Les effets biologiques des faibles doses de rayonnement

Depuis plus de quinze ans (ce texte date de 1988), la problème des effets biologiques des faibles doses de rayonnement a secoué les experts en radioprotection. Il y a quelque temps, le débat a repris et les enjeux sont maintenant des plus clairs. Il ne s'agit pas d'un débat académique car il concerne un élément essentiel, peut-être le plus important du dossier sur l'acceptabilité de l'énergie nucléaire, dès lors que les accidents majeurs dans les installations nucléaires sont reconnus comme possibles. Suivant la valeur que l'on attribue au facteur de risque biologique des faibles doses de rayonnement, cette énergie apparaît comme totalement inacceptable, acceptable mais avec des coûts exorbitants dus à la protection, ou bien "acceptable" avec des conséquences peu plaisantes pour la société (évacuation éventuelle de populations importantes, possibilité de perte de larges portions de territoire, grand nombre de morts par cancers différés et accroissement considérable du fardeau génétique... etc. ). Si les effets biologiques des faibles doses de rayonnement sont, ou peu importants ou totalement nuls, alors, sans conteste, l'énergie nucléaire pourrait être acceptable et les coûts considérables de la sûreté raisonnablement diminués (ce qui améliorerait considérablement la compétitivité économique de cette énergie actuellement sujette à maintes attaques de la part des industriels eux-mêmes).

Jusqu'à présent on a très peu parlé des effets biologiques des faibles doses de rayonnement dans les médias, même quand la polémique faisait rage dans les milieux d'experts entre les représentants de l'establishment médical et nucléaire et certains chercheurs indépendants. La situation a été admirablement résumée par le journal d'information "Le Monde" lorsqu'après l'accident de Three Mile Island il affirmait sans le moindre doute : "en-dessous de 25 rem, pas d'effets".

Tout d'abord il faut bien se rendre compte que le champ d'application des faibles doses est vaste. Il concerne en particulier .

1 / le domaine des doses reçues par les travailleurs de l'industrie nucléaire en dehors des situations accidentelles catastrophiques. Toute modification de la relation effet/dose devrait logiquement se répercuter sur les doses maximales légalement admissibles en radioprotection, avec les conséquences que l'on peut prévoir sur les coûts de construction et d'exploitation des installations nucléaires.

2 / c'est aussi le domaine des doses reçues par les populations vivant au voisinage des installations nucléaires par suite des rejets contrôlés ou accidentels. La relation dose/effet devrait déterminer les autorisations de rejets des effluents radioactifs. Tout rejet non autorisé conduit à augmenter le traitement des effluents ainsi que le stockage des déchets. Une modification en baisse des autorisations de rejet compliquerait l'exploitation des installations nucléaires et augmenterait très notablement les coûts d'exploitation.

3 / les critères d'acceptabilité pour le stockage des déchets nucléaires dépendent (ou plutôt devraient dépendre) de l'importance des effets biologiques du rayonnement. C'est toute la gestion des déchets (y compris sa faisabilité) qui est concernée.

4 / le facteur de risque des faibles doses est l'élément essentiel pour la gestion d'un accident nucléaire grave. L'action brutale des très fortes doses de rayonnement ne peut conduire, en cas d'accident important, qu'à un nombre assez faible de victimes (bien que plus élevé que ce que 1'on admettait généralement avant Tchernobyl). Il ne semble pas que ce soit cette raison qui donne à l'accident nucléaire grave son caractère de catastrophe. Le facteur de risque des faibles doses devrait être pris en compte dans les critères d'intervention. En particulier il devrait être essentiel pour la détermination tant des zones à évacuer que de l'urgence de cette évacuation. C'est ce facteur qui devrait jouer pour déterminer la durée pendant laquelle les territoires évacués ne seront pas utilisables.

5 / le bilan d'une catastrophe nucléaire du type Tchernobyl implique la contamination de tout un continent. Le bilan exact est strictement dépendant du facteur de risque des faibles doses lorsque les niveaux de contamination sur des dizaines d'années ont été évalués. Comme exemple concret signalons que les experts soviétiques avaient en août 1986 évalué le nombre de cancers mortels supplémentaires dus à la contamination post-Tchernobyl à 40 000 pour les 75 millions d'habitants de l'Ukraine et de la Biélorussie. Cette évaluation partait du facteur de risque admis officiellement par la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) de 125 cancers mortels supplémentaires pour un million de rem x homme de dose collective. Si l'on tient compte de la nouvelle estimation de la CIPR dans sa déclaration de Côme (1987), il faut multiplier ce nombre par 2. Le risque, s'il est sous-estimé d'un facteur compris entre 10 et 30 comme le suggère la polémique entre les experts, porte le "coût" de Tchernobyl pour l'Ukraine et la Biélorussie, à un nombre de victimes compris entre 400.000 et 1.200.000 ! Le facteur de risque est donc tout à fait essentiel pour apprécier le bilan d'une catastrophe nucléaire.

La catastrophe de Tchernobyl a mis en évidence un problème nouveau. jusqu'à présent l'attention s'était portée sur les deux extrêmes du spectre des doses : les fortes doses (supérieures à 300 rem) ont des effets aigus très spectaculaires dont l'intensité dépend des doses reçues. Les faibles doses, inférieures à 10 rem, dont les seuls effets biologiques reconnus sont l'induction à long terme de cancers et des effets génétiques sur les descendants des irradiés. Les évaluations faites par les experts soviétiques après Tchernobyl indiquent qu'un grand nombre de gens au voisinage du site ont reçu des doses de rayonnement externe allant jusqu'à 50 rem. D'autre part les intervenants que les autorités soviétiques ont envoyés sur le site pour gérer l'accident, les pilotes des hélicoptères qui survolèrent le réacteur, les chauffeurs des autobus qui évacuèrent les gens, les soldats qui durent décontaminer le site afin de permettre le redémarrage des réacteurs non endommagés, etc... toutes ces personnes ont probablement reçu des doses qui, sans entrer dans ce qu'on appelle les fortes doses, n'en sont pas pour autant assez faibles pour qu'on les qualifie de faibles doses. Les doses allant de 10 à 100 rems n'ont jusqu'à présent pas été très bien étudiées. Si à ces niveaux le facteur de risque cancérigène par unité de dose semble être plus petit qu'aux faibles doses, cela ne signifie pas que l'effet global du rayonnement n'est pas plus important. En effet pour ces niveaux de dose il y a certainement des effets importants sur la morbidité qui devraient accroître les risques de mortalité pour un grand nombre de causes autres que le cancer. Ce domaine a été peu exploré car jusqu'à présent les données statistiques étaient insuffisantes. La catastrophe de Tchernobyl devrait, si les données sont correctement collectées et rendues publiques, permettre de préciser ces effets de morbidité pour ces niveaux de dose intermédiaires.

6 / Le facteur de risque des faibles doses de rayonnement devrait être à la base des normes de contamination radioactive maximale des produits alimentaires. L'accident de Tchernobyl a mis en évidence dès les premiers jours une imprévoyance manifeste des autorités sanitaires en ce qui concerne la contamination radioactive des aliments. Il est évident maintenant, que l'industrie nucléaire exige que les limites légales de contamination radioactive des aliments soient les plus élevées possibles. (C'est la France, le pays le plus nucléarisé d'Europe, qui exige les limites les plus élevées). Depuis des mois les experts officiels européens n'arrivent pas à se mettre d'accord sur ces limites. Le problème est de taille car il concerne la protection de la santé publique au niveau européen et le prix que nous devrons payer pour utiliser l'énergie nucléaire. La discussion s'est maintenue dans le cercle fermé des experts officiels. L'indifférence quasi totale des médias en France permet à cette situation de secret de se maintenir avec beaucoup de facilité. Il est impossible de se procurer les rapports que les experts ont fournis aux gouvernements. Cependant il semble bien que les problèmes sanitaires posés par les effets des faibles doses de rayonnement sont assez secondaires dans les négociations où les principaux protagonistes sont les ministres de l'agriculture et ceux des affaires étrangères. Les ministres de la Santé semblent se soucier fort peu de ces problèmes de contamination radioactive des aliments. A force d'escamoter les effets biologiques du rayonnement on arrive à ne les envisager que sous leur aspect économique. Ceci est absolument intolérable si l'on a tant soit peu le souci de la protection de la Santé publique et de celle des individus et de leur descendance.

Les faibles doses concernent aussi, bien d'autres domaines. Par exemple le rayonnement médical. Jusqu'à présent les études de médecine ne permettent pas aux professionnels de la santé d'aborder d'une façon correcte le rayonnement médical. Le corps médical est dans l'ignorance quasi totale des problèmes débattus depuis très longtemps parmi les experts en protection radiologique. Et pourtant la multiplication des actes radiologiques, l'utilisation des rayons X pour le dépistage de masse devraient poser problème tant au niveau des principes (protection des individus ou protection sociale) que de l'efficacité des méthodes (la détection sauve-t-elle plus de personnes qu'elle n'en tue ?)

Les propriétés fondamentales des faibles doses de rayonnement compliquent considérablement leur étude. Elles peuvent induire des cancers chez les irradiés et des défauts génétiques chez leurs descendants. Dans les deux cas, ces effets prennent la même forme que les cancers et les défauts que l'on peut observer naturellement, en dehors de toute irradiation artificielle. Il est donc impossible d'identifier individuellement ces effets. Il faut dénoncer comme une escroquerie flagrante toutes les déclarations de soi-disant responsables lorsqu'ils affirment que le bilan de l'énergie nucléaire est largement positif pour les maladies professionnelles en se fondant uniquement sur les cas de mortalité où la preuve est faite sans ambiguité que le rayonnement est bien la cause de la mort. Seule une étude épidémiologique statistique permettrait de faire un bilan. Mais les données sont la propriété des promoteurs de l'énergie nucléaire. Cet aspect est tout à fait fondamental lorsque l'on veut traiter le problème des faibles doses.

La seconde caractéristique est le temps de latence très long avant que ces effets soient cliniquement observables, plus de 20 ans pour les cancers, une à plusieurs générations pour les défauts génétiques. Dans ces conditions, là encore, seule une étude statistique de données collectées sur un temps très long peut donner des résultats valables. Les responsables de la promotion de l'énergie nucléaire ont compris assez rapidement que ces statistiques de mortalité étaient hautement stratégiques et qu'en aucun cas elles ne devaient tomber sans précaution dans le domaine public. Le gouvernement américain a confisqué les données sur les travailleurs de l'installation nucléaire de Hanford dès que le Professeur Mancuso a commencé à les exploiter. Il maintient secrètes les archives concernant les données sur les travailleurs des autres centres nucléaires contrôlés par l'Etat. Un an et demi après la catastrophe de Tchernobyl le gouvernement soviétique n'a publié aucune donnée sur l'état sanitaire des 135 000 personnes évacuées autour du site. Et pourtant il y a eu depuis mai 1986 suffisamment de naissances dans cette population pour avoir quelques informations précises concernant l'effet à court terme du rayonnement sur la première génération issue d'une population d'irradiés. Au Japon, la Fondation (gérée conjointement par des fonds officiels américains et japonais) qui a la charge du suivi des survivants des bombes A d'Hiroshima et de Nagasaki, a refusé pendant de longues années tout accès à ses données aux chercheurs indépendants. Ce n'est que récemment qu'elle a commencé à autoriser cet accès. Il faut insister sur le fait que dans ces divers cas il s'agit de données qui intéressent la santé publique mondiale et qui de ce fait ne peuvent pas être considérées comme la propriété personnelle d'un Institut ou d'un Etat.

Les études épidémiologiques sur les faibles doses de rayonnement posent des problèmes délicats qui peuvent introduire de nombreux biais. Le problème essentiel concerne la représentativité de la population prise comme référence pour évaluer la mortalité du groupe étudié. Quand il s'agit de travailleurs, la mortalité nationale moyenne n'est pas du tout représentative de gens sélectionnés à l'embauche. Les travailleurs des industries à risques sont généralement en bien meilleure santé que la moyenne nationale. Ne pas tenir compte de cet effet conduit à des aberrations énormes comme d'affirmer que le rayonnement n'est pas nocif car la mortalité par cancers chez ces travailleurs est inférieure à la moyenne nationale. On n'est pas loin de l'affirmation, il y a une dizaine d'années, d'un responsable du comité médical de l'EDF selon laquelle les faibles doses avaient un effet bénéfique !

En ce qui concerne les études sur l'effet du rayonnement naturel il faut bien voir qu'il est a priori absurde de vouloir comparer la mortalité par cancer dans des régions où le rayonnement est très important comme au Kérala (Inde), mais où les registres de mortalité n'existent certainement pas avec suffisamment de précision pour être utilisables, où la mortalité générale est élevée, ce qui ne laisse pas suffisamment de temps aux cancers radioinduits pour se développer et s'exprimer, avec la mortalité de régions où la radioactivité naturelle est beaucoup plus faible comme en France par exemple. Ceux qui utilisent de tels exemples exposent ouvertement leur mauvaise foi ou leur ignorance des problèmes. De nombreux facteurs affectent l'induction de cancers. Déterminer l'action spécifique d'un seul de ces facteurs (le rayonnement naturel par exemple) implique que l'on vérifie soigneusement que d'autres facteurs n'introduisent pas de biais notable (facteurs socio-économiques ou régionaux, régimes alimentaires... etc. ). De ce fait très peu d'études sur l'effet cancérigène du rayonnement ambiant sont possibles. Celle d'Ujeno au Japon est l'une d'entre elles car au Japon on trouve sur un territoire restreint une population assez grande et relativement homogène socialement. Elle a montré que certains cancers (de l'estomac par exemple) étaient corrélés avec le rayonnement naturel. L'autre étude importante réalisée par Alice Stewart en Grande-Bretagne porte sur l'influence du rayonnement naturel sur la mortalité par cancer chez les enfants. Trois éléments ont été paticulièrement favorables à la conduite de cette étude :

- l'existence de mesures du rayonnement terrestre sur une grille à maille assez fine (10 km x 10 km)

- l'existence d'un vaste registre de mortalité par cancer qui contenait de nombreuses informations complémentaires (étude d'Oxford sur les enfants)

- le fait que l'action sur les foetus ne soit importante que pendant une période assez courte, permet d'affecter à chaque cas une valeur du rayonnement terrestre en un lieu précis (le lieu de résidence au moment de la naissance). Le résultat de cette étude montre que le foetus est particulièrement radiosensible et que la mortalité par cancer chez les enfants serait essentiellement due au rayonnement ambiant.

Exploitation sur la côte de l'Etat du Kerala, en Inde, de sables qui comptent parmi les plus riches en monazites du monde. Il faut signaler qu'on attribue à la radioactivité naturelle un nombre anormalement élevé d'anomalies mentales et de cas de mongolisme dans cette région du Kerala où la radioactivité naturelle est de 1.500 à 3.000 mrem/an, par rapport à une population témoin vivant dans une région proche où la radioactivité naturelle est de 160 mrem/an. Ce n'est pas un exemple isolé puisqu'on signale des phénomènes semblables au Brésil .

D'une façon générale, comme les temps de latence sont très longs, il est absolument nécessaire d'effectuer le suivi de mortalité de la population étudiée pendant très longtemps. Par exemple, toute étude faite sur une cohorte de travailleurs pendant la seule période de leur vie professionnelle (exclusion des retraités et des travailleurs ayant quitté l'entreprise) est entachée d'erreur et ne peut donner qu'une valeur sous-estimée du risque. Ceci est évident, mais il a fallu de nombreuses années pour convaincre les responsables médicaux de l'industrie nucléaire que les études ne portant que sur un ensemble de travailleurs en activité étaient biaisées. Cela a été le cas pour les premières études faites en Angleterre sur les travailleurs du centre de retraitement de Windscale (rebaptisé il y a quelques années Sellafield). En France, nos responsables, beaucoup plus prudents, se sont contentés de ne pas faire d'études du tout. Cela, évidemment, réduisait considérablement les risques de polémique.

Pour certaines études épidémiologiques, on ne connait pas les doses soit parce que ces données n'existent plus, soit parce qu'elles ne sont pas administrativement accessibles, soit encore parce qu'on renonce délibérément à en tenir compte. Dans ces cas on étudie la mortalité par cancers de cette population. Pour mettre en évidence un risque éventuel, on compare cette mortalité à la mortalité par cancer d'une population équivalente (pour les âges et les sexes) n'ayant pas subi d'irradiation. D'une façon générale, on ne connait bien que la mortalité (pour les diverses causes) de la population nationale dans son ensemble ou pour de grandes régions. Mais cette population nationale est beaucoup trop générale pour servir de population de référence. En particulier, il est bien évident maintenant que les travailleurs des industries à haut risque sont en bien meilleure santé que la moyenne nationale. Cela se traduit par un taux de mortalité beaucoup plus faible. Pour certaines industries ce taux peut ne représenter que 40% de celui de l'ensemble du pays. C'est ce que l'on désigne par l'expression "l'effet du travailleur en bonne santé" (en anglais "healthy worker effect"). La sélection des travailleurs peut se faire aussi tout simplement par sélection naturelle, les travailleurs de santé médiocre abandonnant certains postes de travail pour trouver une activité moins pénible. Les deux effets peuvent se conjuguer. Ceci conduit souvent à un résultat paradoxal. Dans l'industrie nucléaire, certains groupes d'ouvriers peuvent être soumis à des risques élevés et la mortalité pour cette catégorie est plus faible que celle des cadres de la même industrie qui normalement ne sont pas soumis à des risques professionnels importants. Cela conduit à un effet inverse de celui des conséquences socio-économiques qui aboutit à des taux de mortalité plus bas pour le haut de la hiérarchie sociale. Ne pas tenir compte de cet effet introduit des erreurs grossières dans les résultats. On constate que la mortalité générale et la mortalité par cancers est notablement plus faible pour les travailleurs de l'énergie nucléaire que pour l'ensemble du pays. Conclure que le rayonnement pourrait être bénéfique, est évidemment stupide. Pourtant, ce n'est qu'assez récemment que les études officielles admettent qu'il faut tenir compte de cet effet de sélection. Une étude faite par l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire sur les travailleurs du CEA reconnait cet effet de sélection pour toutes les causes de mort, sauf les cancers. Cette exclusion est faite par une simple déclaration a priori sans que celle-ci soit étayée par un test sur les données.

Une autre erreur, souvent commise dans les études des effets cancérigènes du rayonnement, a été de ne regarder que le taux de mortalité générale. L'excès de cancers, quand il existait, se trouvait alors dilué parmi les autres causes de mortalité. L'excès des cancers pouvait compenser le défaut de mortalité générale dû à l'effet de sélection, on se trouvait alors avec une population d'apparence normale n'ayant subi aucun risque particulier. Ce genre d'erreur n'est maintenant plus admis, mais il a fallu de nombreuses années de polémique avec les responsables officiels de la Santé pour que ce point soit acquis.

Lorsque l'on connait les doses de rayonnement reçues individuellement il n'est plus nécessaire d'avoir une population de référence extérieure au groupe étudié. Il est possible de chercher la corrélation entre les doses et la mortalité par cancers pour divers sous-groupes classés suivant les niveaux de dose. Il faut bien sûr effectuer des contrôles pour établir l'effet de paramètres comme le sexe et l'âge par exemple. La méthode est beaucoup plus précise statistiquement. Diverses irradiations autres que celles mesurées peuvent intervenir pour modifier l'incidence des cancers mortels. Si ces irradiations sont uniformément réparties parmi l'ensemble du groupe étudié, le coefficient de corrélation ne sera pas modifié. C'est le cas de l'irradiation par le rayonnement naturel ambiant et généralement celui des radiodiagnostics médicaux. Si elles ne sont pas uniformes elles peuvent rendre le résultat de la corrélation moins net, moins significatif, mais tant que ces irradiations parasites ne sont pas directement corrélées aux doses reçues dont on tient compte, il n'y a pas d'erreur systématique dans les résultats. Cela augmente simplement le "bruit de fond" et affecte éventuellement la précision. Le cas de la contamination interne est particulier car si elle est importante chez certains travailleurs on peut la supposer corrélée aux niveaux des doses externes enregistrées qui traduisent en fait des niveaux d'exposition au risque. Il est important dans ce cas d'effectuer des tests statistiques pour s'assurer que ce paramètre ne biaise pas le résultat d'une façon significative.

L'évaluation officielle du facteur cancérigène du rayonnement est essentiellement fondée sur l'étude des survivants japonais de Hiroshima et Nagasaki. Les autorités internationales chargées de fixer les normes de radioprotection se sont essentiellement appuyés sur cette étude considérant, quasiment a priori, comme non valables toutes les études qui pouvaient la contredire. Cette étude, dès le début a été l'objet de critiques quant à la représentativité de la population étudiée. La catastrophe que représentent les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki a produit chez les survivants une sélection, seuls les individus de santé exceptionnelle ayant des chances de survie, les faibles disparaissant assez rapidement.

Au début des années 80 deux faits nouveaux sont survenus. Tout d'abord il s'est avéré que la dosimétrie était totalement fausse. De plus le facteur de risque s'appuyait sur la mortalité observée jusqu'en 1974 chez les survivants. Cela supposait que le temps de latence pour les cancers radioinduits était inférieur à 30 ans. Ceci est assez vrai pour la leucémie mais totalement faux pour les autres tumeurs malignes. Depuis 1974 l'excès de cancers radioinduits n'a cessé de croître et, pour la plupart des cancers, il n'est pas encore observé de tendance à la décroissance. Tout ceci bouleverse complètement les concepts sur lesquels les systèmes de radioprotection sont fondés. Dans l'ancienne évaluation la "meilleure" représentation était un modèle à seuil : en-dessous d'une certaine dose (environ 100 rem) aucun effet notable n'était visible. Ce modèle n'ayant aucun fondement théorique avait été rejeté par la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) qui adopta le modèle linéaire. La CIPR avança comme raison du choix linéaire un "souci de prudence" afin d'assurer une meilleure protection. elle n'avait aucun argument pour adopter un autre modèle. Mais pour atténuer la contrainte que comportait ce modèle sans seuil, la Commission insistait toujours pour indiquer que son modèle exagérait considérablement l'effet cancérigène aux faibles doses. Ceci était un encouragement à utiliser le modèle à seuil tellement utile pour faire croire à l'innocuité totale du rayonnement aux doses faibles. Le discours de la CIPR a bien été perçu dans ce sens par tous ceux qui se déclaraient experts officiels ès radiation. On voit maintenant la valeur scientifique de cette attitude, alors que de nombreuses études convergent vers un modèle supra-linéaire. Aucun fait actuellement ne peut justifier une allusion quelconque à un modèle à seuil. Pour la leucémie où la courbe représentative comporte une forte composante quadratique à coefficient positif, on peut introduire une notion de seuil ; mais celui-ci est si faible qu'en pratique tout se passe comme s'il n'y en avait pas. Et pourtant le discours officiel n'a pas changé. Nos experts officiels ne semblent pas avoir lu les rapports récents de la Fondation RERF officiellement chargée d'évaluer l'effet des rayonnements sur les survivants japonais. Ils ne semblent pas avoir lu non plus les derniers "statements" de septembre 1987 issus de la réunion à Côme de la CIPR qui reconnait explicitement que pour certains cancers il n'y a plus de seuil, pour les autres elle n'avance pas de modèle à seuil mais réserve à plus tard son jugement. La Commission reconnaît que le facteur de risque cancérigène a été sous-estimé mais elle n'a pas jugé utile de modifier corrélativement les doses maximales admissibles. Elle ne voit pas de raison de presser le mouvement et se réserve le droit de le faire en 1990 ! Pendant ce temps, travailleurs et population continueront à être "protégés" par un facteur de risque cancérigène reconnu totalement erroné ! La santé publique ne semble pas la préoccupation majeure de la CIPR. Il faut dire que l'opinion publique ne pèse pas lourd sur cette commission. Les médias n'ont pas rendu compte de l'importance de cette réunion de la CIPR en septembre 1987. Il est certain que si l'opinion publique ne se soucie pas des problèmes de Santé aucun effort ne sera fait par les instances internationales d'experts pour gêner le dévelopement de l'énergie nucléaire.

Roger Belbéoch,
Santé et Rayonnement,
GSIEN/CRII-RAD 1988.