Extrait de "Une explosion discrète a ébranlé le monde", Science et Vie n°489, juin 1958:
Mais en suggérant qu'en interdisant
les explosions nucléaires de ce type, on renonçait
en même temps à un avenir éblouissant d'expansion
industrielle, Libby avait raison. Le "petit objet" déposé
au fond d'une montagne de Yucca Flat n'était déjà
plus, à proprement parler, une bombe : c'était
le nouvel explosif, la super-dynamite atomique qui va nous permettre
d'ouvrir de nouvelles routes au progrès, de faire sauter
devant nous quelques-uns des plus grands obstacles que la matière
oppose encore à notre avance technique.
Au lieu de lâcher des mégatonnes d'énergie
indomptée contre les villes ennemies, on les fera travailler.
Treize ans après sa naissance, la bombe atomique est sur
le point d'être capturée vivante : alors qu'on
exploite seulement l'atome par fission contrôlée
dans les réacteurs, on va pouvoir utiliser directement
l'énergie foudroyante de l'explosion !
A Paris, un homme modeste et retiré a hoché la tête
d'un air entendu c'est notre collaborateur Camille Rougeron. Rien
de tout cela ne pouvait l'étonner. Pour lui, la première
explosion atomique souterraine du monde était du déjà
vu. Son livre sur "Les Applications de l'Explosion Thermonucléaire"
(voir Science et Vie d'avril 1956) prédit avec une froide
précision, avec plusieurs années d'avance et par
les seuls calculs de l'esprit, ce que les savants de l'A.E.C.
ont découvert, après trois mois d'explorations délicates,
sur leur expérience du 19 septembre [Opération
Soc de Charrue, bombe 1,7 kilotonnes nom de code : Rainier].
En 1936, un Français était prophète en son pays: Camille Rougeron
Toutes les craintes qu'on a formulées sur les effets mécaniques d'une telle expérience, se sont révélées fausses : Camille Rougeron, par des raisonnements brillants, les avait depuis longtemps écartées. La pratique a donné raison à sa théorie. Et l'avenir va bientôt donner raison à son extraordinaire vision. Cet homme qui n'a pourtant jamais assisté à une explosion atomique de sa vie, est aujourd'hui le premier spécialiste mondial de la question. Son oeuvre, à deux occasions déjà, s'est révélée prophétique. En 1936 (dans l'Aviation de bombardement), il suggéra des armes inconnues : la bombe soufflante et la bombe fusée. Il était trop en avance sur les idées des chefs militaires de l'époque. L'histoire mit plusieurs années à rattraper Camille Rougeron. Aujourd'hui, nous entrons avec grand branle-bas dans un monde avec lequel, encore récemment, lui seul était familier : le monde de l'énergie explosive, dont il a anticipé toutes les applications jusque dans leurs derniers détails.
Dès la nouvelle de l'expérience Rainier trois des
plus grandes compagnies pétrolières américaines
se sont précipitées à l'A.E.C. Cela les intéressait
prodigieusement, beaucoup plus que cela n'intéressait l'Armée.
Elles avaient très bien compris : la première
application de la bombe atomique souterraine aura lieu dans l'industrie
du pétrole. L'or noir devient de plus en plus difficile
à trouver. Encore récemment, des nappes regorgeantes
d'huile s'offraient presque à ras du sol. Aujourd'hui,
il faut creuser à des kilomètres de profondeur pour
toucher le pétrole. Pire que tout, on ne sait pas l'extraire
rationnellement.
Avec les méthodes actuelles, prélever 30 % du pétrole
contenu dans un gisement est une performance record. Le reste
est perdu pour toujours au fond du sol. On abandonne ainsi d'incalculables
réserves avec une impuissance désespérante.
Et voilà que l'explosion
atomique souterraine va tout changer elle permettra facilement
d'extraire jusqu'à 80 % du gisement.
Avec son formidable dégagement de chaleur, elle libérera
ces milliards de tonnes de pétrole oublié. Elle
volatilisera les constituants légers et ce gaz à
haute pression refoulera les éléments vers la surface.
Les produits épais qui étaient restés prisonniers
des interstices de la roche souterraine seront chassés
à travers les pores. L'explosion ouvrira des tunnels d'écoulement
où l'huile passera librement. Une seule explosion thermonucléaire
au fond d'un forage ravivera les puits taris dans un rayon d'un
kilomètre, pendant plusieurs années.
95 % du pétrole était prisonnier du fond ; maintenant, il peut jaillir
Ainsi, des gisements condamnés,
qu'on disait épuisés, seront régénérés
d'un seul coup de bombe. Des puits désaffectés se
remettront à produire. Ils produiront dix, vingt fois le
total extrait jusqu'ici, dans le cas de
certains champs anciens de Pennsylvanie, où le gaspillage
a été tragique. Là, les flibustiers du pétrole,
avec une totale inconscience, ont criblé le sol de forages,
les ont laissé débiter à plein, jour et nuit,
pour drainer tout l'or noir du sous-sol vers eux. Les produits
les plus légers ont filé vers la sonde, les autres
se sont accrochés au fond ; il ne reste plus de gaz
pour les chasser. Dans certains gisements, 95 % du pétrole
est prisonnier du fond; maintenant, il peut jaillir. Pour la première
fois, on s'attaquera aussi à des gisements jusque-là
inexploitables.
On mettra en valeur aussi des gisements carbonifères considérés
comme inexploitables, soit parce que les couches sont trop minces,
soit parce qu'elles sont trop profondes. La boule de feu nucléaire aura comme effet foudroyant
de distiller le charbon et celui-ci deviendra une source de combustibles
liquides et gazeux. Cette perspective bouleverse absolument toutes
les estimations qu'on a pu faire sur les réserves de charbon
dans le monde : des dizaines de milliers de milliards de
tonnes, dont l'exploitation était impensable, donneront
par distillation souterraine les produits que l'on est obligé
d'extraire aujourd'hui des cornues d'usines à gaz. Le même procédé permettra d'exploiter
économiquement une matière première encore
généralement méprisée : le schiste
bitumineux. C'est un combustible inférieur, mais très
répandu. Son extraction devient intéressante à
partir du moment où l'explosion souterraine s'offre pour
arracher sur place cette vieille substance organique à
sa gangue rocheuse. C'est l'indépendance assurée,
en matière d'énergie, pour la plupart des pays.
En France, le gisement de Séverac contient à lui
seul 40 000 000 t d'huile de schiste.
Mais voici l'application
la plus révolutionnaire de la bombe nucléaire souterraine :
la production d'énergie à bon marché. Une fraction de l'énergie de l'explosion s'est
dissipée dans l'onde de choc ; le reste, la plus grosse
partie, est restée scellée dans la roche sous forme
de chaleur. Le Dr Libby a révélé que cette
chaleur, emmagasinée par le tuf poreux qui agit comme un
isolant thermique, aurait pu être exploitée encore
pendant des mois. Pourtant, il s'agissait d'une modeste petite
explosion (même pas le dixième de la puissance de
l'engin qui souffla Hiroshima) : dès maintenant, disent les techniciens, on pourrait
utiliser des charges cent fois plus puissantes et créer
de fantastiques marmites à pression dans les entrailles
de la Terre. De l'eau injectée dans une de ces fournaises
se transformerait instantanément en vapeur, qui alimenterait
une centrale électrique pendant des années. Ces
colossales chaudières souterraines de plusieurs dizaines
de millions de mètres cubes et au diamètre de centaines
de mètres, seront rechargées en eau et réchauffées
par des explosions successives de plus en plus puissantes, à
mesure que l'on, consommera leur vapeur. L'explosif atomique coûtera
200 fois moins cher que le charbon nécessaire pour produire
la même quantité d'énergie.
Le chauffage central terrestre est né ; il suffit de creuser à plus de 10 000 m
Camille Rougeron a vu tout cela clairement;
il a même vu beaucoup plus loin. Il propose une solution
mixte qui consiste à exploiter en même temps la chaleur
de la bombe et celle de la Terre. Car à mesure qu'on s'enfonce
dans le sol, la température augmente (d'un degré
centigrade tous les 33 mètres, à peu près).
La Terre est un gigantesque réservoir d'énergie
thermique qui pourrait alimenter des centrales de millions de
kilowatts et chauffer des villes entières. Mais on ne savait
pas jusqu'ici extraire cette chaleur on n'avait pas l'outil capable,
à des milliers de mètres de profondeur, d'aménager
des chambres de compression et des galeries qui formeraient l'immense
tuyauterie d'un chauffage central terrestre.
Aujourd'hui, le moyen existe. C'est le plus puissant et le plus
économique des explosifs la bombe H. Elle provoquera de
gigantesques éboulements souterrains et disloquera des
km2 de roches à 8 000, 10 000 m en profondeur
et même plus (on creuse déjà des forages de
plus de 6 000 m de fond pour toucher du pétrole).
On ouvrira ainsi une série de vastes chambres contiguës
partiellement remplies d'eau. Quand la chaleur de la bombe sera
dépensée, on fera écrouler leur toit et les
quartiers de roche chaude seront projetés dans l'eau et
la feront bouillir. Une fois cette roche refroidie, on abattra
les parois de la chambre, et celle-ci communiquera alors avec
la suivante. L'opération pourra être répétée
sans qu'on n'ait jamais, des milliers de mètres au dessus
de ces chaufferies de granit, à déplacer la centrale
thermique. Deux forages et quelques explosions lui donneront toute
l'énergie dont elle a besoin pour animer une métropole
industrielle.
La bombe à la conquête de nos déserts: des lacs jailliront dans les sables
Ce n'est pas tout. L'explosion en profondeur va tirer l'humanité d'un terrible embarras. Car celle-ci est sur le point de manquer d'une matière première essentielle : l'eau. L'industrie en consomme de plus en plus et les sources naturelles tarissent. Maintenant, un coup de bombe transformera la géologie du sous-sol : il soulèvera et disloquera la Terre, créant d'énormes entonnoirs comblés de milliards de tonnes de gros fragments rocheux. Cela fera comme une gigantesque éponge, là où l'intérieur du terrain était auparavant imperméable et où toute l'eau se perdait par évaporation. L'eau, qui aura suinté à travers plus d'un kilomètre de fissures, arrivera à la surface débarrassée par absorption de ses produits radioactifs. L'homme pourra prendre des régions entières sur le désert. Il pourra extraire quelques-uns des milliards de mètres cubes d'eau absorbés chaque année par l'Atlas, et qui s'infiltrent sous les sables arides du Sahara. Ces nappes souterraines s'étendent sur des centaines de milliers de kilomètres carrés.
Extrait de Science et Avenir
n°185, juillet 1962.
Les puits actuels, avec leur faible débit, n'arrivent même
pas à entamer cette prodigieuse réserve. L'explosion
souterraine décuplera leur rendement, en créant
autour d'eux de vastes zones perméables.
Elle ouvrira de nouveau puits d'où jailliront 1 000 litres
d'eau par seconde, et avec quelques dizaines de forages irriguant
chacun plus de 10 000 hectares, on puisera enfin dans les deux
mille années de réserve de la nappe albienne. A côté de chaque forage
s'élèvera une usine hydroélectrique de plusieurs
milliers de kilowatts. On fera d'une bombe, deux coups l'industrie
et l'agriculture surgiront dans le désert.
Demain: le tunnel sous la mer Caspienne et sous l'Himalaya
Mais avant de modifier la géologie,
on modifiera la topographie de la Terre. Les Américains pensent déjà utiliser
la bombe souterraine pour ouvrir instantanément des ports
[voir: "Dynamite
nucléaire" de Gary Marcuse, 51 mn en Realvideo
33kb.] dans des côtes
qui ne présentent encore aucun abri naturel (au Pérou, par exemple). Comme les principaux éléments de l'écorce
terrestre, tel l'aluminium, le magnésium, les silicates,
l'oxygène, ne deviennent pas radioactifs, l'endroit serait
vite sans danger. De leur côté,
les Russes annoncent un
programme phénoménal de travaux publics par explosions
souterraines de grande puissance un premier tunnel sous la mer
Caspienne, qui raccourcira de 1 600 km la distance du voyage entre
l'Asie Centrale et le Transcaucase soviétique ; un
second sous l'Himalaya, qui reliera par rail la Russie et l'Inde;
un troisième, sous le détroit d'Iénikalèh,
qui fera communiquer la mer Noire avec la mer d'Azov. L'équivalent russe de l' "Opération
soc de charrue" a été mis en train dès
décembre, avec une première détonation, dans
le désert de Tagansai, par 40 m de fond. Depuis, la Terre
se renvoit les échos des expériences russes et américaines.
[...]
GEORGES DUPONT