alors que la commission
se trouvait à Pripyat, il manquait un certain nombre de
respirateurs de protection et il n'y avait pas de dosimètres
individuels pour tous. La centrale ne disposait pas de dosimètres
extérieurs automatiques, qui fournissent en permanence
des données télémétriques sur le niveau
des radiations dans un rayon de quelques kilomètres ; c'est
la raison pour laquelle il fallut mobiliser un grand nombre de
personnes pour des opérations de reconnaissance. Il n'y
avait pas non plus d'avions télécommandés
munis d'appareils dosimétriques ; d'où la nécessité
d'engager un nombre considérable de pilotes d'avion et
d'hélicoptère pour s'occuper des mesures. Faisaient
aussi défaut les équipements élémentaires
en matière d'hygiène, du moins pendant les premiers
jours. Ainsi, alors que les édifices de Pripyat étaient
déjà passablement contaminés les 27, 28 et
29 avril, on continuait d'y acheminer des vivres - saucissons,
concombres, bouteilles de Pepsi-Cola et jus de fruits - en posant
le tout dans des locaux où les gens se servaient les mains
nues. Ce n'est qu'après quelques jours, lorsque la situation
se fut plus ou moins stabilisée, que l'on vit apparaître
des cantines, des tentes et des conditions sanitaires ad hoc
qui, quoique rudimentaires, permirent toutefois un contrôle
des mains et de la qualité des vivres sur le plan de la
contamination..
.
Le 2 mai, alors que la commission gouvernementale s'installait
à Tchernobyl, Nikolaï Ivanovitch Ryjhkov et Egor Kuzmitch
Ligatchev arrivèrent... un déplacement de très
grande importance. Ils présidèrent une réunion
au comité de district du parti, à Tchernobyl. Après
avoir écouté nos exposés (et c'est moi qui
eus la parole en qualité de rapporteur principal), ils
prirent conscience de la situation, comprirent qu'il ne s'agissait
pas ici d'un cas particulier mais d'un accident de grande envergure
qui aurait des séquelles pendant très longtemps,
et enfin que l'on devrait faire face à des travaux gigantesques.
Au terme de tous ces rapports, après que nous eûmes
expliqué la situation et la façon dont nous la comprenions
nous-mêmes, on prit les principales mesures qui allaient
déterminer la chronologie des opérations pendant
toute la période suivante, le volume des travaux ainsi
que leur coordination avec tous les services et les entreprises
de notre pays. On mit sur pied un groupe opérationnel sous
la direction de N.I. Ryjhkov, et il fut pris contact, pour ainsi
dire, avec l'industrie soviétique tout entière.
La Commission gouvernementale devint dès lors un rouage
administratif dans cet immense travail de salut public qui se
fit sous la direction du groupe opérationnel du Politburo
du Comité central.
A ma connaissance, aucun événement - capital ou
de moindre importance - n'allait échapper à la vigilance
du groupe en question. Je dois reconnaître que ses réunions,
ses décisions furent toujours empreintes de beaucoup de
calme et de sérénité, que ses membres mirent
un point d'honneur à tenir compte des avis des spécialistes
en comparant les opinions de chacun d'eux. S'il m'arriva au début
de penser que ce groupe prendrait parfois des décisions
rigides et précipitées, il ne se passa rien de ce
genre. Le travail fut organisé comme dans n'importe quel
groupe scientifique de premier ordre. L'étude minutieuse
de toutes les informations qui parvenaient de sources différentes
venait en tête des préoccupations. Il arriva fréquemment
que des renseignements fournis par exemple par l'armée
divergeaient de ceux que nous donnaient les services scientifiques
civils ; ceux-ci, à leur tour, présentaient parfois
des données différentes, du moins pendant la première
phase des opérations. Tout cela engendra pas mal de nervosité.
Mais le groupe opérationnel sut garder son calme, en insistant
tout simplement sur la nécessité de procéder
à des mesures complémentaires et de recueillir des
précisions, et en essayant coûte que coûte
de faire la part des choses. Par ailleurs, le groupe tâcha
toujours dans ses décisions de tenir compte au maximum
des intérêts de la population, des victimes de l'accident,
qu'il s'agisse de déterminer l'étendue de la zone
contaminée ou de fixer le montant de l'indemnité
qui devrait être versée aux personnes évacuées.
Il en fut ainsi dans chaque cas particulier.
Quelques mots maintenant sur l'armée. Les militaires furent
confrontés à tout un éventail d'activités
diverses. Les troupes de protection chimique durent avant tout
s'occuper des travaux de reconnaissance pour déterminer
l'étendue des contaminations. L'armée fut chargée
de travaux, non seulement à la centrale même, mais
aussi dans un rayon de 30 km autour de celle-ci, où elle
assuma la décontamination des villages des hameaux et des
routes. Elle effectua un travail énorme pour la décontamination
de la ville de Pripyat.
Il ne me fut jamais donné d'assister à un cas où
un spécialiste mandaté par l'armée soviétique
ou d'autres civils auraient manqué à leur devoir
ou se seraient sentis recrutés de force pour des travaux,
disons, difficiles et dangereux [il
y eu pourtant une mutinerie de soldats estoniens]. Il se peut qu'il y ait eu quelques cas de ce genre,
mais je n'ai jamais eu l'occasion d'y être confronté.
Je me suis personnellement rendu quelquefois dans des secteurs
assez dangereux de la 4e tranche. J'expliquais alors aux gens
dans quelles conditions ils travailleraient et je précisais
que je souhaitais travailler avec ceux qui voudraient bien m'aider
de façon bénévole. J'ai toujours trouvé
des volontaires.
Venons-en maintenant au thème de l'information. Il s'avéra
que malgré l'existence dans notre pays de l'Atomenergoizdat,
de maisons d'édition spécialisées dans le
secteur médical et de l'association « Connaissances
», il n'y avait aucune publication susceptible d'être
distribuée rapidement parmi la population et de fournir
des renseignements sur les doses plus ou moins inoffensives pour
l'homme, sur les doses d'irradiation très dangereuses,
sur la façon de se comporter dans des zones de danger d'irradiation
accrue ; aucune publication donnant des conseils élémentaires
sur la manière d'effectuer des mesures, sur les objets
à mesurer, sur la consommation de fruits et de légumes,
etc. Certes, le pays comptait quantité de livres pour spécialistes
- de gros ouvrages précis et savants - mais pour ainsi
dire aucune brochure ou dépliant de nature pratique.
Le moment semble peut-être venu de faire
part ici de certaines impressions personnelles sur la façon
dont j'ai été mêlé à cette affaire,
sur la nature de mes liens avec elle, mon approche de l'histoire
et du développement de l'énergie nucléaire
et ma compréhension actuelle des choses. Rares sont ceux
d'entre nous qui se sont prononcés sur ces points avec
sincérité et précision.
J'ai obtenu un diplôme à la faculté d'ingénieurs
(section de physique-chimie) de l'institut D.I. Mendeleïev,
institut moscovite de technologie chimique. La faculté
en question formait des spécialistes - des chercheurs pour
l'essentiel - destinés à travailler dans le secteur
technologique de l'industrie nucléaire. On y apprenait
en d'autres termes la séparation isotopique, la manipulation
de substances radioactives, l'extraction de l'uranium, son conditionnement
approprié, sa transformation en combustible nucléaire,
le traitement de ce combustible pour en retirer les produits utilisables
ainsi que les autres éléments nocifs et dangereux,
le compactage de ceux-ci et leur ensevelissement pour qu'ils ne
puissent pas nuire à l'homme. On apprenait aussi comment
utiliser une partie des substances radioactives au profit de l'économie
nationale, à des fins médicales par exemple. Toutes
ces questions spéciales firent l'objet de mes études.
J'obtins ensuite un diplôme en matière de retraitement
du combustible nucléaire à l'Institut Kurtchatov.
L'académicien I. K. Kikoine, qui avait beaucoup apprécié
mon travail de diplôme, souhaitait que l'on m'accorde une
bourse de thèse. Mais mes amis et moi étions convenus
de travailler quelque temps dans une installation nucléaire,
afin d'acquérir une expérience pratique dans ce
secteur qui deviendrait ensuite l'objet de nos recherches. Je
fus, en quelque sorte, à l'origine de ce projet : c'est
pourquoi je ne pus accepter la proposition qui m'était
faite de rester à l'Institut comme assistant. Je partis
pour la Sibérie. J'ai eu l'occasion ici de participer à
la mise en service d'une usine de radiochimie. Ce fut là
une période animée et très intéressante
- mon entrée dans la vie pratique. Je passai environ deux
ans dans cette usine, puis on réussit tout de même
à me convaincre de devenir assistant au fameux Institut
Kurtchatov...
J'y ai mis au point toute une série de processus technologiques...
soutenu mon mémoire de licence et ma thèse de doctorat.
Je fus élu membre de l'Académie des sciences d'URSS.
Mes travaux scientifiques me valurent un prix officiel. Tout cela
relève de mes activités professionnelles. Je parvins
ici à intéresser à mes travaux un bon nombre
de jeunes gens très valables qui continuent actuellement
de développer ce secteur de physique-chimie grâce
à leur goût du travail et à leur bonne formation
: je suis d'ailleurs convaincu qu'il en résultera encore
pas mal de découvertes très importantes tant sur
le plan pratique que dans le contexte plus large de la connaissance.
Les succès enregistrés dans ce secteur ont sans
doute eu pour effet d'attirer l'attention puisque je fut nommé
directeur adjoint de l'Institut, mes fonctions scientifiques se
limitant en l'occurrence à mes propres travaux. Côté
répartition des fonctions -ce sont toujours les mêmes
aujourd'hui- j'avais à m'occuper de physique-chimie, de
radiochimie et de l'utilisation à des fins technologiques
de sources nucléaires et du plasma. Lorsque A.P. Alexandrov
fut élu président de l'Académie des sciences
d'URSS, il proposa de me nommer premier adjoint du directeur de
l'Institut.
Ce qui m'intéressait, c'était de savoir quelle devait
être la part du nucléaire dans l'économie
énergétique du pays, et, le cas échéant,
pour quels motifs. J'organisai des recherches systématiques
visant à déterminer les types de centrales à
construire en fonction d'affectations spécifiques et à
établir les possibilités de leur utilisation rationnelle
; je voulais par ailleurs découvrir s'il était judicieux
de limiter le rôle des centrales à la seule production
d'énergie électrique, ou s'il fallait au contraire
prévoir la production d'autres agents comme l'hydrogène
par exemple. L'énergie thermonucléaire retint dès
lors toute mon attention. C'est là autant de questions
nouvelles venant compléter le domaine de l'économie
atomique.
Les questions liées à la sécurité
dans le secteur nucléaire étant toujours les premières
à être passées au crible par l'opinion publique
mondiale, j'eus envie de comparer les dangers et les risques réels
inhérents au nucléaire avec ceux des autres systèmes
de production d'énergie. Aussi, c'est avec beaucoup d'entrain
que je me mis à la tâche, en essayant, pour l'essentiel,
de définir les dangers liés aux sources d'énergie
autres que l'énergie nucléaire.
Alors qu'au sein du conseil technico-scientifique de l'Institut,
on discutait assez souvent des différents concepts envisageables
pour le développement du nucléaire, les aspects
techniques faisaient très rarement l'objet des débats
: je pense ici à la qualité du combustible, à
celle de tel ou tel type de réacteur. Ces questions-là
étaient traitées par d'autres conseils technico-scientifiques.
Pourtant, les informations dont je disposais me faisaient penser
que tout n'allait pas pour le mieux dans le développement
de l'énergie nucléaire. Il était tout à
fait évident que les appareils de fabrication soviétique
ne différaient en principe pas beaucoup des équipement
occidentaux - du point de vue de la conception par exemple qu'ils
leur étaient même parfois supérieurs, mais
qu'ils étaient dépourvus de systèmes efficaces
de commande et de diagnostic. L'américain Rasmussen avait procédé à
une analyse de sécurité d'une centrale nucléaire,
analyse dans laquelle - de manière parfaitement conséquente
- il avait passé en revue toutes les sources possibles
d'ennuis susceptibles de provoquer des incidents ; il en fit un
classement systématique, étudia les probabilités
de tel ou tel incident, en cherchant notamment avec quelle probabilité
l'incident en question pourrait entraîner des rejets de
radioactivité vers l'extérieur, par exemple. Nous
avons été mis au courant par des sources étrangères.
Mais il n'existe, à ma connaissance, aucun groupement soviétique
qui se soit donné la peine de se pencher sur ces questions
pour en étudier la portée. Ce fut V.A. Sidorenko
qui, chez nous, se préoccupa le plus activement de la sécurité
en matière nucléaire. Son approche me semblait sérieuse.
Il avait une idée très nette de la situation liée
à l'exploitation d'une centrale, à la qualité
des équipements et aux problèmes pouvant survenir
en certaines occasions. Mais ses efforts étaient principalement
axés sur la nécessité de venir à bout
de ces difficultés par le biais, tout d'abord, de mesures
relevant de l'organisation, ensuite par le perfectionnement des
documents obligatoirement déposés dans les centrales
et auprès des auteurs des projets ; enfin, il s'inquiétait
vivement de la création d'organes de contrôle qui
surveilleraient la situation.
La qualité des équipements livrés aux centrales
le préoccupait beaucoup, lui et ses condisciples. Les derniers
temps, nous commencions tous à nous inquiéter à
propos de la formation et de la préparation du personnel
chargé des projets, de la construction et de l'exploitation
des centrales atomiques. En effet, le nombre des chantiers s'était
fortement accru, alors que le niveau d'instruction de ceux qui
participaient à ce processus avait plutôt tendance
à baisser. Sur ces questions, les positions de V.A. Sidorenko
étaient sans appel. Hélas, il ne bénéficia
pas du soutien souhaitable. Chaque document, chaque démarche
s'accompagnait de pénibles efforts.
Ce phénomène se comprend du point de vue psychologique
dans la mesure où le département où nous
travaillions fonctionnait selon le principe d'une qualification
optimale des collaborateurs, capables d'accomplir n'importe quelle
tâche, et sur celui d'un sens maximum des responsabilités.
Et en effet, placés dans les mains de personnes qualifiée,
nos appareils semblaient fiables et susceptibles d'être
exploités sans danger. Les inquiétudes concernant
l'amélioration de la fiabilité des centrales nucléaires
semblaient, par conséquent, purement fantaisistes, puisque
l'on avait affaire ici à un milieu de spécialistes
hautement qualifiés, persuadés que les questions
de sécurité devaient être résolues
uniquement par le biais des qualifications et de la précision
des instructions données au personnel.
Des fonds toujours plus importants furent affectés à
la création de projets qui n'avaient aucun rapport direct
avec l'énergie nucléaire. Les organisations scientifiques,
jadis les plus puissantes du pays, commencèrent à
péricliter, à disposer de moins en moins d'équipements
techniques modernes mais d'un personnel vieillissant ne voyant
pas les innovations d'un bon oeil. La routine s'installa peu à
peu, routine dans le travail et aussi dans les solutions apportées
aux problèmes. Je me rendais compte de tout cela mais il
était difficile pour moi de m'en mêler, mes déclarations
générales à ce sujet étant fort mal
reçues dans la mesure où toute tentative d'un non-professionnel
visant à faire connaître ses conceptions sur le travail
des organisations était jugée inadmissible.
C'est ainsi que vit le jour une génération d'ingénieurs
qui, certes, étaient qualifiés dans leur travail
mais qui manquaient d'esprit critique envers les équipements
et les systèmes garantissant leur sécurité...
Le doute commença à s'installer dans mon esprit
car il me semblait urgent d'innover, d'essayer de prendre de la
distance et d'agir différemment.
J'ai risqué gros. J'ai dirigé dans ma vie 10 projets
au niveau NIR (travaux de recherche scientifique) dont 5 ont échoué,
échecs qui ont valu au gouvernement des pertes d'environ
25 millions de roubles. Ces projets ont avorté non pas
parce qu'ils étaient erronés au départ. Non,
ils étaient captivants, des plus intéressants. Mais
voilà, tantôt il manquait les matériaux, tantôt
on cherchait désespérément le groupement
qui se chargerait par exemple de la mise au point d'un compresseur
spécial, d'un échangeur de chaleur ; au bout du
compte, ces idées initialement si attrayantes s'avérèrent
lors d'une étude de projet plus approfondie, très
onéreuses ou trop grandioses, de sorte qu'elles ne purent
être mises à exécution. Je crains que sur
ces dix projets, deux encore ne connaissent un sort analogue pour
les mêmes motifs ; par contre, trois autres ont été
couronnés de succès, c'est-à-dire que nous
avons eu la chance de tomber sur des partenaires fiables. L'un
de ces trois projets - il avait coûté 17 millions
de roubles - se mit pour finir à produire des recettes
annuelles, couvrant largement les 25 millions de déficit
liés à la recherche scientifique. Mais le pourcentage
de risque dans mes travaux fut donc assez élevé
: 50 à 70 %. Du jamais vu dans le secteur des réacteurs
!
Pour l'une ou l'autre raison, je n'avais qu'un intérêt
mitigé pour la construction traditionnelle de réacteurs.
A cette époque-là, je ne me rendais pas très
bien compte des dangers. J'éprouvais, certes, de vagues
inquiétudes, mais il y avait là de telles sommités,
des personnes si éclairées que j'avais l'impression
que jamais elles ne toléreraient le moindre incident fâcheux.
La comparaison des équipements occidentaux avec les nôtres
me permettait de conclure qu'en dépit d'un grand nombre
de problèmes liés à la sécurité
des appareils existants, ces difficultés étaient
moins importantes que les dangers inhérents à l'énergétique
traditionnelle, à savoir les rejets dans l'atmosphère
de grandes quantités de substances cancérigènes,
voire de radioactivité contenue dans les gisements mêmes
de charbon.
Pour ce qui est du RBMK, les spécialistes en matière
de réacteurs le considéraient comme franchement
mauvais. Mauvais non pas sous l'angle de la sécurité
- au contraire, le bilan était plutôt positif sur
ce point - mais en raison d'inconvénients d'ordre économique
: utilisation très abondante de combustible, volume des
investissements de capitaux, construction non-industrielle des
équipements. Ce qui m'inquiétait aussi, en ma qualité
de chimiste, c'était le recours massif au graphite, au
zirconium et à l'eau. Je me tracassais par ailleurs à
propos de la construction peu ordinaire - et à mon avis
très médiocre - des systèmes d'urgence susceptibles
d'intervenir dans des situations extrêmes : seul l'opérateur
pouvait enfoncer les barres de contrôle soit de façon
automatique, soit manuellement. Or tout mécanisme est sujet
à des défaillances, et personne n'avait prévu
d'autres systèmes d'urgence qui, indépendants de
l'opérateur, se mettraient en marche en fonction uniquement
de l'état de la zone active. Il me vint à l'oreille
que des spécialistes étaient précisément
en train de formuler des propositions à l'intention des
constructeurs, propositions visant à modifier les systèmes
en question. Certes, elles n'avaient pas été refusées,
mais leur mise en oeuvre prenait du temps...
J'aimerais vous faire part ici d'une conviction intime, même
si mon opinion n'est guère partagée par mes collègues
et va jusqu'à créer certaines frictions. La voici
: les notions de « responsable scientifique » et de
« constructeur » n'existent pas en Occident, ni chez
nous au sein de notre aviation ou dans les secteurs industriels
de pointe. J'admets qu'il puisse y avoir une direction scientifique
pour des questions telles que la stratégie de développement
dans l'aviation. Mais du moment qu'il s'agit de construire un
avion, il ne faut plus qu'un seul « maître »,
qui soit en même temps le constructeur, l'auteur du projet
et le responsable scientifique ; en d'autres termes, toute l'autorité
et toute la responsabilité doivent relever d'un seul homme.
Cela me semblait parfaitement évident.
Lors des toutes premières étapes de l'économie
atomique, la situation était encore raisonnable. Dans la
mesure où l'on se trouvait ici en présence d'une
nouvelle branche de la science - la physique de l'atome et des
neutrons - la notion de direction scientifique se résumait
comme suit : on communiquait aux constructeurs les principes de
base de la construction des équipements, le responsable
scientifique devant veiller à ce que lesdits principes
soient exacts et sûrs du point de vue de la physique. Le
constructeur les mettait ensuite à exécution avec
l'aide constante des physiciens qu'il consultait en permanence.
Tout cela était justifié au début de l'épopée
nucléaire. Mais les organisations de constructeurs se développèrent
au point de disposer de leurs propres centres de calcul et de
physique ; c'est ainsi qu'apparut cette dualité du pouvoir
sur une seule et même installation (mieux encore, il faudrait
parler d'une triple autorité, compte tenu de l'existence
d'une multitude de conseils départementaux et autres),
d'où la naissance d'une « responsabilité collective
» en matière de qualité. Cette situation prévaut
encore à l'heure actuelle, ce qui, à mon avis, est
tout à fait incorrect.
Je reste convaincu que le rôle de la direction scientifique
consiste à expertiser tel ou tel projet, à sélectionner
le meilleur et à déterminer la stratégie
de développement dans le secteur nucléaire. C'est
là que réside la fonction du responsable scientifique
et non pas dans la création d'un appareil concret ayant
certaines caractéristiques bien précises. Toute
cette confusion, ce système dépourvu d'un collaborateur
répondant personnellement de la qualité des appareils,
conduisirent à une absence totale de sens des responsabilités,
ce qu'allait d'ailleurs démontrer l'accident de Tchernobyl.
Lors du rapport qu'il fit à la réunion du 14 juillet,
N.I. Ryjkhov affirma que selon toute apparence, l'avarie à
la centrale ukrainienne n'avait pas été fortuite,
et que c'était en fait de manière inéluctable
que l'économie atomique en était arrivée
à un événement aussi grave. Je fus frappé
par la justesse de ces propos, étant moi-même incapable
de résumer ainsi l'état des choses. Je me rappelais
un cas significatif survenu un jour dans une centrale : au lieu
de souder correctement un joint du circuit principal, les soudeurs
s'étaient contentés de placer une électrode,
la soudant à peine en surface. On avait risqué une
avarie épouvantable, l'explosion d'une conduite importante,
la destruction du VVER avec perte intégrale du fluide de
refroidissement, la fonte de la zone active, etc. Mais heureusement,
cette centrale disposait d'un personnel discipliné, attentif
et précis ; en effet, le point non étanche détecté
par l'opérateur n'était même pas décelable
au microscope. On se lança alors dans des investigations
pour découvrir que l'on se trouvait tout simplement en
présence d'une soudure bâclée. On se mit ensuite
à examiner les documents : ils portaient tous les signatures
requises, celle du soudeur qui confirmait avoir effectué
un travail de qualité, celle aussi du responsable de la
détection du flux gamma qui disait avoir contrôlé
ce joint, joint en réalité inexistant. Tout cela
au nom de la productivité du travail, à savoir la
soudure d'un nombre maximum de joints (1). Un tel gâchis
frappa vivement notre imagination. On s'attacha alors à
contrôler ce même secteur dans d'autres centrales,
et les résultats ne furent pas partout satisfaisants.
Des défaillances fréquentes dans les circuits principaux,
le mauvais fonctionnement des verrous, des canaux défectueux
dans les réacteurs VVER, c'étaient là des
incidents courants qui se répétaient chaque année.
Depuis dix ans, on parlait d'installer des simulateurs ; depuis
cinq ans au moins, de l'urgence de créer un système
de « diagnostic » à même de nous renseigner
sur l'état des équipements ; mais tout cela resta
lettre morte. On relevait de temps à autre que la qualité
des ingénieurs et du personnel d'exploitation ne cessait
de baisser. Ceux qui eurent l'occasion de se rendre sur les chantiers
de centrales nucléaires furent choqués par la désinvolture
tolérée sur les lieux, désinvolture inadmissible
compte tenu de la nature même des travaux. Nous savions
toutes ces choses, que nous considérions comme de simples
épisodes isolés, mais lorsque N.I. Ryjhkov affirma
que le secteur nucléaire s'était inéluctablement
dirigé vers des catastrophes du genre de Tchernobyl, je
me remémorai le tout ; je revis aussi les spécialistes
de mon propre institut avec leur attitude très routinière
par rapport à ce qui se passait dans le secteur de la construction
des centrales nucléaires.
De par mon caractère, je commençai
à étudier cette question plus à fond, à
« m'activer » si j'ose dire et à prôner
la nécessité de passer à une génération
suivante de réacteurs qui seraient plus sûrs, tels
que le VTGR ou un réacteur à sel liquide par exemple.
Ce faisant, je soulevai une tempête d'indignation ; on me
dit que le problème ne se situait pas là, que j'étais
ignorant, que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas,
et qu'il était impossible de comparer un type de réacteur
à un autre. La situation était donc fort complexe.
Certes, on étudiait des réacteurs de substitution,
on améliorait peu à peu ceux qui se trouvaient en
service, mais le plus triste dans l'affaire, c'est que jamais
on n'arriva à faire une analyse scientifique, objective
et sérieuse de l'état réel des choses, à
disséquer l'enchaînement des événements,
à analyser l'ensemble des défaillances éventuelles
et à trouver les moyens pour en venir à bout.
A la veille des événements de Tchernobyl, la situation
suivait son cours ; on assistait en particulier à la multiplication
des entreprises chargées de fabriquer des composants pour
centrales nucléaires. Atommash fut mise en chantier ; cette
entreprise allait attirer beaucoup de jeunes. Mais l'édification
de l'usine connut de nombreux déboires, la qualification
des spécialistes venus sur les lieux pour maîtriser
leur profession étant nettement insuffisante. Même
constat pour les centrales nucléaires.
Après m'être rendu à Tchernobyl, j'en vins
à une conclusion analogue : l'accident était le
paroxysme, le triomphe de toute cette mauvaise gestion qui avait
régné dans notre pays depuis des dizaines d'années.
Bien sûr, en ce qui concerne les événements
de Tchernobyl, les coupables ne se ramènent pas à
quelques données abstraites, mais il s'agit de personnes
bien concrètes. Nous savons aujourd'hui que le système
de commande de sécurité de ce réacteur était
défectueux ; bon nombre de collaborateurs scientifiques
le savaient et avaient fait des propositions visant à y
remédier. Mais le constructeur, qui n'avait pas très
envie d'effectuer rapidement un surplus de travail, ne fut pas
pressé de modifier ce système. C'était conforme
à ce qui se passait à la centrale même de
Tchernobyl depuis des années ; on faisait des expériences
dont les programmes étaient établis avec beaucoup
de négligences et d'inexactitudes, et qui n'étaient
précédées d'aucune étude sur les situations
pouvant éventuellement survenir... Par ailleurs, le mépris
pour l'avis du constructeur et du responsable scientifique était
total, et il fallait se battre pour que les processus technologiques
soient mis à exécution correctement. En outre, jusqu'au
moment des travaux préventifs de maintenance prévus
par le Plan, on n'attachait aucune importance à l'état
des appareils et des équipements. Un directeur de la centrale
alla même jusqu'à dire un jour « Mais pourquoi
vous en faire ? Un réacteur nucléaire, c'est comme
un samovar, et c'est bien plus simple qu'une centrale thermique
; nous avons du personnel expérimenté, et il ne
se passera jamais rien de fâcheux. »
Si l'on considère l'enchaînement des événements et que l'on tâche de découvrir les motifs des agissements de chacun, on voit qu'il est impossible de désigner un seul coupable, un seul fauteur des troubles qui conduisirent à cet acte criminel, puisque l'on se trouve ici en présence d'un véritable circuit fermé : les opérateurs commirent des erreurs parce qu'ils avaient absolument tenu à mener l'essai à son terme, estimant qu'il en allait de leur honneur ; bricolé à la hâte, le programme d'essais n'avait pas été approuvé par les spécialistes qui auraient dû lui donner leur aval. J'ai chez moi, dans mon coffre-fort, l'enregistrement des entretiens téléphoniques entre les opérateurs à la veille de l'avarie. Il y a de quoi attraper la chair de poule. Ainsi un opérateur en appelle un autre et demande : « Dis donc, ici dans ce programme, il est dit comment procéder, et ensuite je vois que d'importants passages ont été biffés ; qu'est-ce que je dois faire ? » Après un instant de réflexion, l'autre lui répond : « Procède selon ce qui est supprimé. » Cela met en évidence le niveau de préparation de documents sérieux pour des entreprises aussi importantes que des centrales nucléaires : quelqu'un avait raturé quelque chose, et l'opérateur était libre d'interpréter si oui ou non les passages concernés avaient été supprimés à juste titre, et ainsi d'agir à son gré. Mais on ne saurait faire retomber toute la faute sur l'opérateur puisque quelqu'un avait établi le programme et y avait biffé quelque chose, quelqu'un avait apposé sa signature et quelqu'un n'avait pas coordonné le programme. Le fait même que le personnel de la centrale pouvait procéder de son propre chef à certaines opérations, non sanctionnées par des professionnels, trahit déjà les relations faussées des dits professionnels avec cette centrale. Le fait aussi qu'il y avait à la centrale des représentants du Gosatomenergonadzor (organisme national de surveillance des centrales nucléaires), mais qu'ils n'étaient au courant ni de l'essai en cours ni du programme en général, dépasse déjà la simple anecdote biographique sur la centrale.
Mais revenons aux événements
de Tchernobyl, dont je me suis par trop écarté.
Les troupes aéroportées, les divisions d'hélicoptères
travaillèrent avec une grande précision, faisant
preuve d'un niveau d'organisation exemplaire. Bravant tous les
dangers, les équipes s'attachèrent en toute circonstance
à accomplir leur mission, aussi difficile et complexe fût-elle.
Ce fut surtout les premiers jours qu'elles connurent les plus
gros obstacles. Elles avaient reçu l'ordre de larguer des
sacs de sable. Pour une raison ou pour une autre, les autorités
locales ne réussirent pas à recruter sur le champ
un nombre suffisant de personnes susceptibles de préparer
les sacs et le sable. J'ai donc vu de mes propres yeux ces équipes
de jeunes officiers charger les sacs dans les hélicoptères,
effectuer leur vol, larguer leur charge sur la cible, revenir
et recommencer les opérations. Si mes souvenirs sont exacts,
voici les chiffres : on largua des dizaines de tonnes au cours
des premières vingt-quatre heures, des centaines de tonnes
les deux jours suivants, et le soir du 4e jour, le général Antochkine annonça
qu'en ces seules dernières vingt-quatre heures, 1 100 tonnes
de matériaux avaient été lâchées.
Le 2 mai, le réacteur fut, pour ainsi dire, entièrement
colmaté, et à partir de ce moment-là, le
dégagement de radionucléides baissa de manière
sensible.
A un moment quelconque du 9 mai, nous eûmes l'impression
que la 4e tranche avait cessé de respirer, de brûler,
de vivre ; vu de l'extérieur, le calme y régnait.
Nous souhaitions fêter l'événement au soir
de cette journée officielle de la Victoire. Mais malheureusement,
c'est précisément à ce moment-là que
l'on découvrit, à l'intérieur de la 4e tranche,
une tache cramoisie, petite certes, mais étincelante, ce
qui trahissait une température élevée subsistante.
Il était difficile d'établir si c'étaient
les parachutes qui avaient servi à larguer le plomb et
les autres matériaux qui brûlaient. A mon avis, ce
n'était guère le cas ; il s'agissait plutôt
de la masse incandescente de sable, d'argile et de toutes les
autres substances lâchées sur la 4e tranche. Notre
fête tomba à l'eau, puisqu'il fut décidé
de parachuter encore quelque 80 tonnes de plomb dans le cratère
du réacteur. L'opération fut couronnée de
succès, et c'est donc dans des circonstances plus calmes
que nous célébrâmes la journée de la
Victoire le 10 mai.
Paradoxalement, en ces jours pénibles, nous ressentîmes
de l'exaltation, humeur imputable non pas au fait que nous assistions
à une lutte contre des événements tragiques
: le tragique de la situation constituait la toile de fond. Nous
dûmes cet état d'esprit à l'efficacité
dont les équipes faisaient preuve dans leur travail, à
leur empressement à répondre à nos requêtes,
à la rapidité avec laquelle les variantes techniques
voyaient le jour. Et déjà, nous nous attelions,
sur place, aux premières solutions pour la mise en place
d'une coupole au-dessus de la tranche détruite...
V. Legassov, La Pravda 20/5/1988,
traduction Association Suisse Pour l'Energie Atomique.
1) Il faut ici souligner que ce genre de malfaçons et de falsification est aussi un phénomène bien français. Récemment à la centrale nucléaire de Dampierre-en-Burly, on a découvert que des entreprises sous-traitantes d'EDF (parmi lesquelles Spie-Batignolles) opérant sur l'ensemble du parc nucléaire français avaient réalisé le même genre d'intervention : « Actuellement, quatre nouvelles soudures sur un circuit important pour la sécurité ont été trouvées non conformes, contrairement aux documents de contrôles fournis, et nécessitent d'être réparées. Une visite de surveillance a été effectuée, le lundi 22 juin [1992], par des inspecteurs de la DSIN et de la DRIRE Centre. Au cours de cette visite, l'exploitant et le prestataire ont confirmé la falsification de procès-verbaux. Le prestataire a fait part à Electricité de France d'une liste de soudures susceptibles d'avoir donné lieu à une falsification de leur procès-verbal de contrôle. La surveillance des prestataires prévue dans le cadre du système d'assurance qualité d'EDF, n'a pas permis d'éviter cette fraude. » (Bulletin de sûreté nucléaire du ministère de l'Industrie, Magnuc, cité dans La lettre d'information du Comité Stop-Nogent n°56 avril-juin 1992).