Soldats américains irradiés: Le cas Smitherman


John D. Smitherman, son histoire est exemplaire. Un documentaire de Robert Stone, Opération Crossroads, montre les marins de l'US Navy montant à bord des navires qui n'ont pas coulé, dans le crépitement des compteurs Geiger. Le narrateur John D. Smitherman qui a survécu à l'opération est en bien piteux état: il a perdu ses deux jambes, amputées après qu'elles ont gonflé démesurément, et son bras gauche fut atteint de la même "mystérieuse" maladie, dont il est mort.

Depuis des années, il est établi que de nombreux Américains ayant participé ou assisté à des expériences atomiques ont été touchés par des radiations, soit par le rayonnement direct, soit par les retombées ou les débris radioactifs.

(...) La plupart des victimes, souvent d'anciens militaires, avaient participé à des manoeuvres " en situation réelle ". D'autres victimes furent aussi les habitants riverains des champs d'expérimentations du Nevada ou de l'Utah. On estime qu'entre 1946 et 1963 au moins 200 000 G.I. ont assisté à des expériences dans des conditions de sécurité plus que douteuses.
Une enquête parlementaire britannique a révélé en mars 1984 que durant la même période, plusieurs milliers de soldats de Sa Majesté ont été volontairement exposés " pour constater les effets ", avouent les amiraux et les généraux dans leurs rapports de l'époque, rapports secrets bien évidemment. Aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, beaucoup de ces anciens militaires sont morts prématurément ou sont atteints de maladies incurables à l'évolution mal connue.
Dans ces deux pays, des associations ont été fondées afin de défendre les intérêts dés anciens " militaires nucléaires ". L'un d'entre eux, John Smitherman, atteint d'une grave maladie, fut d'abord pris en charge par le Veterans Appeal Board Office. Devant l'échec des médecins américains face à son affection, il décida de se rendre au Japon pour consulter le docteur Hida et le docteur Abe, spécialistes des maladies dues à la bombe atomique.
Le résumé du dossier médical de John D. Smitherman montre à quel point les effets des radiations peuvent se manifester de manière insidieuse, très longtemps après le sujet a été exposé.

Historique

En juillet 1946 lors de l'«Opération Crossroads», John D. Smitherman, marin de l'U.S. Navy, servait à bord du navire Allen N. Sumner croisant à proximité des îles Marshall, devant l'atoll de Bikini.

Le premier juillet, il assiste à l'essai d'une bombe atomique dénommée " Abel ", identique à celle lancée sur Hiroshima. Son bateau évolue dans un rayon de trente kilomètres autour du point de l'explosion. D'après son récit, les marins vêtus seulement de shorts et tee-shirts reçoivent des retombées de l'explosion. Il faut savoir que ces poussières contiennent du sable, de minuscules débris de pierre, de métal ; ces matériaux se sont vaporisés et sont devenus fortement radioactifs. A l'issue de la premières expérience, il fait partie d'une mission qui va, sans vêtements spéciaux, sur la plage de l'atoll rechercher une caméra automatique protégée par une boîte de plomb spécialement conçue.

Le cuirassé américain USS Nevada à 600 m du point zéro du "test Abel" est visité par des soldats en chemisette...

L'épave d'un camion militaire sur le pont de l'USS Nevada. Un militaire du Groupe de contrôle des dommages, remplit des formulaires préparés avant les tests pour assurer une bonne communication des données.

Les restes d'un hydravion sur l'USS Nevada.

Le 25 juillet, il assiste à l'essai atomique " Baker " et, là encore, des débris radioactifs, mais aussi de l'eau de mer soulevée par l'explosion, retombent sur le pont du navire. Dix heures après l'essai, le Allen N. Summer met le cap sur la zone de tir et, pendant ce temps, John Smitherman reçoit l'ordre avec d'autres jeunes recrues de lessiver le pont et les superstructures du bâtiment recouverts par les retombées.
Pendant vingt jours, le bateau de guerre va rester ancré à proximité du point zéro. Pendant vingt jours entiers, les marins vivent en milieu contaminé. Ils boivent l'eau de l'île où a eu lieu l'expérience, se baignent dans le lagon ou utilisent son eau pour faire la lessive... Comme il fait chaud, chaque nuit les hommes dorment sur les ponts du navire...

L'essai "Baker".

Premiers symptômes

Un mois après ces événements, John D. Smitherman ressent des douleurs dans les jambes et ses pieds commencent à enfler. Le gonflement s'aggrave et atteint les genoux. Les douleurs sont si vives que l'on doit l'hospitaliser à l'hôpital de la Marine à Honolulu. On le transfère ensuite à l'hôpital de l'Armée en Californie où les médecins diagnostiquent une néphrite... Réformé, il quitte l'hôpital au bout de quatre mois.
Pendant vingt-cinq ans, John Smitherman souffre de ses jambes, les gonflements et les inflammations persistent, le mal s'accentue ou diminue suivant les périodes, bref, cette affection devient un handicap permanent. On soigne la douleur sans vouloir connaître les causes du mal : John Smitherman est persuadé que la contamination radioactive est responsable de son atteinte, ce que n'admet pas la médecine militaire.

Évolution de la maladie

En 1972, à cause de violentes douleurs thoraciques, on doit l'hospitaliser d'urgence, mais le corps médical ne s'explique pas ses douleurs. Une coronographie ne présente rien de particulier. Un an plus tard, on doit l'opérer pour effectuer un pontage aorto-iliaque, puis une embolectomie fémorale.
En 1975, il ressent de fortes douleurs thoraciques ; il se trouve dans des états de transpiration et d'essoufflement intenses et doit entrer en réanimation à l'hôpital Saint Joseph.
A partir de 1976, la vie de John D. Smitherman va devenir un calvaire que les médecins militaires américains essaieront d'atténuer par tous les moyens existants. Le gonflement de ses membres augmente ; le liquide lymphatique s'accumule et des infections cellulitiques se déclarent.
En 1977, il est amputé de la jambe gauche ; en 1978, de la jambe droite, mais les moignons eux-mêmes deviennent des foyers d'inflammation.
En octobre 1979, son bras gauche est pris par le mal et le lymphoedème qui s'étend de la main jusqu'au coude se développe régulièrement. A son tour, le bras droit présente des symptômes inquiétants. La douleur devient insupportable. Après de multiples examens, les médecins militaires ne peuvent que recommander l'amputation du bras gauche que Smitherman refusera.
Durant deux années, John Smitherman sort d'un hôpital pour entrer dans un autre. Après une nouvelle demande d'amputation de ses médecins américains, il décide de partir au Japon pour y rencontrer le docteur Hida. En août 1982, il est hospitalisé à l'hôpital de Kyodo où l'on connaît bien les maladies dues à la bombe atomique.
Pendant son séjour, il sera soigné par les équipes des docteurs Hida et Abe qui lui feront subir les examens les plus complets. L'examen chromosomique ne permet pas d'affirmer qu'il y a eu irradiation du sujet, bien que les tissus observés révèlent certaines modifications cellulaires.
Devant l'impossibilité de trouver un traitement efficace, les médecins japonais feront porter leurs efforts sur le soulagement de la douleur, notamment grâce à l'acupuncture.
Le rapport médical établi par l'hôpital de Kyodo insiste sur les difficultés des militaires irradiés à faire reconnaître leurs maladies. Par exemple, pour John D. Smitherman, le Veterans Appeal Board Office lui refuse le statut de " soldat nucléaire " qui lui donnerait droit à une pension. L'argument invoqué est que, à l'époque, en 1946, on a mesuré avec des badges doseurs la radioactivité reçue, sur un échantillonnage de 26 marins parmi les 262 hommes d'équipage du navire ; ces mesures se sont révélées négatives pour ce qui est du rayonnement gamma.
L'administration, à partir de cette mesure unique effectuée par un procédé empirique, affirme que John D. Smitherman n'a pas été irradié. Des spécialistes américains et japonais pensent le contraire :
- en effet, seuls 10% de l'équipage portaient des badges de mesures ;
- les mesures ne portaient que sur les radiations gamma ;
- les mesures ne portaient que sur la radioactivité directe, émise au moment de l'explosion, et aucune mesure n'a été faite pour les retombées ;
- il est classique de voir les tissus lymphatiques affectés par des doses minimales de rayonnements à peine mesurables ;
- grâce à de nouvelles recherches effectuées par le docteur Petkau, on sait maintenant qu'une irradiation (bêta) très faible mais prolongée, est plus grave qu'une forte exposition brève, et que les membranes des cellules sont endommagées de toute façon ;
- une exposition aux rayons bêta provoque des érythèmes, mais aussi l'altération des tissus, des vaisseaux sanguins et du système lymphatique.

En conclusion, le rapport indique que, dans ce genre d'irradiation " faible ", la maladie intervient souvent longtemps après, et qu'il est toujours difficile de déterminer d'une manière absolue la cause du mal. Il y est dit également que les gouvernements détenteurs de l'énergie nucléaire (militaire ou civile) ont tendance à dissimuler ou ignorer les maladies atomiques et ce, pour des raisons politiques. Ainsi, lorsque les pêcheurs japonais ou les habitants de Micronésie furent irradiés, les autorités japonaises ou américaines ignorèrent purent et simplement la gravité du mal. Encore aujourd'hui, on connaît peu ces maladies et le rapport du docteur Hida déplore le peu d'information médicale circulant sur les cas d'irradiation...

Lorsque ce document a été établi, John D. Smitherman vivait encore. Il est mort à l'automne 1983.

 

Lire:

Le scandale des cobayes humains

Cobayes soviétiques aux Kazakhstan : « Le polygone atomique de Semipalatinsk vu par mes propres yeux »

Commission d'enquête sur les essais nucléaires en Polynésie française

La lutte des vétérans des essais nucléaires français


Voir:

Cobayes américains à Bikini : "Hafelife" 80 mn en RealVidéo 21 kb de Denis O'Rourk 1985; Lors de l'essai "Bravo" les habitants de deux atolls sont délibérément soumis aux radiations.