Der Spiegel, 1/1/90:

Victimes de radiations au Kazakhstan
Strahlenopfer in Kasachstan

Des enfants avec des doigts ou des orteils en surnombre, affectés de cancers des intestins ou des reins: ce sont des victimes des essais atomiques soviétiques. Lors du premier essai de la bombe H en 1953, des gens ont même été délibérément exposés. Le journaliste danois Thomas Heurlin est parvenu dans les environs immédiats de la zone d'essais. L'article du "Spiegel" donne des extraits de son compte-rendu.

Tugai Rakiembiev, 59 ans, paraplégique, raconte: "Au début de l'été 1953, des soldats sont venus dans notre village. Un officier nous a dit que les habitants et le bétail devaient être évacués, à l'exception de 40 personnes, dont moi. Il nous a fallu rester."

Il a passé la plus grande partie des trente dernières années au lit, dans une hutte en bois du village de Karaul, à 100 kilomètres des terrains d'essai de bombes à hydrogène. Tugai Rakiembiev connaît les causes de son état de santé. C'est un des rares survivants du groupe de cobayes.

"On nous a laissé là, sans que nous ayons la moindre idée de ce qui allait se passer. Le lendemain matin, il y a eu un vent violent, et une lueur beaucoup plus forte que celle du soleil. L'horizon est devenu rouge, et nous avons vu un gros nuage en forme de champignon. Quelques minutes plus tard un nuage de poussière est arrivé. Une heure après, les soldats sont revenus. Ils portaient des masques à gaz et un vêtement protecteur spécial. Ils nous ont ordonné de grimper dans des voitures (...)."

"Les automobiles se sont arrêtées devant un camp militaire. On a crié nos noms et on nous a inspectés avec un dosimètre. Enfin, ils nous ont ordonné de boire 200 grammes de vodka."

Les 40 villageois sont restés dans l'ignorance, les soldats les ont emmenés et ils sont restés 18 jours dans un sovkhoze distant d'une centaine de kilometres. A leur retour, on leur a fait une prise de sang.

Talrat Selambekov, 64 ans, est lui aussi un cobaye survivant. Il raconte qu'en 1954 il a été amené avec sept des 40 personnes à Semipalatinsk, et mis en observation pendant 45 Jours dans un institut médical secret (le "Dispensaire numéro 4").

"Le directeur du dispensaire nous a expliqué qu'on nous examinait dans l'intérêt de la science et pour le bien des générations à venir. Nous n'avons pas osé protester, la situation était alors différente. Nos femmes craignaient également qu'on ne nous ait enlevé pour nous fusiller. Elles ont envoyé une délégation au Comité du Parti et ont demandé ce qui nous était arrivé."

D'après Rakiembiev et Selambekov, il y a à l'heure actuelle 7 survivants sur les 40 personnes qui furent choisies pour servir de cobayes. La plupart sont mortes avant d'atteindre 50 ans, de leucémie, de cancers des ganglions lymphatiques, de cancers de la peau, etc., ou de maladies de coeur.

Rakiembiev reçoit une pension de 112 roubles par mois. "Je suis depuis 30 ans dans cette maison. Mon existence est privée de sens, et je ne suis qu'un fardeau pour ma famille comme pour l'humanité".

Ce n'est là qu'une des innombrables tragédies que vivent les habitants des environs des gigantesques établissements atomiques du Kazakhstan. La crainte de représailles et l'isolement de la vie dans la steppe ont pendant quarante ans retenu les villageois de parler publiquement des conséquences de 500 explosions atomiques dans la région (161 ont eu lieu dans l'atmosphère).

Les étrangers n'ont pas accès à la région de Semipalatinsk. Les visas ne sont délivrés que de façon très exceptionnelle. Depuis la convention de 1963, signée avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, l'URSS n'a plus effectué d'essai à l'air libre. La glasnost permet aux villageois d'oser parler de leurs tourments. En février 1989 les autorités ont dû autoriser un mouvement local de citoyens opposés aux essais atomiques. La plupart des personnes âgées vivant dans les villages ont leur propre histoire tragique à raconter sur les champignons de fumée. Les autorités sont aujourd'hui contraintes de prendre en compte ces compte-rendus. Lors d'une conférence scientifique à Semipalatinsk, à laquelle des spécialistes de toute l'union soviétique participaient, les affirmations des villageois suivant lesquels le nombre des cancers est plus élevé que partout ailleurs ont été confirmées.

La conférence a également jugé sévèrement l'activité secrète de recherche du dispensaire n°4 et a qualifié cette activité de "violation des principes humanitaires de compassion et d'éthique médicale".

Tout au long des 40 années d'essais atomiques, le Ministère de la Santé a fait examiner régulièrement et en secret des groupes spécialement choisis d'habitants de la région. Beaucoup sont restés des mois durant au Dispensaire n°4, que Lavrenti Béria (le chef de la police secrète de Staline, et le responsable du suivi du programme nucléaire qui fut liquidé peu après la mort de Staline) avait fait construire. La clinique secrète fut transmise en 1954 au Ministère de la Santé.

Nagias Zenbaïeva, médecin qui exerce au village de Sarschal depuis 21 ans, situé à 28 kilomètres du polygone de tir atomique, n'a jamais pu avoir connaissance ni de la raison ni du but de ces analyses: "Je ne peux qu'attester que la plupart des 243 personnes qui au cours des dernières décennies ont subi des analyses au Dispensaire n°4 sont mortes depuis. La plupart du cancer, quelques unes de maladies de coeur et d'autres se sont suicidées."

Des médecins exerçant à Semipalatinsk se sont également émus des activités du Dispensaire: "Nous savons qu'on a fait des années durant des analyses sur des personnes qui avalent été irradiées, mais nous ne connaissons rien des résultats", dit Maria Changuelova. Il est pour elle difficile de juger des collègues, "mais ces docteurs qui ont reçu l'enseignement de la médecine ne font qu'examiner les patients, ils ne leur fournissent aucun traitement. Les statistiques médicales secrètes et les institutions médicales fermées sont un crime".

Madame Changuelova est née et a grandi dans le village de Karaul. Elle assure que Rakiembiev et les 39 autres cobayes ont été laissés en arrière au moment de l'explosion de la bombe H de 1953.

Les témoins vivent encore, notamment le membre de l'Académie des Sciences du Kazakhstan, S.B. Balmukhanov, directeur adjoint de l'Institut d'Oncologie et de recherche sur l'irradiation d'Alma Ata (capitale du Kazakhstan). D'après lui, on aurait délibérément laissé des gens de Karaul se faire irradier lors de la première explosion atomique, et il en aurait été de même dans le village de Kainar. "16 personnes de Kainar ont dû rester tandis que les autres habitants étaient évacués pour la durée de l'essai atomique".

De 1953 à 1958 il a lui-même étudié les conséquences du programme de recherche atomique sur la santé des gens à Semipalatlnsk, sur l'ordre de l'Académie des Sciences du Kazakhstan. Les autorités centrales de Moscou avaient mis en place ce programme de recherche. Les premiers résultats ont été sujets à contestation. Le matériel de recherche de Baimukhanov a été saisi et classé secret d'état.

De nombreux médecins de la région sont aujourd'hui prêts à parler ouvertement des conclusions des recherches. Des médecins d'un hôpital pour enfants ont déclaré qu'ils avaient traité un nombre anormalement élevé de patients qui souffraient de déficiences congénitales.

"Il y a trois jours un nouveau né nous est arrivé avec un cancer du rein. Dernièrement, deux enfants de la zone des essais sont venus, ils souffraient tous deux d'un cancer des intestins, un seul a survécu. Nous n'avions pas d'autre choix que d'opérer", rapporte un médecin. Il considère que la cause du plus grand nombre de domages prénataux est liée aux essais atomiques

"J'ai onze ans d'expérience pratique comme médecin. J'ai travaillé pendant sept ans dans une autre région du Kazakhstan, les tares de naissance y étaient rares, tandis qu'ici nous en voyons beaucoup. Des maladies de coeur, des membres monstrueux sont très répandus. Nous voyons souvent des enfants qui ont des doigts ou des orteils surnuméraires. Il n'y a pas de doute que l'irradiation joue ici un role important."

Dans les derniers mois, le Ministère de la Santé a été violemment critiqué parce qu'il retiendrait l'information sur la catastrophe de Tchernobyl survenue en 1986. Cela ne surprend donc personne que ce ministère, malgré de nombreuses demandes, se refuse toujours à donner des informations sur les victimes irradiées par les essais atomiques dans le Kazakhstan.

Le médecin chef du Dispensaire n°4 s'appelle Goussev. Il a refusé de donner une interview. Le Général-Lieutenant Ilyenko, dont dépend la zone a démenti avec fureur que des civils aient été exposés aux essais des années cinquante. "Ce sont des assertions d'extrémistes et de provocateurs. Depuis le début, tout a été fait pour protéger les populations locales". Seuls des animaux auraient été utilisés pour ces expériences...

Thomas Von Heurlin