Photo Igor Kostin

L'oubli pour les liquidateurs de Tchernobyl

Pour le physicien bélarusse Gueorgui Lepnine qui a travaillé sur le réacteur numéro 4 "Selon mon décompte, le nombre de « liquidateurs » décédés atteint aujourd'hui  près de 100.000 personnes, alors qu'un million de personnes au total ont  travaillé à la centrale de Tchernobyl " après l'accident, a estimé M. Lepnine. "Aujourd'hui, les médecins tentent d'expliquer ces morts par le stress, les maladies cardio-vasculaires. Mais pourquoi ces maladies sont-elles apparues ?", s'interroge M. Lepnine. "Il n'y a aucune statistique sur le décès des "liquidateurs", personne ne les publie", a-t-il souligné. Selon le physicien bélarusse, la mortalité parmi les "liquidateurs" de Tchernobyl est 75 fois plus élevée que parmi les catégories comparables de la population.

Selon Wladimir Tchertkoff qui a filmé la conférence de l'OMS à KIEV en 2001 (Cf. le documentaire Controverses Nucléaires): « L'estimation du nombre total des liquidateurs, appelés de toute l'Union Soviétique à construire le "sarcophage" et à décontaminer les territoires, varie entre 600 000 et 800 000 jeunes hommes en pleine santé (certaines associations de défense de leurs droits avancent le chiffre de un million). Leur âge moyen était de 33 ans en 1986. Les informations concernant la catastrophe de Tchernobyl étant couvertes du secret d'état pendant les 4 premières années (les dernières de l'existence de l'URSS), et les doses d'irradiation qu'ils ont reçues étant systématiquement diminuée [...]. Les survivants de cette armée sont dispersés sur les 11 fuseaux horaires de l'ex-Union Soviétiques, nombreux sont inconnus des statisticiens et grâce à la désinformation, planifiée conjointement par le Krémlin et par les agences nucléaires de l'ONU, ils ne savent pas pourquoi ils sont malades et de quoi ils meurent si jeunes. Le chiffre officiel enregistré par la Fédération de Russie permet donc d'évaluer à 200 000 - 300 000 le nombre total des liquidateurs invalides et à 60 000 -100 000 les décédés, à ce jour. »

Par l'intermédiaire de son ambassade à Paris, l'Ukraine qui a engagé 250 000 liquidateurs à Tchernobyl, communique à la presse qu'en 2004, 84% des liquidateurs sont malades.
A la conférence de l'OMS à Kiev en juin 2001, le Ministre de la Santé d'Ukraine a déclaré que da
ns la plupart des républiques de l'ancienne Union Soviétique, la proportion des invalides parmi les liquidateurs dépassait les 30% !
S.I. Ivanov, Médecin chef de la Fédération de Russie a déclaré que: "Plus de 200.000 Russes ont été engagés dans les travaux de liquidation... Selon le Registre officiel, 50.000 sont invalides et 15.000 déjà morts."

 

"Le sacrifice" (youtube)

A voir absolument, le documentaire de 24 mn de Wladimir Tchertkoff (2003), prix du meilleur documentaire scientifique et d'environnement.
Dans les mois qui suivirent la catastrophe de Tchernobyl,un million de liquidateurs ont été réquisitionnés pour tenter de confiner le réacteur en feu.
Le témoignage de quelques-uns d'entre eux, la mort de la plupart dans l'indifférence générale.

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- A voir: 14 ans après la catastrophe de Tchernobyl, les liquidateurs en colère (Archive INA)



Reporterre, 22 avril 2016:

Tchernobyl : « Je suis la seule survivante de mon équipe de liquidateurs »

Le 26 avril 1986, des réactions en chaîne conduisaient à la fusion du cur d'un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, aujourd'hui en Ukraine. Entre 1986 et 1992, entre un demi et un million de « liquidateurs » ont été « réquisitionnés » pour sauver ce qui pouvait l'être. Reporterre a rencontré l'une d'entre eux.

Natalia Manzurova, en avril, à Paris.
Radiobiologiste russe, Natalia Manzurova a été envoyée à Tchernobyl dès 1986 pour évacuer « les biens matériels devenus radioactifs ». À la tête d'une brigade de sept personnes, elle a passé 4 ans et demi sur place.

Reporterre - Comment avez-vous été engagée comme « liquidatrice » à Tchernobyl ?

Natalia Manzurova - Mes parents avaient été recrutés de force par le régime dans les années 1950 pour construire le complexe nucléaire de Maïak. Nous habitions sur place, tenus au secret. J'ai souhaité devenir radiobiologiste pour comprendre leurs activités et les conséquences de celles-ci. En 1986, juste après l'accident de Tchernobyl, le laboratoire dans lequel je travaillais nous a réquisitionnés pour faire un inventaire de la catastrophe. Nous avons été envoyés sur place, comme 500.000 à 1 million d'autres liquidateurs. Parmi les liquidateurs, il y avait deux catégories : ceux qui étaient envoyés en mission ponctuelle d'un mois, comme des plombiers ou des chauffeurs Et ceux qui étaient nommés pour un poste à long terme. Comme la dose d'exposition aux radiations n'était pas connue, le régime choisissait de les laisser le plus longtemps possible, perdus pour perdus Personne n'était vraiment formé ni préparé. Mais, nous n'avions pas le choix. En tout, je suis restée 4 ans et demi à Tchernobyl, de 36 ans à 41 ans.

Dans quelles conditions travailliez-vous ?

J'avais été nommée ingénieure en chef chargée de l'évacuation des biens matériels devenus radioactifs. Je dirigeais une brigade de sept « permanents » plus des occasionnels. Nous étions chargés d'explorer les appartements abandonnés précipitamment par les habitants pour récupérer meubles, bijoux, tissus Ces objets étaient ensuite enterrés dans des fosses recouvertes de béton.

Nous étions équipés de vêtements et de masques de protection, mais les deux premières années, la radioactivité était si forte que notre visage était comme « tanné ». Je me souviens que nous ne disposions d'aucun instrument de mesure de la radioactivité pour évaluer la dangerosité du travail. Un comble pour un radiobiologiste. Nous connaissions pourtant les risques et faisions attention à bien nous laver les mains et à laver les aliments. Mais était-ce suffisant ? Bien sûr que non, puisque tous les membres de mon équipe sont morts du cancer. Je suis la seule survivante. Depuis la loi de 1993, les liquidateurs survivants sont pris en charge par l'État et affichent les statuts les plus élevés d'invalidité (2 et 3). Cela signifie que nous sommes logés et aidés financièrement. Mais les subventions diminuent aujourd'hui. Moi, j'ai 20 % d'aberration chromosomique et suis donc classée catégorie 2, avec un statut de maladie chronique. Je n'ai jamais pu reprendre une vie normale.
Une stèle à la mémoire des liquidateurs de Tchernobyl dans la ville ukrainienne de Kharkov.

Et vous, comment allez-vous, moralement et physiquement, après ce drame ?

J'ai connu un état de mort clinique, souffre de maux de tête et d'estomac récurrents, et j'ai subi une ablation de la thyroïde. Quand j'ai commencé à être malade, quelques mois après mon retour de Tchernobyl, je vivais seule avec ma fille. Il fallait tenir.

Souvent, les gens s'étonnent que je sois encore vivante, alors que la plupart de mes collègues sont morts. Je leur réponds que, lorsqu'ils ne me voient pas durant plusieurs jours, je suis malade, au fond de mon lit, et le reste du temps je m'efforce de guérir.

Ma relation à la vie a changé. Après avoir vu autant de malheurs autour de soi, on mesure mieux ce qui est important : les questions morales, les droits de l'homme, les enfants Les liquidateurs ont d'ailleurs les taux de suicide parmi les plus élevés du pays.

Quelle fut la place des femmes parmi les liquidateurs ?

Nous étions une infime minorité. Parmi les liquidateurs de Tchernobyl, il y avait 1 femme pour 1.000 hommes. En général, elles exerçaient des fonctions subalternes de cuisinières, de femmes de ménage, d'aides-soignantes. Il y a eu de nombreux cas de harcèlement, de viols et violences. C'était très dur. Les femmes liquidateurs qui étaient enceintes ont été obligées d'avorter pour éviter les malformations ou les « liquidateurs in utero », comme cela avait été le cas à Maïak.

Croyez vous que l'on ait tiré toutes les leçons de Tchernobyl ?

Non. Dans ma vie, j'ai connu trois catastrophes nucléaires : Maïak en 1957, Tchernobyl en 1986, et Fuskushima en 2011. Mais j'ai l'impression que l'on ne prend pas suffisamment en compte les causes et les conséquences de ces accidents. Il faut notamment accentuer la transparence et les échanges autour de la vérification des lieux de production nucléaire. Il est toujours impossible d'accéder à Maïak, les données sur la contamination de la zone, l'une des plus dangereuse du monde, sont confidentielles et ce secret pèse sur nos têtes.

Propos recueillis par Pascale d'Erm

 

 


Yevrobatsi, 18/8/2006:

Tchernobyl/Arménie: les victimes souffrent toujours

par Marianna Grigorian et Gayane Mkrtchian, journalistes à ArmeniaNow, Erevan.
(traduction d'IWPR de Georges Festa)

Vingt ans après, une génération nouvelle d'enfants ne reçoit pas les traitements nécessaires pour les maladies causées par Tchernobyl.

La peau de Sennik Alexanian a jauni, ses os ressortent, ses yeux sont enflés. M. Alexanian est âgé de seulement 49 ans mais son système immunitaire s'est effondré. Comme des centaines de ses compatriotes sa vie est divisée en deux périodes : l'avant et l'après Tchernobyl.

Comme 3000 autres Arméniens ­ et comme des dizaines de milliers de personnes à travers l'Union Soviétique -, M. Alexanian avait été envoyé pour aider à la réorganisation, suite à la catastrophe nucléaire de Tchernobyl il y a vingt ans. La moitié des Arméniens envoyés là-bas connaissent de graves problèmes de santé causés par les radiations subies et 350 sont déjà morts.

Le 25 avril, un groupe de sauveteurs arméniens a été reçu et récompensé par le premier ministre M. Andranik Margarian, qui leur a promis davantage de soutien, mais beaucoup de gens assurent qu'ils ont été abandonnés par le gouvernement de l'Arménie indépendante.

«Je suis allé à mon travail, mais ils m'en ont empêché », se souvient M. Alexanian, qui travaillait comme chauffeur routier en 1986. « Ils nous ont mis dans des trains sans nous dire, ni à notre famille, où ils nous envoyaient. Si je n'y étais pas allé et si je m'étais enfui, ils m'auraient jugé comme ennemi du peuple.»

Personne n'informa les sauveteurs des dangers invisibles de la zone où ils pénétraient.

« Les radiations n'ont ni couleur ni odeur, tu ne peux pas les repérer », ajoute M. Alexanian. «On a juste commencé à se sentir moins bien, on avait continuellement mal à la tête, des vertiges, on saignait toujours du nez.»

M. Gevorg Vardanian, qui préside actuellement l'Association arménienne de Tchernobyl, a passé onze mois à Tchernobyl et souffre d'une grave maladie causée par les radiations. « En Ukraine l'opinion publique ignorait ce qui était arrivé. Lors du défilé du 1er Mai, une pluie radioactive est tombée sur les gens, rappelle-t-il. Le plus terrible c'est qu'il y avait des étudiants parmi ceux qui emmenèrent les gens hors de Tchernobyl. Ils n'ont jamais su qu'on les avait emmenés dans une zone dévastée.»

Six ans après la catastrophe, ce fut la fin de l'Union Soviétique et les nouveaux Etats indépendants, tels que l'Arménie, durent prendre en charge les sauveteurs. Or, contrairement à beaucoup d'autres pays, l'Arménie n'a pas affecté un budget conséquent au traitement médical des survivants de Tchernobyl. Bien que pouvant bénéficier de contrôles médicaux deux fois par an, les malades disent qu'en général, ils ne les ont même pas eus.

M. Alexanian nous dit que sa santé se détériore chaque jour davantage, mais qu'il n'a pas reçu d'argent pour se soigner. Sa famille a vendu tout ce qu'elle pouvait, même leur appartement. Il reçoit une pension de 21 000 drams, soit l'équivalent de 46 $, chaque mois, mais, selon lui, il aurait besoin de beaucoup plus pour acheter ne serait-ce que l'un des médicaments qui lui sont nécessaires.

« Lorsque nous nous adressons aux services spécialisés pour obtenir une aide, ils nous disent sournoisement ­ précise M. Alexanian : "Vous n'auriez pas dû y aller". Ça ne dépendait pas de nous, personne n'est allé vers une mort lente en le sachant.»

Il y a six ans, sa femme et lui ont eu un fils, mais l'enfant a été aussi marqué par les conséquences de Tchernobyl. Le petit Vachagan est né avec des problèmes de santé chroniques , souffre d'épilepsie et de crises nerveuses. Selon M. Gevorg Vardanian, beaucoup de sauveteurs arméniens ne peuvent plus travailler. Ils vivent pauvrement et manquent d'argent pour leurs besoins les plus élémentaires.

«On pensait que nos problèmes qui avaient commencé à Tchernobyl se termineraient en Arménie¸ mais apparemment ils ne sont pas près de finir, nous dit M. Vardanian. Ce ne sont pas seulement les sauveteurs, mais plus de trente pour cent de leurs enfants qui souffrent de nombreuses déficiences et connaissent de graves problèmes de santé. Beaucoup n'ont même pas la chance d'emmener leurs enfants chez un médecin.»

D'après M. Vardanian, le gouvernement arménien n'a pas assumé efficacement ses responsabilités. «Nous n'avons aucune loi spécifique pour défendre les droits de ceux qui ont participé aux tâches d'urgence à Tchernobyl et pour leur donner les mêmes avantages dont bénéficient les autres sauveteurs dans l'ancienne Union Soviétique.»

Selon M. Vardanian, le gouvernement arménien a ratifié un traité qui prévoyait la mise en oeuvre d'une loi protégeant les survivants de Tchernobyl, mais jusqu'à présent une telle loi n'a pas encore été adoptée.

C'est seulement au début de cette année que la commission parlementaire aux affaires sociales, à la santé et à l'environnement a rédigé un projet de loi garantissant une protection aux victimes de Tchernobyl et à leurs enfants. Selon M. Gaguik Mkheyan, président de cette commission, «le projet de loi est en discussion». Son coût est toutefois déjà critiqué par des ministres du gouvernement.

«A mon sens, l'Arménie n'a pas besoin d'une telle loi», nous a déclaré Mme Jemma Baghdasarian, directrice du service des handicapés et des personnes âgées au ministre du Travail, arguant du fait que la législation courante en matière de protection sociale assure aux survivants de Tchernobyl un suivi satisfaisant.

Selon M. Nikolaï Hovhanissian, directeur du Centre arménien de soins et de traitement des brûlures liées à la radioactivité, qui déclare comprendre la cause des sauveteurs de Tchernobyl, l'Arménie n'a tout simplement pas les moyens de s'en occuper.

«L'Etat envisage de dépenser 100 000 drams (222 $) pour chaque malade, en incluant le coût de l'électricité utilisée par l'hôpital, les salaires du personnel médical, les médicaments et la nourriture, précise M. Hovhanissian. Que dire à cela ? Cette somme ne suffirait même pas à résoudre une partie des problèmes des patients.»

Les survivants eux-mêmes placent peu d'espoir dans cette nouvelle loi. D'après eux, le budget existant est déplorablement inadapté.

«On a l'impression d'avoir tout le monde contre nous, on est comme des cadavres ambulants, dont personne ne veut,» nous dit M. Vazguen Gyurjinian, un survivant de Tchernobyl. M. Gyurjinian, électricien, était âgé de 28 ans lorsqu'il fut envoyé dans la zone de la catastrophe. Agé maintenant de 46 ans, il s'exprime d'une voix rauque et respire avec difficulté. Il a déjà eu trois attaques cardiaques. Sa troisième fille, Lusine, née à son retour, était handicapée de naissance et ne reçoit que 3 600 drams (environ 8 dollars) par mois d'aide de l'Etat.

«Ce n'est pas seulement nous, pour qui la vie est maintenant un fardeau, qui avons besoin de cette loi, mais nos enfants et nos petits-enfants, déclare M. Gyurjinian. Certains parmi nous ont peut-être des enfants en bonne santé, mais cela ne nous garantit pas de ne pas avoir des petits-enfants malades. Nos gènes ont subi de graves dommages.»

 

 

Le Monde, 25/4/06:

"Tous mes organes sont atteints, j'ai 25 maladies"

Tenez, voici l'histoire de ma maladie." Constantin Tatuyam présente un gros carnet, bourré de feuilles. "En 2000, j'ai fait une crise cardiaque. J'ai dû commencer un nouveau carnet." Il rit. Comme des centaines de milliers de jeunes hommes en 1986, il a été appelé pour aider à "liquider" l'accident de Tchernobyl.
"Notre équipe était chargée de décontaminer les terrains autour de la centrale.
Nous étions onze. Quatre sont morts. Et les sept autres, nous sommes tous invalides, aucun n'est en bonne santé."
Auparavant, il travaillait dans un institut de métallurgie. Il est arrivé en septembre 1987 à Tchernobyl et y est resté jusqu'en 1994. Son équipe a participé à l'enterrement des objets trouvés dans la ville abandonnée de Pripiat, à l'enfouissement de déchets radioactifs, à la plantation d'herbes censées concentrer la radioactivité et à la destruction de maisons dans les villages empoisonnés.
En 1989, il a été décoré. Il a mené un travail de bureau à partir de 1990, et depuis 1994, il ne travaille plus. A 56 ans, il est inactif, est toujours malade, suit un traitement pour le coeur.
"Depuis le rapport de l'AIEA, en septembre 2005, disant que la situation était propre, il devient difficile d'obtenir des médicaments. On nous dit simplement qu'il n'y en a pas."
Nikolaï Karpan, 60 ans, était employé de la centrale. Il est arrivé le matin fatidique, à 8 heures, pour prendre son service - et a plongé dans la fournaise : "Le personnel de l'usine était une sorte d'otage. Nous connaissions le mieux l'endroit, donc on avait besoin de nous. On travaillait quinze jours, on se reposait quinze jours. Au bout de quelques mois, je suis devenu très malade. On m'a envoyé à Moscou puis, en 1990, en Allemagne, où l'on m'a diagnostiqué le "mal des rayons". Tous mes organes sont atteints, j'ai vingt-cinq maladies. Mais on s'habitue : je fais attention à ce que je mange, je ne bois pas, je vois des bons amis, je fais de l'exercice. Et je veux penser à autre chose."
Derrière la froideur des chiffres et des enquêtes, tous ces "liquidateurs", mais aussi les centaines de milliers d'habitants des zones contaminées, vivent avec la maladie, plus ou moins grave, et dont on ne saura jamais avec certitude si la radioactivité en est la cause.
"Je ne regrette pas d'avoir travaillé à Tchernobyl, dit Constantin Tatuyam. On travaillait par patriotisme, pas en pensant à ce qui arriverait plus tard."

Hervé Kempf


Deux "nettoyeurs" de Tchernobyl obtiennent gain de cause à Strasbourg

22/9/2005 - Deux Russes, qui étaient intervenus sur la centrale nucléaire de Tchernobyl après la catastrophe de 1986, ont obtenu gain de cause jeudi devant la Cour européenne des droits de l'homme qui a reconnu Moscou coupable d'avoir tardé à verser les pensions d'invalidité dont ils avaient obtenu la revalorisation.
Viktor Boutsev et Vladimir Denissenkov, deux ressortissants russes âgés aujourd'hui d'une cinquantaine d'années, avaient participé en 1987 à des interventions sur le site contaminé de Tchernobyl, rappelle la Cour dans son arrêt.
Tous deux se virent accorder au milieu des années 1990 une indemnisation, à verser mensuellement, pour les problèmes de santé qu'ils connurent à la suite de leur exposition à des émissions radioactives provoquées par l'explosion de la centrale nucléaire.
Ils attaquèrent chacun l'autorité locale responsable des pensions car ils estimaient que le montant de l'indemnisation qu'ils devaient percevoir n'avait pas été fixé correctement, poursuit la Cour européenne.
Les tribunaux leur octroyèrent une indemnisation qui devait être indexée sur les augmentations du salaire mensuel minimum mais, d'après les requérants, les sommes leur furent versées avec plusieurs années de retard.
La Cour européenne a estimé que les autorités russes avaient ainsi notamment violé l'article 6 § 1 (droit à un procès équitable dans un délai raisonnable) et alloué respectivement 4.500 euros et 3.000 euros à MM. Boutsev et Denissenkov pour dommage moral.

 


 

Des victimes russes de Tchernobyl manifestent à Moscou

28/5/2005 - Une centaine de "liquidateurs" de Tchernobyl, des personnels ayant travaillé sur la zone contaminée après l'accident de 1986, ont manifesté samedi à Moscou pour réclamer le maintien de leurs avantages sociaux, supprimés récemment par la loi.
Réunis devant le siège du gouvernement, ces "liquidateurs" qui souffrent des conséquences de l'irradiation, ont réclamé la restitution de l'aide médicale gratuite, des transports gratuits et d'avantages en matière de services publics (électricité, gaz, téléphone) dont ils bénéficiaient jusqu'au 31 décembre 2004. "Députés de Russie unie (le parti pro-Poutine) ne tuez pas vos électeurs", clamait une pancarte brandie par les manifestants. "Nous sommes venus protester contre la politique anti-sociale du gouvernement", a déclaré Iouri Semionov, président de l'association de victimes "Tchernobylets".
Des dizaines de milliers de personnes avaient été envoyées en avril 1986 sur les lieux de la catastrophe de la centrale de Tchernobyl, en Ukraine, alors république soviétique, pour y procéder à des travaux d'urgence et en "liquider" les conséquences, dans des conditions de sécurité dérisoires.
Viatcheslav Kitaïev, qui dirige une autre association "L'Union Tchernobyl-Russie", affirme
que près de 150.000 liquidateurs vivent encore en Russie, dont un tiers sont malades.
Parmi les manifestants, Evgueni Keriouchkine, un ancien officier de 52 ans, affirmait être en procès depuis deux ans avec le ministère de la Défense pour obtenir une indemnité de 33.000 roubles (environ 1000 dollars). "Ce n'est pas une vie, c'est une lutte pour la survie, mais l'espoir que le gouvernement nous entendra est très faible", a-t-il déclaré.



32 Bélarusses, Ukrainiens et Russes emprisonnés après une manifestation

27/4/2005  - Trente deux Bélarusses, Ukrainiens et Russes, dont deux journalistes, ont été condamnés mercredi à des peines de 8 à 15 jours de prison après avoir pris part à une manifestation de l'opposition mardi à Minsk pour le 19e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl. Les accusés, 13 Bélarusses - et fait rare dans ce pays où les arrestations d'opposants locaux sont fréquentes - 14 Russes et 5 Ukrainiens, ont tous été condamnés par un tribunal de Minsk pour "violations à la tenue de manifestations", selon un journaliste de l'AFP sur place. Ils avaient tous été arrêtés la veille lors d'une manifestation près du palais de l'autoritaire président Alexandre Loukachenko, où avaient été brandis des drapeaux russes et bélarusses et des pancartes avec des slogans tels que "Ukraine aujourd'hui, Bélarus demain" ou "pour notre liberté et la vôtre". Les cinq Ukrainiens, membres de l'organisation de jeunesse "Alliance nationale", ont été condamnés à des peines de 10 à 15 jours de prison. Les Russes ont eux été condamnés à huis-clos. Le chef de file de l'organisation de jeunesse "Ceux qui marchent sans Poutine", Vadim Rezvyi, a été condamné à dix jours de prison, selon Vladimir Labkovitch, responsable de l'organisation de défense des droits de l'Homme Vesna. Le journaliste de l'hebdomadaire Rousskii Newsweek Alexeï Ametov a écopé d'une peine identique et le correspondant du quotidien Moskovskii Komsomolets Mikhaïl Romanov s'est vu infliger huit jours de prison. Les 11 autres Russes ont été condamnés à des peines de 10 à 15 jours de prison. Les Bélarusses ont été condamnés à des peines de 10 à 15 jours de prison eux aussi, à l'exception de l'opposante Marina Bogdanovitch, condamnée à payer 3,5 millions de roubles bélarusses (plus de 1.600 dollars, dans ce pays où le salaire mensuel moyen est de 180 dollars).


Les Ukrainiens commémorent le 19e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl

KIEV, Ukraine (26/4/2005) - Des centaines de parents et de proches de victimes ont posé des fleurs et allumé des bougies tôt mardi devant un monument érigé dans la capitale ukrainienne de Kiev à l'occasion du 19e anniversaire de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, le 26 avril 1986.
Samedi, plusieurs centaines de survivants de Tchernobyl avaient défilé dans le centre de Kiev pour exiger une meilleure indemnisation pour les victimes de l'accident nucléaire survenu il y a 19 ans.
Les personnes présentes demandaient aussi une meilleure prise en charge médicale. Nombre d'entre elles portaient les photos de proches ayant succombé aux suites de l'accident de 1986.


Kiev: des survivants de Tchernobyl exigent une meilleure indemnisation

KIEV (24 avril 2005) - Plusieurs centaines de survivants de Tchernobyl ont défilé dans le centre de Kiev samedi pour exiger une meilleure indemnisation pour les victimes de l'accident nucléaire survenu il y a 19 ans.
Les personnes présentes demandaient aussi une meilleure prise en charge médicale. Nombre d'entre elles portaient les photos de proches ayant succombé aux suites de l'accident de 1986. L'une des banderoles disait: "Tchernobyl est fermé, les problèmes de Tchernobyl sont-ils oubliés?" La police a estimé la foule à environ 700 personnes.
L'explosion de l'un des quatre réacteurs de Tchernobyl le 26 avril 1986 a provoqué un nuage radioactif qui a contaminé par ses retombées une partie de l'Ukraine et surtout de la Biélorussie, ainsi qu'une bonne partie du Nord de l'Europe. On estime à Kiev que 3,3 millions d'Ukrainiens, dont 1,5 million d'enfants, ont été affectés.


Deux "nettoyeurs" de Tchernobyl obtiennent gain de cause à Strasbourg

17/3/2005 - Deux "nettoyeurs" de la centrale nucléaire de Tchernobyl intervenus après la catastrophe de 1986 ont obtenu gain de cause jeudi devant la Cour européenne des droits de l'homme qui a reconnu la Russie coupable d'avoir tardé à verser les pensions d'invalidité dont ils avaient obtenu la revalorisation.
Dimitri Ivanovitch Gorokhov et Rostislav Vladimirovitch Roussyaïev, deux Moscovites âgés aujourd'hui de 53 et 44 ans, avaient participé aux opérations de nettoyage du site de Tchernobyl. Le statut d'invalide leur avait été reconnu mais les deux hommes avaient ensuite engagé une procédure pour demander une revalorisation de leurs pensions d'invalidité. Deux décisions judiciaires de janvier et juin 2001 leur avaient effectivement accordé une majoration de 58 % et 50 % des montants qu'ils avaient perçus jusqu'alors. Les jugements furent exécutés le 1er novembre 2002.
La cour européenne des droits de l'homme a jugé que les décisions en faveur des deux invalides n'ont pas été exécutées dans un "délai raisonnable", en violation de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Les juges de Strasbourg ont également estimé que "l'impossibilité pour les intéressés d'obtenir l'exécution de ces décisions a porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens et emporté violation de l'article 1 du Protocole n° 1" de la Convention (protection de la propriété).
Les autorités russes ont été condamnées à verser 900 euros à chacun pour préjudice moral (bref pas chère la vie d'un liquidateurs).

 

 

Libération, 8/3/2005:

L'oubli pour les irradiés de Tchernobyl

Moscou - Une réforme accentue le dénuement de ceux qui avaient participé au nettoyage du site. «Lui est mort il y a deux ans, lui vient juste de mourir, lui a eu une hémorragie cérébrale...» Dans le petit local de l'Union des Tchernobyl de Moscou, entre malades et cafards qui trottent sur les murs, l'ambiance est un peu plus morbide de mois en mois. Viatcheslav Kitaïev, président de l'association moscovite des «liquidateurs» de Tchernobyl, envoyés nettoyer les abords de la centrale nucléaire après l'explosion le 26 avril 1986 du réacteur numéro 4, montre les photos de ses amis, décédés dernièrement. Au total, quelque 600 000 «héros» de l'Union soviétique, soldats et civils, furent envoyés à Tchernobyl dans les mois et les années qui suivirent l'explosion du réacteur. La moitié d'entre eux seraient aujourd'hui gravement malades ou déjà morts, selon les estimations de l'Union russe des liquidateurs. «Et la moitié de ceux qui sont encore vivants sont aujourd'hui en procès pour toucher les indemnités qui leur sont dues ! Ça vous paraît normal ?» s'insurge Viatcheslav Kitaïev. Autour de lui, une rangée d'hommes, visage rouge et mains tremblantes, murmurent : «On nous a volé notre vie (...). Et maintenant, on nous cambriole.»
Une récente «réforme des avantages sociaux» entrée en vigueur en Russie le 1er janvier vient de priver les liquidateurs de Tchernobyl de toute une série d'avantages en nature (réduction de charges communales et de frais de transport, séjours annuels en sanatorium...). Quelques dizaines d'anciens liquidateurs, souvent déjà gravement malades, ont fait plusieurs semaines de grève de la faim dans plusieurs villes de Russie. Plusieurs manifestations ont rassemblé quelques centaines de liquidateurs. La plupart, trop faibles ou trop habitués à être oubliés, sont restés chez eux, où ils se laissent mourir dans des douleurs souvent atroces. «Il n'y a pas de maladie Tchernobyl proprement dite, assure le docteur Elena Chirokova, responsable d'un institut spécialisé dans l'accueil des liquidateurs, à Moscou. Simplement, avec l'âge, ils développent quantité de maladies très diverses, cardio-vasculaires, digestives, nerveuses.» Même dans ce centre moscovite, les médecins avouent n'avoir pas toujours assez de médicaments pour soulager leurs patients. «Souvent les financements manquent, laissent-ils entendre à mi-mots. Et pourtant, c'étaient nos héros, qui ont sacrifié leur vie pour nous sauver de dégâts encore plus grands.»


Pavel Markine 41 ans : «Nous étions des héros»

«J'ai été envoyé en juillet 1986 à Tchernobyl. Arrivé sur place, j'ai appris qu'il était interdit d'envoyer ceux qui n'avaient pas encore d'enfant, mais je suis resté car il fallait bien tout de même faire ce travail, nous étions des héros ! On enlevait la terre contaminée, à 300 mètres du quatrième réacteur : on faisait ça deux à cinq minutes par jour, la règle étant de ne pas recevoir plus de 1,5 röntgen (1,5 fois la dose max. annuelle des travailleurs du nucléaire) par jour. Mais les temps de trajet jusqu'à la centrale n'étaient pas comptés. Autour de nous, la forêt était de couleur orange, il y avait des arbres avec des fruits énormes et des chiens à moitié chauves. Je portais un dosimètre, mais il ne marchait pas tout le temps. Officiellement, ils ont noté que j'avais reçu 21,13 röntgens, mais je suis sûr d'en avoir reçu beaucoup plus. J'ai commencé à me sentir mal à partir de 1989. J'ai d'affreuses douleurs à la tête, les médecins parlent d'encéphalopathie, de gastrites, j'ai les vaisseaux sanguins qui rétrécissent. Le médecin me conseille de temps en temps de faire une pause dans la prise de médicaments et de faire passer les douleurs à la vodka. De toute façon, les médicaments que nous recevons gratuitement sont les moins efficaces. Ceux qui me soulagent vraiment, je dois les acheter moi-même : 1 000 roubles environ tous les mois [28 euros]. Je touche 1 700 roubles [47 euros] de pension d'invalidité et 1 200 roubles [33 euros] d'indemnités par mois. D'après la loi, je devrais toucher 14 000 roubles [390 euros]. Je suis en procès pour un total de 380 000 roubles [10 555 euros] que l'Etat me doit depuis 1996. Avec la réforme entrée en vigueur en janvier, ils nous ont supprimé toute une série d'avantages... L'Etat russe se fout de nous, il nous crache dessus.»


Vladimir Vassine 45 ans : «On nous réduit en poussière»

«Vous avez cru que j'étais saoul ? Tout le monde pense ça, à cause de mon visage rouge. Ça fait quinze ans que j'ai le visage et le corps de plus en plus rouges. Pourtant, je ne bois pratiquement pas. Mes autres symptômes : des douleurs atroces à la tête et aux oreilles, dans les bras et les jambes. Ça a commencé dès 1987, quand j'ai fait un petit infarctus. Et j'ai aussi un morceau de l'os du genou qui s'est détaché. C'est en juin 1986 que j'ai été envoyé à Tchernobyl. J'étais ouvrier, je ne voulais pas y aller. Mais ils m'ont menacé de licenciement, puis de prison, et puis ils m'ont offert un triple salaire, alors j'ai fini par céder. On devait construire un mur pour empêcher l'eau de la nappe phréatique de se jeter dans la rivière. A la fin, ils ont écrit que j'avais reçu 0,00001 microröntgen.
Il fallait bien que quelqu'un fasse ce travail, mais quand même je regrette parce que j'aurais bien aimé avoir des petits-enfants. Je viens d'avoir un bébé, il y a un an, après des années de traitement de la prostate. Nous vivons à trois dans une pièce de 33 m2. D'après la loi, nous avons droit à 66 m2, mais je vais encore devoir me battre au tribunal pour l'obtenir. Avec les indemnités, c'est pareil : j'ai dû faire un procès de plusieurs années pour obtenir une indemnité mensuelle de 24 000 roubles [666 euros] et maintenant, avec la réforme entrée en vigueur en janvier, ils ne me la versent plus depuis trois mois ! On nous réduit en poussière ! C'est une honte pour notre pays. Tout dernièrement, le médecin a écrit sur mon dossier que j'aurais besoin de soins psychiatriques. C'est bizarre car jusqu'à présent le psychiatre m'avait toujours déclaré normal. Je me demande si ce n'est pas un ordre du ministère de la Santé, pour nous priver de nos droits civiques si nous continuons à protester.»

Lorraine Millot

 

 

Libération, 17 novembre 1999:

Les liquidateurs de Tchernobyl laissés pour compte
Souvent invalides, Moscou tente de rogner leurs indemnités.


AFP
A Toula, le 29 août, trois liquidateurs de Tchernobyl en grève de la faim dans leur local sous une affiche qui proclame: «Mère Patrie, ne nous laisse pas mourir».

Toula envoyé spécial

Sergueï Vorobiov, vice-président du comité Tchernobyl de Toula, exhibe le télégramme signé par le ministre du Travail, Kalachnikov, envoyé le 6 septembre à 15h39 : cinq lignes certifiant que le gouvernement russe n'appliquera pas son arrêté du 1er juin avant son examen par la Cour suprême de Russie et, pour l'heure, «propose de ne pas changer le paiement des indemnités aux invalides de Tchernobyl».

Cet arrêté avait choqué les «liquidateurs» de Tchernobyl. Les termes en étaient alambiqués et abscons, mais ils ont appris à lire de tels textes : «nous avons dû devenir des spécialistes du droit russe, j'ai honte de le dire», rage Vorobiov (moineau, en russe). Après décryptage, ils en avaient mesuré «la perversité». Sous des atours avantageux, le texte revenait à rendre plus sélectifs les critères d'attribution des avantages sociaux accordés par l'Etat. Pour la plupart des liquidateurs, cela revenait à réduire de fait leur indemnité mensuelle pourtant souvent modeste, autour de 500 roubles (120 F). On leur demandait en effet d'apporter la preuve de leur maladie, ou, quatorze ans après, de prouver qu'ils avaient bien travaillé dans la «zone 3» (la plus sensible) alors que les preuves ont «curieusement» disparu des archives de l'état-major militaire à Moscou. C'en était trop.

Aucune allocation. Le 23 août dernier, 185 liquidateurs de la région de Toula (à environ 200 km de Moscou) entamaient une grève de la faim. 185 «invalides» de Tchernobyl dont une trentaine ont dû être hospitalisés. La grève a été «suspendue» après la décision du gouvernement de geler l'arrêté et d'entamer des discussions. Lesquelles sont en cours au ministère des Affaires sociales. «Une victoire», souffle Vorobiov, sans triomphalisme aucun, dans le bureau du comité Tchernobyl de Toula, modeste local au rez-de-chaussée d'un immeuble krouchtchévien. Une victoire? C'était encore l'été, c'est déjà l'hiver. Un mois après, la victoire s'est effilochée. A Toula, où la mobilisation a été forte, les fonctionnaires restent prudents mais dans d'autres régions ils appliquent l'arrêté, pourtant déclaré anticonstitutionnel sur plusieurs points par la Cour suprême - le ministère du Travail a fait appel. Une commission bipartite entre le ministère et les comités Tchernobyl doit reprendre ses travaux ces jours-ci. Il n'empêche, depuis le début septembre les liquidateurs de Toula n'ont reçu aucune allocation.

Volontaires. L'atmosphère dans leur local est morose, comme la vie de ces invalides de 70 à 100 %. Tous viennent là, dans ce lieu, tuer comme ils peuvent un peu de leur temps de vie bousillée par les radiations. 2 650 hommes de la région de Toula sont partis à Tchernobyl après l'explosion du réacteur numéro 4, le 26 avril 1986. On a d'abord envoyé des mineurs - fer de lance de la fierté soviétique - Sergueï et Evguéni faisaient partie des 285 volontaires venus des mines de charbon de la région. «Le parti nous avait éduqués comme ça, on est partis là-bas par patriotisme, j'avais 33 ans, se souvient Sergueï, on a sauvé la patrie, mais on a aussi sauvé l'Europe.» Puis sont venus ceux que l'on a expédiés sur le site «en mission» sans leur demander leur avis, comme Igor, 37 ans à l'époque. «Dans mon entreprise, on était deux à être désignés, la femme de l'autre est tombé malade alors il n'est pas parti.»

«Les cinq premiers jours on avait conscience du danger et puis on oubliait, poursuit Igor. Je devais revenir au bout de deux mois, je suis resté trois mois et demi. On reconnaissait les bleus au fait qu'ils portaient le masque sur la figure. Nous, on s'en était débarrassés en le portant dans le dos, on sentait le danger en respirant ou en salivant, un goût d'iode qui venait du réacteur.» «Toute la nature vivait au ralenti. Les lézards étaient sans force, on pouvait les prendre dans la main, les oiseaux s'écrasaient sur le pare-brise des camions même quand on roulait à petite vitesse», se souvient Evguéni. «Moi j'étais un grand sportif, je suis revenu avec une hépatite, adieu la boxe, la natation», soupire Vorobiov. Le retour fut rarement glorieux pour ces sauveurs de la patrie.

En 1986, dans la foulée de la catastrophe, le gouvernement, alors soviétique, déclara prendre en charge l'ensemble des gens de Tchernobyl. Il a fallu attendre 1991 pour voir voter une première loi concernant «la protection sociale des personnes ayant souffert de Tchernobyl», un an de plus pour son application. «Ce n'est qu'au bout de quatre ou cinq ans que l'on s'est rendu compte des conséquences. Des hommes ont commencé à mourir», explique Vorobiov. 260 liquidateurs sont ainsi décédés dans la région de Toula, aucun n'avait plus de 40 ans. Parmi eux, certains avaient préféré se suicider. Parce qu'ils ne pouvaient plus avoir d'enfants, parce qu'ils souffraient trop.

Suicide à la grenade. Le liquidateur ukrainien Vladimir Serguienko avait, lui, survécu. Le 27 août dernier, une grenade à la main, il est entré dans le bureau du procureur de Dmitrov, à l'ouest de l'Ukraine. Il en avait assez de vivre misérablement, il voulait 50 000 dollars, on ne les lui a pas donnés, il a dégoupillé la grenade et s'est fait exploser.

A Toula, ville de huit cent cinquante-deux ans d'âge (un an de plus que Moscou) au Kremlin chatoyant, sous une carte du site de Tchernobyl coloriée zone par zone, Sergueï Vorobiov parle de dignité humaine. «Nous n'avons pas besoin d'aide humanitaire, ce dont on rêve c'est de travail, que Renault ouvre ici une usine. Mais aucune entreprise n'a besoin de gens invalides comme nous. Comme il y a des élections qui approchent en Russie, aujourd'hui les partis politiques viennent nous voir. Les communistes, les fascistes, tous. Ils veulent tous nous aider. Mais on n'attend plus rien. On se débrouillera seuls.».


JEAN-PIERRE THIBAUDAT

 

 

L'Express, 25/4/1996:

Igor, liquidateur irradié

Il n'a pas été volontaire, Igor, pour aller faire le sale boulot, là-bas à Tchernobyl. Il a obéi aux ordres. Sans savoir que l'air qu'il respirait, le sol sur lequel il marchait, le sable qu'il touchait étaient empoisonnés. Il y a dix ans, Igor Brekov fut l'un des premiers liquidateurs à arriver sur place - ceux qui ont participé au contrôle de l'accident ou au nettoyage de la région. Aujourd'hui, à 30 ans, handicapé à vie, il sombre, la parole hésitante, il raconte comment, de la base secrète de Tchernobyl 2, où il faisait son service militaire, à 7 kilomètres de la centrale, il a regardé «Atomka», le surnom affectueux qu'il donnait à la centrale, s'embraser dans la nuit du 25 au 26 avril 1986. Comment, des jours durant, le nez au vent dans une Jeep, sans aucune protection, il est allé sur les bords de la rivière Pripyat remplir des sacs de sable - déjà hautement radioactif - qui servaient à étouffer l'incendie. En l'espace de quelques jours, il a vu les officiers et leur famille quitter la base. Lui, on lui a demandé de rester. Un mois plus tard, rapatrié à Serpoukhov, près de Moscou, il est tombé gravement malade. Des semaines entre la vie et la mort. Diagnostic: une grave affection cérébrale - la maladie de Wilson - déclenchée par les radiations. Igor, qui ne connaîtra jamais la dose qu'il a reçue, a été officiellement classé victime de Tchernobyl en 1991. En veut-il à son pays? Même pas; il faisait son devoir. Mais plus jamais il n'appellera une centrale nucléaire «Atomka».

Françoise Harrois-Monin