Le Nouvelliste.ch, 17/5/2008: 

Cent classeurs de l'enquête sur Khan envoyés au broyeur

NUIT ET BROUILLARD - L'opération visait à éliminer des informations sensibles sur la CIA découvertes dans le cadre de l'enquête sur les Suisses mêlés au résesau pakistanais de trafic nucléaire. Mais des copies existent...

Depuis 2005, une famille d'ingénieurs suisses fait l'objet d'une enquête pour le rôle qu'ils ont joué dans le réseau de trafic nucléaire d'Abdul Quadeer Khan, le père de la bombe nucléaire pakistanaise. L'affaire est politiquement explosive. A la demande insistante de Washington, le Conseil fédéral aurait ordonné secrètement de faire disparaître des dossiers d'enquête toutes les pièces qui ont trait au rôle de la CIA dans cette affaire. Celle-ci aurait en effet «retourné» la famille suspecte pour la faire travailler contre Khan.

Dossier «incomplet»

Le juge d'instruction fédéral chargé de l'affaire a déclaré le 13 mars dernier que le dossier qui lui a été transmis par le Ministère public de la Confédération (MPC), le 1er février, est «incomplet». Plusieurs journaux, dont «Le Nouvelliste» (édition du 19 avril), ont déjà rapporté certaines pièces du puzzle et, depuis, les confidences se poursuivent sous les alcôves bernoises.

Car «incomplet» est un doux euphémisme. Selon un article qui paraît aujourd'hui dans la «Basler Zeitung», ce ne sont pas moins de la moitié des 200 classeurs fédéraux assemblés par le MPC qui ont été liquidés. L'article du quotidien bâlois confirme et complète les informations dont différents médias alémaniques et «Le Nouvelliste» ont déjà fait état.

Séance secrète

L'action ordonnée par le Conseil fédéral lors de sa fameuse séance secrète du 14 novembre se serait déroulée sous la férule du directeur de l'Office fédéral de la justice, Michael Leupold. Le Service de renseignement stratégique a notamment reçu l'ordre de détruire toutes les pièces ayant trait à cette affaire, affirme la «Basler Zeitung».

Mais plusieurs erreurs ont été commises. Tout d'abord l'index qui accompagne les dossiers n'a pas été modifié. Andreas Müller, le juge d'instruction fédéral qui a réceptionné le dossier, n'a donc eu aucune peine à s'apercevoir qu'un grand nombre de pièces manquait.

Mieux. Les responsables de cette action «nuit et brouillard» ont totalement oublié que H.M.*, un des ingénieurs sous enquête, avait réclamé sa libération en avril 2007. Cette requête a été rejetée en juillet 2007 par le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone, puis en octobre 2007 par le Tribunal fédéral de Lausanne. Or, afin de pouvoir statuer, les deux tribunaux ont reçu des copies complètes des dossiers, assure la «Basler Zeitung». D'autres documents seront simplement réclamés une nouvelle fois aux autorités judiciaires étrangères qui les ont fournies. Indépendant, un juge fédéral a parfaitement le droit d'effectuer ces demandes d'entraide judiciaire et Andreas Müller n'a jamais caché qu'il entendait faire usage de toutes ses compétences.

Plus fou encore: des fonctionnaires rebelles ont fait des doubles de documents particulièrement délicats, notamment pour les remettre à la presse. Ainsi, la «SonntagsZeitung» a reçu la copie d'un «accord» daté du 21 juin 2003 entre T.M.*, le frère de H.M*, lui aussi en prison, et la CIA. Cet «accord» règle l'échange d'informations avec 1 million de dollars, peut-on lire dans l'édition du 23 mars de l'hebdomadaire dominical.

La chronologie des événements commence aussi à se dessiner. Le 27 juillet 2007, Christoph Blocher est à Washington pour rencontrer plusieurs hauts responsables américains de la sécurité. Il voit notamment le ministre de la Justice Alberto Gonzalez, le secrétaire à la sécurité intérieure Michael Chertoff, le directeur du FBI Robert Mueller et le directeur des services de renseignements Mike McConnell. Les problèmes de la CIA avec l'affaire H* auraient alors été évoqués.

Dans l'immédiat, il ne se passe cependant rien. C'est seulement quand le Tribunal fédéral rejette en octobre 2007 la requête de libération de H.M.* que Christoph Blocher se met en mouvement et demande la discussion secrète avec ses collègues du Conseil fédéral qui débouche sur l'opération de liquidation des dossiers.

C'est Eveline Widmer-Schlumpf qui doit maintenant gérer les conséquences de toute cette affaire. Elle a déjà acquis l'intime conviction que le Conseil fédéral doit communiquer sur cette affaire. Mais pour l'heure, elle veut que les enquêteurs et la délégation de gestion, qui se penche déjà sur ce dossier, puissent faire leur travail.