Tageblatt, 6/4/2006:
Une polémique sur les conséquences de Tchernobyl a rebondi en Russie à la veille du 20e anniversaire de l'accident nucléaire : des académiciens russes réconfortés par un rapport de l'Onu nient l'ampleur de la catastrophe, provoquant la colère des victimes et des écologistes.
L'explosion le 26 avril 1986 du quatrième réacteur de la centrale de Tchernobyl (Ukraine, à l'époque république soviétique) «n'est pas une catastrophe, ni même un accident technique grave si l'on juge d'après le nombre de victimes», estime Léonid Bolchov, directeur d'un institut de l'énergie atomique à l'Académie des sciences.
Les conséquences de Tchernobyl «prouvées scientifiquement» sont bien limitées : 47 secouristes sont morts des suites de l'exposition aux radiations et neufs enfants de cancers de la thyroïde, souligne le responsable en reprenant le rapport de l'Onu sur le bilan de la catastrophe publié en septembre.
Ce rapport a jugé que les conséquences de la catastrophe avaient été «exagérées» et estimé » probable que 4.000 personnes environ mourront d'un cancer» à cause de Tchernobyl, soit nettement moins que ce qui était redouté jusqu'à présent. [C'est dans le communiqué de presse du rapport de l'OMS qu'il y a 4 000 morts "à venir." Dans le rapport (de 600 pages) lui-même, le chiffre est de 10 000 morts, et dans la réalité : Pour les «liquidateurs» c'est déjà de 25 000 à 100 000 morts et plus de 200 000 invalides, et pour les populations exposées à la contamination un bilan qui sera selon les estimations de 40 000 à 560 000 morts par cancers, plus autant de cancers non mortels.]
L'académicien Léonid Iline, directeur de l'Institut de Biophysique, qui avait déconseillé en 1986 aux autorités ukrainiennes d'évacuer Kiev, distante de 70 kilomètres de la centrale, alors qu'il y avait une menace d'une nouvelle explosion pense aussi, vingt ans plus tard, que l'histoire lui a donné raison.
Il regrette seulement que les hommes politiques ne l'aient pas écouté quand il avait proposé de «réduire les avantages» sociaux des »liquidateurs», ces pompiers, soldats, ouvriers envoyés nettoyer le site après la catastrophe dans des conditions de sécurité dérisoires.
Scandalisés par ces propos, les écologistes et les victimes de la catastrophe ont dénoncé mercredi une campagne destinée à faire oublier, selon eux, la plus grave catastrophe de l'histoire du nucléaire civil.
«Tchernobyl sombre dans l'oubli en Russie, qui a de grandes ambitions nucléaires», déplore Viatcheslav Grichine de l'Union Tchernobyl, principale organisation des secouristes.
Selon lui, sur 600.000 «liquidateurs» envoyés d'Ukraine, de la Russie et du Bélarus, «25 000 sont morts et 70 000 restés handicapés en Russie, en Ukraine les chiffres sont proches et au Bélarus 10 000 sont morts et 25 000 handicapés».
La branche russe de Greenpeace a pour sa part vilipendé le rapport de l'Onu qui «a pour objectif de soutenir idéologiquement le programme de construction de 40 nouveaux réacteurs nucléaires en Russie d'ici 2030».
Le rapport «fait partie d'une opération de relations publiques afin de rendre moins aigu le problème (de Tchernobyl) aux yeux de l'opinion alors que 70 à 80% des Russes s'opposent à la construction de centrales nucléaires près de chez eux», a déclaré le responsable de Greenpeace Russie Vladimir Tchouprov.
Selon Greenpeace, qui cite une étude du centre d'expertise écologique indépendante de l'Académie des sciences, 67 000 personnes sont mortes en Russie entre 1990 et 2004 des suites de Tchernobyl.
Lioudmila Komogortseva, présidente de la commission écologique de l'assemblée régionale de Briansk (sud-ouest), la région russe la plus touchée par la radioactivité, a pour sa part déploré que plusieurs programmes d'approvisionnement des écoles en produits alimentaires et eau non contaminés ne soient plus financés depuis plusieurs années.
Selon elle, 2 700 cas de cancers de la thyroïde ont été enregistrés entre 1991 et 2003 dans cette région, dont 290 cas chez des personnes qui étaient enfants au moment de la catastrophe.
Des académiciens russes ont parlé mardi de 226 cas répertoriés au total dans la région de Briansk.
Lire:
- Trois ans après la catastrophe, le bilan
s'alourdit (Les Nouvelles de Moscou, 1989:)
- Le grand
mensonge de Tchernobyl (Les Nouvelles de Moscou, 1989:)
L'évaluation du nombre de victimes à
long terme est déterminée à partir de la
dose engagée sur la vie. C'est pour un individu la
dose de rayonnement qu'il recevrait en vivant 70 ans dans les
conditions résultant de la contamination considérée.
Elle s'exprime en rem ou en sievert. Ce n'est pas une donnée
immédiate que l'on peut mesurer, mais le résultat
d'un calcul qui va dépendre des modèles choisis
pour décrire l'évolution des divers radionucléides
pris en compte : les transferts dans la nourriture, le mode d'alimentation
(autosubsistance totale ou partielle), le transfert chez les humains,
le métabolisme des divers radioéléments (en
tenant compte de l'âge), les effets du rayonnement sur l'organisme
humain et la spécificité de certains groupes à
risque (foetus, enfants en bas âge, vieillards, personnes
de santé fragile...). Bien sûr, il serait prudent
de tenir compte de la synergie possible avec d'autres agents agressifs
(nitrates, pesticides, polluants chimiques variés...).
Pour obtenir l'effet global sur une population il faut effectuer
ces calculs pour tous les individus qui la composent en tenant
compte de leur spécificité. Il s'agit de la dose
collective, elle s'exprime en rem x homme ou en sievert x homme.
Les marges d'erreur de tels calculs sont considérables,
les résultats dépendent des hypothèses qui
sont adoptées à chaque étape des calculs,
et c'est le pouvoir central qui est maître d'oeuvre pour
ces calculs.
Pour être crédible, la révision du bilan à
la baisse devait venir des experts soviétiques eux-mêmes.
Elle fut amorcée pendant la conférence d'août
1986 et précisée par la suite.
En mai 1987, au cours d'une conférence patronnée
par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) à
Copenhague, un expert soviétique, A. Moïsseev, remettait
en cause l'évaluation initiale. La raison essentielle avancée
pour justifier la révision en baisse était que depuis
un an les spécialistes soviétiques avaient pris
connaissance de faits nouveaux qui montraient que les mesures préventives, mises en place
rapidement après l'accident et sur une grande échelle,
avaient conduit à une bien meilleure situation que celle
qu'ils pouvaient envisager en 1986, les aliments étant
moins contaminés que prévu. Moïsseev réduisait
la dose collective d'un facteur voisin de 12 (la dose engagée
moyenne individuelle passait de 3,3 rem à 0,27 rem)
et l'excès de cancers mortels radio-induits passait à
2 850. Il devait cependant reconnaître qu'une quantité
importante de lait dépassait notablement les normes. Mais,
selon lui, ce lait avait été retiré de la
consommation et « envoyé pour retraitement »
(c'est l'expression qu'il utilise). Il ne donne aucune explication
sur ce qu'il entendait par « retraitement ». Il est
vraisemblable que cela signifiait envoi de ce lait contaminé
dans les régions éloignées, moins touchées
par les retombées radioactives. Cela pouvait éventuellement
réduire les doses dans les régions fortement contaminées
mais en augmentant les doses ailleurs[1]. Si on admet qu'il n'y
a pas de seuil de dose en dessous duquel il n'y a strictement
aucun effet cancérigène (hypothèse maintenant
admise par la CIPR), le résultat global exprimé
en nombre total de morts demeure inchangé. Ce point n'a
certainement pas échappé à Moïsseev,
car il remet en cause le modèle sans seuil qui avait été
adopté dans le rapport initial.
En septembre 1987, deux experts soviétiques, L.A. Iline
et O.A. Pavlovski, présentaient à l'Agence de Vienne
un rapport beaucoup plus détaillé que celui de Moïsseev.
Il s'agissait là d'une véritable autocritique car
ces personnages avaient signé le rapport de 1986. Curieusement, ils découvraient
au bout d'un an les critères qui avaient été
à la base de la gestion de la crise. À la lecture
de leur rapport on ne comprenait pas du tout pourquoi il avait
fallu évacuer très rapidement 135 000 personnes
et surtout pourquoi elles n'avaient pas été autorisées
à rentrer chez elles. Pour ces experts la décision
d'évacuation avait été prise par les autorités
uniquement pour des raisons psychologiques, ce qui est étrange
car les gens ignoraient les dangers du rayonnement. Il avait fallu
les forcer à partir et les empêcher de revenir.
Iline et Pavlovski ont réduit d'un facteur 10 la dose engagée
estimée, ce qui revient à réduire d'autant
le nombre de victimes attendues (cancers et défauts génétiques).
Cette révision donnait entière satisfaction aux
exigences occidentales formulées à Vienne en
août 1986.
Parallèlement, les experts occidentaux s'activaient eux
aussi. En janvier 1987, quatre mois après la conférence
de Vienne, au cours de l'audition parlementaire européenne
à Paris, la réduction de la contamination interne
par un facteur 7 était considérée comme acquise[2]).
En 1988, l'UNSCEAR (Comité scientifique des Nations unies
sur les effets des rayonnements atomiques[3]) présente
son estimation[4] : la dose engagée collective totale pour
l'ensemble de l'hémisphère Nord serait de 60 millions
de rem x homme dont 53 % (soit 32 millions de rem x homme) pour
les pays européens et 36 % pour l'URSS (soit 22 millions
de rem x homme, c'est-à-dire un facteur de réduction
d'environ 10). Cette évaluation, depuis 1988, sert de référence
à tous les experts officiels. Le
rapport soviétique d'août 1986 n'est plus jamais
mentionné, même pour en faire une critique. Tout
se passe comme s'il n'avait pas existé. L'évaluation
adoptée ne se présente donc pas comme une révision
à la baisse d'une estimation qui pourrait être traumatisante
pour la population, mais comme une évaluation définitive
à partir de toutes les données collectées
depuis l'accident, tant en URSS que dans les pays occidentaux.
Pourtant, à ce moment, l'information n'était pas
encore totalement homogénéisée. Ainsi A.
Gouskova, signataire du rapport d'août 1986, continue à
utiliser son estimation de l'excès de cancers mortels 0,3
%, ce qui en valeur absolue donne 28 500 [morts], valeur incompatible
avec la dose engagée officiellement reconnue.
Notes:
1) En 1987 des mesures faites par un laboratoire indépendant (CRII-Rad) sur du lait en poudre en provenance d'Arménie indiquait une forte contamination en césium (13 200 becquerels/kilo). En 1990, d'autres mesures étaient faites. Le communiqué du 3 mai 1990 de la CRII-Rad précisait : « La CRII-Rad avait déjà eu l'occasion d'observer en 1987 (cf. Libération du 4 novembre 1987) des niveaux de contamination très importants dans les laits en poudre vendus en Arménie. Aussi, des écologistes et des membres de comité de base arméniens ont demandé à la CRII-Rad d'analyser une série d'échantillons prélevés après le tremblement de terre, en décembre 1989 et février 1990. [...] Si les échantillons provenant d'Arménie ne révélaient pas de contamination notable, en revanche les produits alimentaires analysés (thés, laits) étaient presque tous contaminés, certains à des niveaux élevés. Tous ces aliments sont des produits d'importation. »
2) M. F. Mingot (directeur de l'Institut de l'environnement
et de la protection radiologique d'Espagne), « Effets à
moyen et long terme de la radioactivité sur l'environnement
naturel », Recueil de documents de l'audition parlementaire
sur les accidents nucléaires : protection de la population
et de son environnement (Paris, 8-9 janvier 1987).
3) L'UNSCEAR a été créé lors de l'assemblée
générale des Nations unies de 1955. Il est constitué
des représentants de 21 pays désignés par
les gouvernements. Pour la France on y trouve des personnes employées
par le CEA ou l'EDF, et le professeur Pellerin. Pour l'URSS on trouve
entre autres Iline et Moïsseev. Lorsque divers comités
d'experts internationaux présentent leur propre estimation,
il s'agit en réalité du même groupe de gens.
4) UNSCEAR, « 1988 Report to the Général Assembly,
with Annexes », Annexe D (p. 343).
Remarque : le rem utilisé dans ce texte est
l'ancienne unité. L'unité en usage parmi les experts
est maintenant le sievert (Sv) qui vaut 100 rem.
Extrait de Tchernobyl une catastrophe
Bella et Roger Belbéoch,
Edition Allia, 1993.