Au cours de la conférence de Vienne, du 25 au 29 août 1986, devant les experts de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique, les Soviétiques ont fourni des explications très précises sur la catastrophe de Tchernobyl. Le chef de la délégation soviétique,
Valéry Legassov, a exposé dans le détail, à cette occasion, outre les principales caractéristiques du réacteur RBMK, les causes, le déroulement et les conséquences de l'accident (voir JT A2 26/8/86).


Août 1986
:
Un premier bilan sanitaire présenté par les experts soviétiques

(Lire : Eléments pour un bilan)

De nombreux témoignages venant d'URSS nous permettent de prendre conscience des problèmes considérables qui se posent encore maintenant dans les zones contaminées d'Ukraine et de Biélorussie. L'analyse que nous en faisons n'est pas destinée à condamner l'incapacité bureaucratique à gérer une crise nucléaire ou à vanter les mérites de la Perestroïka qui permet la diffusion des informations. La situation actuelle en URSS nous montre qu'une catastrophe nucléaire ne se réduit pas à quelques jours de crise avec un retour assez rapide à la normale.
"Plus de trente morts, environ 7 000 irradiés, près de 150 000 personnes évacuées... Le bilan de Tchernobyl ne s'oubliera pas de sitôt". C'est ainsi que le bilan sanitaire était résumé dans Le Monde du 31 mai 1989.
Une catastrophe ferroviaire ou aérienne est beaucoup plus meurtrière et cela n'intéresse les journaux que quelques jours.
135 000 personnes rapidement évacuées. Pourquoi ne sont-elles pas autorisées à rentrer chez elles ? Pourquoi évacuer maintenant des villages ? Où sont les dangers ? Pourquoi parle-t-on encore de la catastrophe de Tchernobyl ?
La délégation soviétique à la conférence organisée à Vienne en août 1986 par l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) présenta un rapport très détaillé (voir Part 1, et Part 2 en Pdf) sur l'accident. L'annexe 7
de ce document concernait les problèmes médico-biologiques. Elle est particulièrement importante pour établir le bilan sanitaire de l'accident.

1. Les effets aigus des personnes irradiées par de très fortes doses : plus de la moitié de l'annexe 7 est consacrée à ces effets, de nombreux détails cliniques y sont fournis : examens effectués, évolution de certains indicateurs biochimiques, liste des tests de contrôle, niveaux de contamination interne, soins, échec des greffes allogènes de moelle osseuse, bilan de mortalité : au total près de 30 morts.

2. Les doses reçues par les populations : c'est certainement le point le plus important de ce rapport. Il est indiqué que les tâches principales concernant le contrôle du rayonnement furent :
"- évaluer l'irradiation interne et externe possible du personnel de la centrale nucléaire de Tchernobyl, des habitants de Pripyat et de la population de la zone des 30 km qui fut ultérieurement évacuée afin d'identifier les personnes qui avaient besoin d'une assistance médicale.
- estimer les niveaux d'irradiation possible pour la population dans les régions de forte contamination radioactive en dehors de la zone des 30 km afin de décider s'il était nécessaire de procéder à une évacuation partielle et totale au-delà de cette zone ou établir des recommandations temporaires concernant l'alimentation et les activités de ceux qui vivaient dans ces régions.
- prévenir la dissémination des matières radioactives par des contacts avec les régions contaminées et aussi par la consommation de produits alimentaires contenant des quantités de radionucléides supérieures aux valeurs réglementaires".
On peut s'interroger sur l'efficacité avec laquelle fut menée la 2ème tâche. On verra dans le dossier que nous publions que des mesures d'évacuation au-delà de la zone des 30 km ont été prises bien plus tard et certaines sont encore actuellement envisagées dans des régions très loin du site de l'accident car il est difficile, voire impossible de respecter les limites réglementaires.
Le rapport signale qu'avant l'accident survenu au réacteur de Tchernobyl, en URSS comme dans les autres pays, la seule réglementation concernait la limite admissible annuelle d'incorporation (LAI) des radioéléments et la concentration maximale admissible pour l'eau de boisson. Il n'y avait pas de réglementation particulière pour la contamination maximale de la nourriture. Il semble, d'après le rapport, et bien qu'il soit fait état d'une interdiction au 1er mai de vente de laits dépassant 3 700 Bq/l en Iode 131, que les premières normes furent établies les 8 et 12 mai et officiellement publiées par le Ministère de là santé d'URSS le 30 mai 1986, plus d'un mois après l'accident. Elles sont fondées sur une dose admissible pour le corps entier de 5 rem.
Le rapport ne donne aucune indication sur la façon dont concrètement la réglementation a pu être respectée : quantité de nourriture contrôlée, rejetée, approvisionnement en aliments acceptables, etc...
Il est indiqué que dans le Sud de la Biélorussie, les niveaux maximum d'Iode 131 furent fixés à 37 000 Bq par litre de lait et que des contaminations allant jusqu'à 370 000 Bq/kg furent enregistrés dans les légumes verts.
Les experts soviétiques ont estimé les doses reçues par la population. Voici quelques chiffres pour résumer :
a) pour la population évacuée dans un rayon de 30 km, 135 000 personnes, la dose moyenne pour le rayonnement externe est de 11,9 rem ; 24 200 d'entre elles reçurent plus de 35 rem. Cette estimation néglige toute contamination interne. Celle-ci n'a certainement pas été négligeable ; par exemple il est indiqué qu'à Pripyat l'activité béta totale dans l'air était de 15 000 Bq/m3, soit pour un homme standard inhalant 20 m3 d'air par jour une incorporation de 600 000 Bq en 48 heures. La nourriture consommée avant l'évacuation devait être très fortement contaminée.
b) l'estimation porte sur la population de l'Ukraine et de la Biélorussie, soit 75 millions d'habitants : les valeurs explicitées sont les suivantes pour cette population
Dose engagée pour 70 ans
- par rayonnement externe 29 millions personnes x rem
- par contamination par les Césium 210 millions personnes x rem
Mortalité par cancers de la thyroïde induits par l'Iode 131 : 1 500.
Les experts soviétiques se réfèrent à la publication 26 de la CIPR (1977) qui recommande un modèle de risque cancérigène sans seuil, directement proportionnel à la dose de rayonnement reçu. Se référant toujours à la CIPR, ils indiquent que ces concepts pourraient surestimer le risque.
Le bilan de l'excès de mortalité par cancers radioinduits pourrait être de 30 000 à 40 000 pour les 70 ans à venir.
Le rapport mentionne qu'il n'a pas été tenu compte du Strontium 90 faute de données fiables sur ses coefficients de transfert, mais il est signalé qu'il pourrait être une des composantes importantes de la contamination radioactive avec le Césium.
c) aucune estimation n'est faite pour le reste de l'URSS. Ceci devrait alourdir le bilan car, même si la contamination y a été plus faible, elle touche une population bien plus nombreuse 200 millions d'habitants environ).
d) effets génétiques : aucune estimation n'est faite pour ces effets.

3. L'organisation des examens médicaux pour les habitants du voisinage de Tchernobyl. Peu de détails sont donnés dans le rapport. Ces examens ont touché des groupes importants de personnes, ils étaient effectués après leur décontamination.

4. Le programme à long terme pour le suivi médical des populations. Il concerne à la fois un suivi clinique des populations pour déterminer les effets de morbidité et un suivi statistique à long terme pour les effets stochastiques (cancers). Tout ce programme nécessite de gros moyens en personnel et en argent. Il est difficile actuellement de savoir avec quelle efficacité il a été mis en place et de déterminer le degré de fiabilité des quelques chiffres qui sont parfois avancés par les officiels soviétiques.
Jusqu'à présent, l'URSS avait une très mauvaise réputation en démographie : recensements non fiables, causes de mortalité soumises aux programmes sanitaires de la bureaucratie, etc... La mise en place du programme décrit dans le rapport a dû soulever des problèmes pratiques considérables. La présentation disparate et souvent incohérente des premières observations par les porte-paroles officiels est inquiétante et n'est guère un critère de crédibilité.
Le Rapport du Comité d'Etat de l'URSS sur l'utilisation de l'énergie atomique établi pour la Conférence de Vienne et dont l'annexe 7 faisait partie, était signé par 23 personnes dont Iline, Izraël, Legassov, Pavlovski.


Les critiques occidentales

Les effets à long terme ont été très âprement débattus par les experts internationaux à la Conférence de Vienne. On pourrait dire qu'ils ont donné lieu à une véritable négociation. Malheureusement, les détails des discussions ne sont pas connus car les débats se sont déroulés à huis clos.
Les estimations faites par les experts soviétiques, même avec les réserves qui les accompagnaient, ont été très mal reçues par les experts occidentaux. La valeur de 40 000 morts même présentée comme limite supérieure, ne leur paraissait pas acceptable.

Les critiques s'orientaient dans deux directions
- le modèle linéaire sans seuil recommandé par la CIPR n'était pas acceptable car il surévaluait très fortement le risque. Sous-jacent il y avait le désir d'appliquer un modèle à seuil. Dans ce cas, le bilan à long terme se réduisait à zéro. Les critiques n'explicitaient pas complètement leurs conceptions. Mais quand le Dr Jammet refuse la notion de dose collective, c'est bien au nom d'un modèle à seuil qu'il le fait. Pour François Cogné, le Directeur de l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire (IPSN), les hypothèses de la publication 26 de la CIPR (1977) sont "non confirmées dans l'état actuel de nos connaissances" (Annales des Mines, nov. 1986). - d'autres experts, eux, contestaient les estimations de dose engagée mais ils ne développaient guère le détail des raisons qui les poussaient à mettre en doute l'évaluation soviétique. Ils ne pouvaient bien évidemment pas apporter des arguments fondés sur des observations ou des mesures qu'ils auraient faites eux-mêmes.
Il semblait évident que la révision du bilan à la baisse ne pouvait venir que de certains experts soviétiques eux-mêmes, l'accord se faisant sur un facteur de réduction compris entre 10 et 20.


1987 : la remise en cause de l'estimation de 1986

En mai 1987, au cours d'une conférence patronnée par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) à Copenhague, un expert officiel soviétique, Moisseev, remettait en cause l'évaluation initiale. La raison essentielle avancée pour justifier la révision en baisse, était que depuis un an les spécialistes soviétiques avaient pris connaissance de faits nouveaux qui montraient que les mesures préventives mises en place sur une grande échelle, avaient conduit à une situation bien meilleure que celle envisagée en 1986. Cela revenait à dire par exemple que Legassov (signataire du rapport de 1986) n'avait pas eu connaissance des mesures préventives ou de leur efficacité dans la gestion de la crise, alors qu'il dirigeait l'équipe scientifique et technique de la Commission d'Etat qui eut la charge de la gestion de l'accident de Tchernobyl directement sur le terrain et non pas d'un bureau moscovite.
Moisseev réduisait la dose collective d'un facteur voisin de 15 (la dose moyenne individuelle passait de 3,3 rem à 0,27 rem) et l'excès des cancers radioinduits passait à 2850. Il devait cependant reconnaître qu'une quantité importante de lait dépassait notablement les normes. Mais, selon lui, ce lait avait été retiré de la consommation et "envoyé pour retraitement:" (c'est l'expression qu'il utilise). Il ne donne aucune explication sur la signification de "retraitement".
La réduction des niveaux d'Iode 131 (période 8 jours) pouvait s'obtenir par un stockage à condition que des moyens de stockage aient existé. De toute façon, compte tenu des contaminations importantes, cela aurait nécessité des durées de stockage de 3 à 6 mois. D'autre part, le stockage n'a guère d'effet pour abaisser la contamination pour les césium dont les périodes sont beaucoup plus longues (2 ans pour Cs 134 et 30 ans pour Cs 137). Il est plus vraisemblable que "retraitement" pourrait signifier envoi de ce lait contaminé dans des régions moins touchées par la contamination. Ceci pourrait éventuellement réduire les doses dans les régions fortement contaminées en accroissant celles dans les régions moins touchées. Le bilan global, dans le cadre d'un modèle sans seuil, resterait inchangé.
Ce point n'a pas dû échapper à Moisseev car il remet en cause le modèle sans seuil adopté dans le rapport initial.
Cette révision donnait satisfaction aux exigences occidentales formulées à Vienne en août 1986.
En septembre 1987, Iline et Pavlovski présentaient à l'Agence de Vienne (AIEA) un rapport beaucoup plus détaillé que celui de Moisseev. Il s'agissait là d'une véritable autocritique car ces deux personnages étaient signataires du rapport de 1986.
Voici quelques exemples extraits du rapport d'Iline et Pavlovski :
- Dès le 26 avril (quelques heures après le début de l'accident) des plaquettes d'Iode furent distribuées aux enfants. Des consignes de confinement furent données à la population en attente de leur évacuation. Ces faits semblent avoir été ignorés par ceux, comme Legassov, qui ont dirigé la gestion de l'accident. Ces mesures, qui avaient échappé aux experts de 1986, permettaient de réduire d'un facteur 2 les doses reçues par les habitants de Pripyat.
- Le nombre des évacués passait de 135 000 à 115 000 - Le rapport d'Iline et Pavlovski présente les critères fondant les prises de décision pour la radioprotection des populations en cas d'accident nucléaire. Ceux qui prirent les décisions en 1986 semblaient ignorer que de tels critères existaient et qu'ils fondaient leurs décisions !
Ces critères auraient été les suivants : en dessous de 25 rem, aucune intervention n'est nécessaire, au-dessus de 75 rem, le confinement est obligatoire et l'évacuation doit être rapide. Sur cette base on comprend mal la précipitation pour évacuer les 135 000 personnes car aucune n'aurait reçu plus de 55 rem et seules 25 000 d'entre elles reçurent des doses supérieures à 25 rem. Iline et Pavlovski justifiaient cependant les mesures prises par des raisons psychologiques ! Les témoignages cependant concordent pour affirmer que la plupart des gens ignorants des dangers ne désiraient guère quitter leur maison.
- L'évaluation de la dose moyenne individuelle était de 0,12 rem pour la population soviétique sans qu'on puisse savoir s'il s'agit de l'ensemble de l'Union soviétique ou seulement de l'Ukraine et de la Biélorussie.
- Les doses engagées pour l'URSS ne seraient que 2 à 3 fois plus élevées que pour les pays d'Europe occidentale.
- Aucune anomalie sanitaire n'a été observée en 1986 et 1987 à l'exception d'un accroissement du niveau d'anxiété dû à la rupture de la routine quotidienne habituelle. Mention est faite du! syndrome de "radiophobie".
En somme, les conséquences de la catastrophe semblaient relever plus de la psychiatrie que de la médecine clinique !
A la fin du rapport, le facteur de réduction avancé était de 10.


1988
: le suicide de Legassov

Legassov, un des signataires du rapport d'août 1986, se suicide le 27 avril 1988 en laissant un testament qui sera publié le 20 mai dans la Pravda. Il en existe une version anglaise publiée par Nucleonics Week le 3 novembre 1988, et une version française d'origine suisse. La presse française n'en a rapporté que de très courts extraits.
Legassov, dans son testament, critique très fortement la façon dont les organismes officiels ont traité les problèmes de sûreté nucléaire. L'attitude de scientifiques peu critiques vis-à-vis de la sûreté est aussi condamnée.
On voit mal comment ces organismes d'état qui avaient si gravement négligé les problèmes de sûreté auraient pu mettre en place avant l'accident des procédures d'urgence permettant d'assurer une bonne gestion de la crise (stocks d'Iode, stocks de nourriture, information préalable des organismes locaux, etc...).
Ainsi, il dit : "Il n'y avait aucune publication susceptible d'être distribuée rapidement parmi la population et de fournir des renseignements sur les doses plus ou moins inoffensives pour l'homme, sur les doses d'irradiation très dangereuses, sur la façon de se comporter dans des zones de danger d'irradiation accrue ; aucune publication donnant des conseils élémentaires sur la manière d'effectuer des mesures, sur les objets à mesurer, sur la consommation des fruits et des légumes."
Il est clair qu'au niveau local, il n'existait aucun plan d'urgence de gestion d'un accident nucléaire. Comment des mesures de prévention, si elles ont existé, ont-elles pu être efficaces ?
Le témoignage de Legassov s'inscrit totalement en faux contre les révisions de certains experts soviétiques, de ceux-là qui trouvent un appui sans réserve auprès des dirigeants de l'Agence de Vienne.


1989
: les informations en provenance d'URSS

Des journaux soviétiques (Les Nouvelles de Moscou, la Pravda, Sovietskaya Bielorussia, Sobiecednik et d'autres), depuis le début de l'année, publient des informations sur la situation locale dans certaines régions, conditions de vie des populations en zones contaminées, réactions de ces populations, réactions des autorités locales, déclarations lénifiantes des autorités centrales pour tenter de calmer les inquiétudes.
L'ensemble des articles que nous avons consultés montre que la situation est particulièrement difficile à gérer par suite de la forte contamination en radioéléments à vie longue. L'approvisionnement en nourriture "propre" ne semble pas facile, les autorités centrales continuent à obliger certaines régions fortement contaminées à produire des aliments sur des terres "sales", les autorités locales que le pouvoir central rend responsables de la situation acceptent mal le rôle de bouc émissaire auquel elles sont vouées.
Toutes ces informations infirment les arguments présentés par Iline et Pavlovski pour réduire d'un facteur 10 les estimations initiales de 1986. Elles mettent clairement en évidence qu'en réalité la dose collective a été fortement sous estimée.
Il en résulte que le bilan des excès de cancers mortels radioinduits devrait être révisé en hausse.

La Gazette Nucléaire n°96/97 juillet 1989.