La Liberté, 3/5/2008 : 

Nucléaire: ces trafiquants qui embarrassent la justice

Suisse, Allemagne, Pakistan... la raison d'Etat a fait innocenter des dizaines de personnes impliquées dans des trafics d'atome.

Il se passe des choses étranges, en Suisse, en Allemagne, au Pakistan et dans d'autres pays: les enquêtes sur les trafics nucléaires orchestrés par le Pakistanais Abdul Quadeer Khan, le père de la bombe atomique pakistanaise, patinent.

Partout, la raison d'Etat, la politique et les intérêts occultes des services secrets transforment le travail des autorités judiciaires en véritable course d'obstacles. En Suisse, le dossier concernant l'ingénieur H.M. présente ainsi des bizarreries et des lacunes qui risquent de conduire à un effondrement de l'enquête.

Cet ingénieur, son père et son frère ont été arrêtés en octobre 2004 en Allemagne et remis aux autorités suisses. Ils sont soupçonnés d'avoir aidé Khan à fournir du matériel destiné aux programmes nucléaires militaires de différents pays, à commencer par la Libye.

Mais selon le Blick, le gouvernement suisse a tenu une réunion secrète le 14 novembre 2007, au cours de laquelle il aurait décidé que, dans l'intérêt bien compris de la Confédération, il valait mieux que certaines pièces disparaissent du dossier... Le juge d'instruction a effectivement constaté que le dossier qui lui a été transmis par le ministère public était lacunaire.

Pourquoi ces petits secrets? Le fait que H.M. passe pour un informateur de la CIA, dont les renseignements auraient permis de précipiter le démantèlement du réseau Khan, pourrait expliquer le comportement étrange des autorités politiques et judiciaires. H.M. et son frère sont toujours en détention préventive: seul leur père a été relâché. L'avocat de l'ingénieur vient de réclamer sa mise en liberté, estimant que les "circonstances avaient changé". Le gouvernement se refuse à tout commentaire sur l'affaire.

Le ministère de la Justice n'a transmis le dossier aux juges d'instruction que le 1er février 2008... soit plus de trois ans après l'arrestation de la famille en Allemagne et plus de deux ans et demi après le début de la détention préventive des deux frères!

Le procureur Erwin Beyeler se défend en expliquant "qu'il s'agissait d'une affaire extrêmement complexe", dont la durée "ne dépend pas des autorités de poursuite, mais de facteurs non calculables"... L'enquête préliminaire a effectivement rencontré certains écueils du côté... des Etats-Unis.

En mai 2006, le Washington Post révélait que ces derniers avaient fait traîner depuis plus d'une année des demandes d'entraide judiciaire en provenance de la Suisse sur cette affaire. De là à soupçonner un jeu douteux et des pressions américaines en faveur de H.M. en raison de services rendus, il n'y a qu'un pas. L'ambassade des Etats-Unis, que nous avons contactée en février pour demander si elle était intervenue en faveur de H.M., a fait savoir qu'elle ne commente pas les affaires de renseignements.

Affaire similaire en Allemagne...

Une affaire qui se déroule en Allemagne présente des similitudes frappantes avec le cas suisse. Elle concerne G.L., homme d'affaires allemand domicilié en Suisse, soupçonné d'avoir été un des autres complices de Khan dans la fourniture illégale de matériel destiné au programme nucléaire militaire libyen.

Les investigations ont certes permis d'aboutir à un procès en 2006. Mais les choses ont tourné à l'aigre en juillet: la justice de Mannheim, après des semaines de débats, a brutalement interrompu toute la procédure. Motif: les autorités fédérales allemandes n'ont pas remis certains documents essentiels ou les ont livrés avec des retards considérables. "Un problème qui gêne fréquemment les enquêtes politiquement délicates contre des terroristes, des trafiquants d'armes", note, acerbe, l'hebdomadaire Der Spiegel. Un nouveau procès aura-t-il lieu? Nul ne le sait.

... Et en Afrique du Sud

Un autre procès contre trois acteurs sud-africains du réseau Khan, dans une affaire qui s'est déroulée en 2007 à Pretoria, illustre aussi la difficulté de juger des dossiers qui reposent fréquemment sur des renseignements classifiés secrets. La plus grande partie des débats s'est déroulée à huis clos et la procédure a été fréquemment interrompue.

Finalement, un seul accusé, Gerhard Wisser, a été condamné à dix-huit ans de prison avec sursis et trois ans d'assignation à résidence. Son coaccusé, un ingénieur suisse (un de plus), n'a pas encore reçu sa sentence parce qu'il souffre d'un cancer. Un troisième inculpé a été libéré parce qu'il a servi de témoin contre ses anciens complices.

Des enquêtes évaporées

Certaines enquêtes se sont tout simplement évaporées par le biais d'arrangements et de coopérations inavouables entre suspects, investigateurs et services secrets. Un homme d'affaires sri lankais, basé à Dubaï, pour lequel H.M. a produit en Malaisie des pièces de centrifugeuses destinées à la Libye, a passé deux ans en détention administrative. Rouage central du système mis en place par Abdul Quadeer Khan, il a coopéré avec les autorités malaisiennes et a apparemment fourni d'innombrables détails sur le fonctionnement du réseau. Il a finalement été relâché sans aucune condamnation.

Le patron britannique d'une société d'import-export, elle aussi basée à Dubaï, a fait l'objet d'une enquête en 2004 par les Services des douanes britanniques dans le cadre d'une opération baptisée "Aquarius", pour son rôle dans le transfert de technologies à double usage vers la Libye. Mais les douaniers britanniques ont finalement renoncé en janvier 2008 à toutes poursuites. Des enquêtes espagnoles qui y étaient liées ont aussi été abandonnées.

Bouc émissaire

Le plus flagrant, c'est le Pakistan. Onze personnes, dont de nombreux officiels, ont été arrêtées lorsque le scandale du réseau d'Abdul Quadeer Khan a éclaté. Toutes ont été relâchées sans aucune condamnation... Il est vrai que le gouvernement et l'armée étaient largement au courant et ont toujours soutenu Khan en sous-main. Seul Khan lui-même, qui a accepté le rôle du bouc émissaire afin que le Pakistan puisse sauver la face, était encore assigné à résidence. Mais c'est apparemment fini depuis quelques jours: il a été remis en liberté.

Bref, sur les dizaines d'hommes d'affaires, d'agents et de techniciens qui étaient impliqués dans le monde entier dans les efforts de doter des pays en voie de développement d'armes nucléaires, en contradiction avec le régime international de non-prolifération, seule une petite poignée a été condamnée.



Le Nouvelliste.ch, 17/5/2008: 

Cent classeurs de l'enquête sur Khan envoyés au broyeur

NUIT ET BROUILLARD - L'opération visait à éliminer des informations sensibles sur la CIA découvertes dans le cadre de l'enquête sur les Suisses mêlés au résesau pakistanais de trafic nucléaire. Mais des copies existent...

Depuis 2005, une famille d'ingénieurs suisses fait l'objet d'une enquête pour le rôle qu'ils ont joué dans le réseau de trafic nucléaire d'Abdul Quadeer Khan, le père de la bombe nucléaire pakistanaise. L'affaire est politiquement explosive. A la demande insistante de Washington, le Conseil fédéral aurait ordonné secrètement de faire disparaître des dossiers d'enquête toutes les pièces qui ont trait au rôle de la CIA dans cette affaire. Celle-ci aurait en effet «retourné» la famille suspecte pour la faire travailler contre Khan.

Dossier «incomplet»

Le juge d'instruction fédéral chargé de l'affaire a déclaré le 13 mars dernier que le dossier qui lui a été transmis par le Ministère public de la Confédération (MPC), le 1er février, est «incomplet». Plusieurs journaux, dont «Le Nouvelliste» (édition du 19 avril), ont déjà rapporté certaines pièces du puzzle et, depuis, les confidences se poursuivent sous les alcôves bernoises.

Car «incomplet» est un doux euphémisme. Selon un article qui paraît aujourd'hui dans la «Basler Zeitung», ce ne sont pas moins de la moitié des 200 classeurs fédéraux assemblés par le MPC qui ont été liquidés. L'article du quotidien bâlois confirme et complète les informations dont différents médias alémaniques et «Le Nouvelliste» ont déjà fait état.

Séance secrète

L'action ordonnée par le Conseil fédéral lors de sa fameuse séance secrète du 14 novembre se serait déroulée sous la férule du directeur de l'Office fédéral de la justice, Michael Leupold. Le Service de renseignement stratégique a notamment reçu l'ordre de détruire toutes les pièces ayant trait à cette affaire, affirme la «Basler Zeitung».

Mais plusieurs erreurs ont été commises. Tout d'abord l'index qui accompagne les dossiers n'a pas été modifié. Andreas Müller, le juge d'instruction fédéral qui a réceptionné le dossier, n'a donc eu aucune peine à s'apercevoir qu'un grand nombre de pièces manquait.

Mieux. Les responsables de cette action «nuit et brouillard» ont totalement oublié que H.M.*, un des ingénieurs sous enquête, avait réclamé sa libération en avril 2007. Cette requête a été rejetée en juillet 2007 par le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone, puis en octobre 2007 par le Tribunal fédéral de Lausanne. Or, afin de pouvoir statuer, les deux tribunaux ont reçu des copies complètes des dossiers, assure la «Basler Zeitung». D'autres documents seront simplement réclamés une nouvelle fois aux autorités judiciaires étrangères qui les ont fournies. Indépendant, un juge fédéral a parfaitement le droit d'effectuer ces demandes d'entraide judiciaire et Andreas Müller n'a jamais caché qu'il entendait faire usage de toutes ses compétences.

Plus fou encore: des fonctionnaires rebelles ont fait des doubles de documents particulièrement délicats, notamment pour les remettre à la presse. Ainsi, la «SonntagsZeitung» a reçu la copie d'un «accord» daté du 21 juin 2003 entre T.M.*, le frère de H.M*, lui aussi en prison, et la CIA. Cet «accord» règle l'échange d'informations avec 1 million de dollars, peut-on lire dans l'édition du 23 mars de l'hebdomadaire dominical.

La chronologie des événements commence aussi à se dessiner. Le 27 juillet 2007, Christoph Blocher est à Washington pour rencontrer plusieurs hauts responsables américains de la sécurité. Il voit notamment le ministre de la Justice Alberto Gonzalez, le secrétaire à la sécurité intérieure Michael Chertoff, le directeur du FBI Robert Mueller et le directeur des services de renseignements Mike McConnell. Les problèmes de la CIA avec l'affaire H* auraient alors été évoqués.

Dans l'immédiat, il ne se passe cependant rien. C'est seulement quand le Tribunal fédéral rejette en octobre 2007 la requête de libération de H.M.* que Christoph Blocher se met en mouvement et demande la discussion secrète avec ses collègues du Conseil fédéral qui débouche sur l'opération de liquidation des dossiers.

C'est Eveline Widmer-Schlumpf qui doit maintenant gérer les conséquences de toute cette affaire. Elle a déjà acquis l'intime conviction que le Conseil fédéral doit communiquer sur cette affaire. Mais pour l'heure, elle veut que les enquêteurs et la délégation de gestion, qui se penche déjà sur ce dossier, puissent faire leur travail.

 

Prison avec sursis pour un ingénieur allemand

4/9/2007 - Un ingénieur allemand a été condamné à 18 ans de prison avec sursis mardi en Afrique du Sud après avoir plaidé coupable d'implication dans un trafic international de technologie nucléaire. Gerhard Wisser, qui réside en Afrique du Sud, était accusé de liens avec un réseau dirigé par Abdul Qadeer Khan, le "père" de la bombe atomique pakistanaise qui a reconnu avoir transmis des secrets nucléaires à des pays frappés d'embargo international. [lire: Le Pakistan, l'Inde et la bombe] Dans le cadre d'une transaction avec le ministère public, Wisser a plaidé coupable de faux, de fabrication et exportation d'autoclaves et d'autres composants susceptibles d'être intégrés à des programmes d'armement nucléaire au Pakistan et en Libye. Trois autres chefs d'accusation ont été abandonnés. En acceptant de coopérer avec les autorités, il a aussi renoncé à 3,8 millions de dollars (2,8 millions d'euros) et à six millions de rands (825.000 dollars) de revenus provenant de ses activités illicites. L'Autorité nationale chargée des poursuites (NPA) a donné son accord pour que la peine de Wisser soit assortie d'un sursis de cinq ans.

 

Nucléaire libyen: un Allemand renvoyé devant la justice

MANNHEIM (16 décembre 2005) - Un homme d'affaires allemand a été renvoyé devant la justice pour participation au programme nucléaire libyen, a indiqué vendredi le Parquet de Mannheim (sud-ouest).
Cet homme de 62 ans, qui avait été extradé en juin de Suisse, où il vivait, est accusé d'avoir enfreint la législation sur le commerce extérieur et le contrôle des armes, qui encadre très strictement la livraison de technologie sensible à l'étranger, a précisé une porte-parole. Placé en détention préventive, il récuse les accusations, selon la même source.
L'Allemand, dont l'identité n'a pas été dévoilée, a soutenu à partir de 1999 la Libye dans le développement et la construction de centrifugeuses utilisées pour l'enrichissement d'uranium. Il aurait fait produire en Afrique du Sud des pièces pour ces centrifugeuses. Sa coopération aurait été rémunérée à hauteur de douze millions d'euros.
Les installations auraient pu produire 28 kilogrammes d'urianium hautement enrichi par mois, alors qu'il n'en faut que dix environ pour construire une bombe atomique moderne. Mais la livraison n'a jamais eu lieu car la Libye a officiellement cessé son programme atomique fin 2003 et rendu publiques ses activités.