Photo Igor Kostin, mai 1986. Un groupe de liquidateurs s'entraide pour enfiler un équipement (tablier de plomb) de près de 35 kg.

Non, les liquidateurs ne se sont pas sacrifiés pour sauver l'Europe.
On les a sacrifiés !

La situation dramatique de ceux qu'on a appelés les " liquidateurs " donne lieu à des hommages. Ils se seraient " sacrifiés " pour éviter un désastre européen. Il est exact que s'il n'y avait pas eu ces intervenants sur le réacteur en détresse la contamination de l'Europe entière aurait été bien plus importante et leur action a sauvé bien des européens. Se sont-ils sacrifiés ? Non, on les a sacrifiés.

Leur a-t-on expliqué les conséquences pour leur santé, pour leur vie, de l'irradiation qu'ils allaient subir ? A-t-on dit aux pilotes des hélicoptères qui ont survolé le réacteur pour y déverser plomb, bore dolomite et autres matériaux, que le débit de dose mesuré était redoutable ? Dans le meilleur des cas ils pouvaient s'attendre à un cancer radioinduit dans une quinzaine d'années, plus probablement et plus rapidement une leucémie mortelle dans les années qui allaient venir ou des effets encore peu connus sur la santé qui les feraient mourir avant même " l'expression " de leur leucémie radioinduite ? Non, on n'a rien dit à tous ces intervenants. Ils ne se sont pas sacrifiés, on les a sacrifiés en leur cachant non seulement les dangers connus mais aussi qu'ils inaugureraient des phénomènes biologiques dus aux radiations non encore identifiés. Quand on interroge un liquidateur dont la vie est en sursis on ne lui demande pas ce que ses chefs lui ont raconté sur les dangers qu'il allait courir avant de l'envoyer en intervention. Tous ces travailleurs, tous ces soldats, ignoraient totalement les dangers du rayonnement. Auraient-ils accepté le risque énorme s'ils avaient su ?

Le chef de la centrale a été jugé à huis clos et ce huis clos n'a guère choqué les médias. Le journal américain Nucleonics Week (la référence du lobby nucléaire international) a mentionné que parmi les chefs d'accusation il y avait : n'a pas su maintenir l'ordre sur le site car 70 techniciens s'étaient rapidement enfuis et avaient plongé dans la clandestinité. Ces 70 évadés avaient certainement une connaissance globale des dangers et n'avaient eu aucun désir de se sacrifier ou de se faire sacrifier.

Ceux qui glorifient ces héros du sacrifice ne mentionnent pas la révolte des soldats estoniens envoyés à Tchernobyl, ni l'attirance qu'a exercée pour certains liquidateurs la perspective d'un salaire élevé pour un travail facile et de courte durée. Il fallait beaucoup de monde puisque chacun ne pouvait rester dans l'enfer que peu de temps à la fois, il n'est pas signalé qu'on a proposé à des condamnés de droit commun de les libérer s'ils intervenaient à Tchernobyl. Leur a-t-on expliqué clairement le gain proposé : réduction du temps de prison à comparer à la réduction de leur durée de vie ? Certainement pas.

La situation après Tchernobyl, dans les centres nucléaires occidentaux et en particulier dans les centres nucléaires français, a certainement beaucoup changé. Il est évident qu'en cas de désastre nucléaire chez nous il n'y aura guère de gens prêts à se sacrifier. Dans un film du Réseau sortir du nucléaire, un pompier explique bien qu'en cas de désastre nucléaire sa réaction sera de s'évader.
Les autorités françaises ont certainement compris la situation et c'est bien pourquoi ce qui est prévu pour gérer un problème nucléaire sera sous la responsabilité de l'armée.

A Verdun, les soldats ne se sont pas sacrifiés, on les a sacrifiés avec des gendarmes armés derrière eux. S'ils refusaient de se " sacrifier " ils étaient immédiatement sacrifiés en les fusillant pour l'exemple.

Un désastre nucléaire représente ce genre de situation qu'il faut prévoir. Si l'armée ne contrôle pas ceux destinés à être sacrifiés, les conséquences du désastre pourraient être bien plus graves encore. Le nucléaire, qu'on le veuille ou non, implique un contrôle militaire et ce qui est pire, c'est que cette action militaire serait " bénéfique " pour la population.

A la fin des années 70, avant l'arrivée des socialistes au pouvoir avec ses alliés de la " gauche ", le slogan antinucléaire était " Société nucléaire, société policière ". J'avais alors protesté en disant que la réalité était " Société nucléaire, société militaire "...

Roger Belbéoch, mars 2005.