Photo, mai 2004.

Interview en 1990 de Georges Lépine, 53 ans, docteur ès science.
Il est vice-président et l'un des fondateurs de l'organisation bénévole inter-Républiques Union Tchernobyl (reconnue par le Conseil des ministres d'Ukraine le 14 février 1990).

Il s'est rendu à Tchernobyl dès novembre 1986. Lors d'une conférence tenue en septembre 1992 à Berlin et consacrée aux victimes des radiations, Georges Lépine a indiqué que 70 000 liquidateurs étaient invalides et que 13 000, âgés de 35 ans en moyenne, étaient déjà morts (WiseAmsterdam n°381, 30/10/92).

Aujourd'hui on entend souvent des lamentations sur Tchernobyl. Mais que peut-on en dire et que peut-on écrire là-dessus ? Je pense que Tchernobyl attend toujours son Soljenitsyne qui dira la vérité.
Le pire, c'est que Soljenitsyne a décrit le passé. Le passé relativement éloigné, alors que Tchernobyl c'est maintenant. Aujourd'hui.
Prenez, par exemple, le mensonge par omission qui a coûté si cher aux habitants de Pripyat et des villages alentour. La seule explication pour comprendre ce qui s'est passé à Pripyat dans les 36 premières heures après l'accident, c'est qu'on a essayé de dissimuler ce qui venait d'arriver. On a essayé d'empêcher la glasnost. Ceux qui finalement ont pris la décision d'évacuer les habitants n'imaginaient pas qu'ils les sauvaient. C'est la chance qui les a sauvés en fait « la langue » de débris issus du réacteur est passée juste au sud de la ville, par la « Forêt Rousse ». C'est cette zone de forêt qui a d'abord souffert du coup le plus brutal. Si le vent avait légèrement tourné, ces 36 heures auraient alors été les dernières pour une foule de gens
Mais même à ce moment-là, le jeu de « Je ne sais rien, je n'ai rien entendu, je ne dirai rien » a été joué suffisamment longtemps pour qu'en soient affectés les habitants de Pripyat.
Il est vrai que les habitants de Pripyat disent souvent que les dirigeants de la province et de la République ne les ont pas oubliés mais ces derniers étaient tout simplement incapables de faire deux choses à la fois. D'abord, il fallait évacuer d'autres personnes d'endroits beaucoup plus dangereux leurs parents devaient être évacués de Kiev. Ensuite viendrait le tour de Pripyat (2).
On justifie ce genre de choses en parlant de « mensonges dont sortirait un plus grand bien », « de mensonge qui sauve », et même de « mensonges sacrés ». Peut-être. Mais était-on dans une telle situation ? Sommes-nous si faibles que nous ne puissions accepter la vérité, même si elle est souvent très cruelle ? Quand comprendrons-nous que le progrès est impensable si l'on n'a pas la force que la vérité peut donner?
On n'a pas du tout tenu compte du fait que les gens impliqués dans les travaux d'urgence et de liquidation des conséquences de l'accident souffriraient de sérieuses séquelles. Cela doit être souligné avec force.
Il suffit de consulter nos journaux. Où trouve-t-on imprimé le nombre de personnes mortes à la suite de Tchernobyl ? On peut à la rigueur trouver le chiffre 30. C'est tout. Mais le 31e ne sera pas mentionné. Mais je peux donner un chiffre différent. Entre 5 000 et 7 000 personnes de Tchernobyl sont mortes à ce jour (3). Elles ont été éparpillées dans toute l'URSS. Nous ne pouvons les compter avec précision. Mais le chiffre peut être estimé sur la base des témoignages fournis régulièrement à notre organisation.
Et que penser de cet autre gros mensonge qui semble avoir le soutien du ministère de la Santé lui-même et qui apparaît dans le marquage « sans lien avec les radiations ». Combien y a-t-il de personnes sérieusement malades à cause de l'accident qui ne peuvent se débarrasser de ce sale et inhumain marquage ?
Lorsque j'ai tenté de demander à notre centre médical local de quoi mouraient les gens qui étaient allés à Tchernobyl, on m'a répondu : « Que voulez-vous dire ? Cela n'a rien à voir avec Tchernobyl. Ils meurent d'autres causes. Certains d'attaques cardiaques. D'autres se suicident.
Mais pourquoi ? Après tout, on a conduit ces gens là. Et si un garçon de 25 ou 30 ans devient complètement handicapé et vit avec une pension misérable de 70 à 100 roubles par mois ? Et s'il a une famille ? Que fera-t-il ? Il n'a qu'une seule chose à faire se pendre ou se noyer.
Nous estimons qu'il y a aujourd'hui au moins 50 000 handicapés parmi ceux qui ont pris part aux travaux d'urgence. Les membres de notre organisation à Moscou ont essayé de les dénombrer - ils pensent que le nombre est plus proche de 100 000. Je pense que le chiffre de 50 000 est plus proche de la vérité pour l'instant. Cela fait environ 10 % du nombre total des personnes qui sont passées par Tchernobyl pendant les opérations d'urgence.
Hé1as, Mikhail Sergeyevitch (Gorbatchev) ne nous a pas honorés de son attention nous, humbles travailleurs de Tchernobyl. Nous aurions beaucoup de choses à lui dire. Et cela ferait sans doute un peu de bien. Quant à cette « représentation théâtrale » qu'on nous a montrée à la télévision, elle pourrait prendre sa place véritable parmi les oeuvres classiques de cette période de l'histoire que nous tentons si désespérément d'abandonner (4).
Il est évident que ce mensonge, qui se présente sous diverses formes mais qui est le même dans son essence, sert le but de quelques personnages. Sans doute, pour ces « quelques personnages », le mensonge est-il le seul moyen possible de survivre.
Quel paradoxe que l'honnêteté, l'ouverture, la glasnost soit devenue une sorte de façade derrière laquelle on continue d'agir, selon notre vieille habitude ô ! combien profondément enracinée, depuis une coulisse remplie de toutes sortes de déformations, d'hypocrisie, de fauxsemblants, de purs mensonges et de demi-vérités.
Mais écoutez ce que disent « les liquidateurs », comme on appelle ceux qui sont passés par la zone du désastre. Essayez de les comprendre. Leur tragédie vous bouleversera.
(...) Une grève de la faim dans la plus grande clinique radiologique du pays, à Pushche-Volodetse, dans une banlieue près de Kiev. Les mineurs font une grève de la faim. Le danger et le risque, c'était leur métier. Mais les risques qu'ils ont pris en mai et juin 1986 ont été les derniers de leur courte vie. Ces jeunes garçons, comme plusieurs milliers de gens passés à Tchernobyl, ont été conduits à la mort, dans un tunnel sans lumière au bout. Tout ce qu'ils avaient espéré s'est effondré à ce moment-là pour de nombreuses années. Tchernobyl a simplement révélé la nature de ce qu'ils avaient vécu longtemps avant que l'accident ne se produise. L'incendie de Tchernobyl a aidé à éclairer les aspects cachés de notre système, les endroits que l'on ne voulait pas voir, sur lesquels nous gardions honteusement le silence. Le mythe selon lequel le mot de « citoyen » résonne dans notre pays a été en un instant réduit en cendre.
Docteurs ! Docteurs ! » Le troisième jour de la grève de la faim, on a pu entendre cet appel cinq fois. Une ambulance emportait alors un garçon. Un autre était emporté en salle de réanimation. Les autres étaient soignés sur place. Tout le monde savait qu'une grève de la faim était mortellement dangereuse pour ces jeunes à ce moment-là. Quel mépris de leur dignité, de leur sort et de leur vie avait-il bien pu les conduire à prendre une telle décision ? Que pouvaient-ils gagner ? Dans ce cas encore, quelques flashes de lumière dans la pénombre de leur tunnel. Une petite part de ce qu'un être humain est en droit d'attendre d'une société civilisée.
Ils n'ont pas cherché à atteindre des buts personnels. L'attitude inhumaine à l'égard des victimes de Tchernobyl est toujours la règle absolue. Autrefois en bonne santé, ces gens sont tombés malades, incapables de travailler ou sont morts après Tchernobyl. Le gouvernement fait tout, non pour sauver les gens, mais pour défendre l'Etat contre ces gens qui ont fait honnêtement leur devoir de citoyens, et qui ont risqué leur vie en répondant à l'appel de ce même État. Il est difficile de considérer qu'une telle attitude à l'égard des victimes de Tchernobyl est digne d'un État qui se respecte.

Propos rapportés par Vladimir Tchernoussenko dans son livre Insight from the Inside, Springer Verlag 1991.
Traduction de l'anglais par l'ACNM (Association Contre le Nucléaire et son Monde).

 

1. Voici un fait rarement noté : « La plupart des animaux sauvages qui se trouvaient dans les zones de plus fortes retombées sont morts ; des cadavres portant des brûlures cutanées témoignèrent alors de doses rapidement mortelles » (Science et vie n° 900 septembre 1992).

2. Selon Konstantin I. Massik, Premier ministre adjoint de la RSS d'Ukraine, dans la seul Ukraine, « dès le mois de mai 1986, le transfert, dans des régions non contaminées de la République, de 526 000 écoliers et mères de familles accompagnées de leurs enfants fut organisé ». (in « L'accident de Tchernobyl : le fond du problème » Unesco : Tchernobyl, le bilan 1991). En fait, environ un million de personnes ont abandonné précipitamment Kiev après la catastrophe « Les premiers jours, la gare de chemin de fer avait été le théatre d'une pagaille inimaginable. La foule avait été encore plus dense que pendant la retraite en 1941 [...]. La panique avait commencé parce que des gens haut placés avaient fait quitter Kiev à leurs enfants, en secret. On n'avait pas tardé à le découvrir dans les écoles, les classes s'étaient clairsemées ». (G. Medvedev, La vérité sur Tchernobyl p 249)

3. Le professeur Lépine donne ici le nombre de morts parmi les 25 000 personnes environ qui ont travaillé dans les zones de haute radioactivité (25 000 liquidateurs ont construit le sarcophage). Ce chiffre concerne des personnes ayant moins de 35 ans, précise V. Tchernoussenko. Le gouvernement ukrainien a indiqué le 22 avril 1992, que « 6 000 à 8 000 habitants dc l'Ukraine sont morts des suites de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl » (AFP 23 /4/92)

4. Lépine fait allusion à la visite de Mikhail et Raïssa Gorbatchev à Tchernobyl le 23 février 1990. Elle dura 40 minutes.