Le Généraliste n°937, mardi 29 septembre 1987:

« Les faibles doses inoffensives ça n'existe pas »

Différentes études ont montré que les risques cancérigènes auxquels sont exposés les travailleurs de l'industrie nucléaire ont été nettement sous estimés. C'est ce qu'affirment quelques chercheurs, bien courageux d'ailleurs, car ils sont la cible, depuis des années, de l'establishment médical et du lobby nucléaire. L'un d'eux, le Dr Alice Stewart, épidémiologiste anglaise, va même plus loin : « II ne faudrait jamais élever le niveau de rayonnement ambiant car il contribue déjà, à lui seul, à l'apparition de cancers. » Au cours d'un de ses voyages à Paris, nous avons rencontré le Dr Alice Stewart qui nous a exposé l'état de ses travaux sur les faibles doses de rayonnement.

Le Généraliste. - Quel sera, à long terme, le prix à payer par l'Urss et l'Europe pour la catastrophe de Tchernobyl ?

Dr Alice Stewart - A court terme, le prix est déjà élevé : au moins 32 morts, plus de 130 000 personnes ayant perdu leur foyer, leur travail et qui ont reçu ou vont recevoir une compensation du gouvernement. En dehors de l'Urss, des compensations très lourdes vont aussi devoir être payées par les gouvernements, en Suède, en Grande Bretagne, en Ecosse, aux Pays Bas, notamment à cause des dommages subis dans l'élevage.

Mais le pire est encore à venir. Il y aura, dans les pays touchés, non seulement une augmentation des cancers, mais également une atteinte du patrimoine génétique. Cette dernière est difficile à évaluer. On ne possède pas encore de méthode scientifique pour l'aborder. Aussi faut il prendre ce problème par la question des cancers. Pour les enfants, il faut s'attendre, en Europe, à quelques milliers de morts supplémentaires par cancers, rien qu'à la suite du rayonnement externe. La radioactivité ingérée est encore beaucoup plus dangereuse (voir encadré).

 La contamination interne mal connue

La contamination interne est plus dangereuse que la contamination externe, mais on la connaît encore moins que cette dernière. Une étude récente menée sur des travailleurs de Rocky Flats, près de Denver (Etats Unis), qui manipulent du plutonium, donne cependant quelques informations intéressantes. Dans cette usine qui travaille sur les têtes nucléaires des missiles, intervient une contamination interne. Or, les résultats de l'étude, qui viennent d'être publiés dans The American Journal of Epidemiology, montrent que les experts s'étaient trompés d'un facteur 20 dans l'évaluation du risque lié à la contamination interne par le plutonium.

Mais ceci ne concerne que le plutonium. Les données sur les autres radio éléments iode, césium, strontium sont extrêmement pauvres, voire inexistantes.

- Comment pourrons nous obtenir les chiffres réels ?

Dr A. S. - Il est hautement probable que nous ne les aurons jamais. La plupart des pays européens ont une épidémiologie quasi inexistante. Comme il n'y aura pas d'épidémie, les cancers ne survenant pas tous en même temps au même endroit, on ne verra pas grand chose. En Grande Bretagne, où nous avons des registres épidémiologiques à l'échelle nationale, nous aurons certainement quelques données mais il aurait suffi que plusieurs pays se mettent d'accord sur un mode de surveillance commun pour qu'on ait enfin des données exploitables pour l'avenir.

- Tchernobyl repose en fait le problème des faibles doses reçues par une très, large population. Quel est le risque lié à ces faibles doses ?

Dr A. S. - Il est beaucoup plus élevé que les organismes officiels de protection contre les radiations veulent bien le laisser entendre.
Au début des années cinquante, nous avons entrepris en Grande Bretagne une étude sur les cancers des enfants, dite « Etude d'Oxford ». A l'origine, nous n'avions aucune idée préconçue. Nous cherchions à connaître la cause de la forte incidence des leucémies chez les enfants. Sur un nombre important d'enfants de plus de 3 ans et de moins de 15 ans, nous avions un groupe d'enfants morts de leucémie, un groupe d'enfants morts de cancers autres que de leucémie et un groupe d'enfants sains. La seule différence qui ait pu être trouvée entre les enfants de chacun des deux premiers groupes et ceux du troisième est que les mères, dans les deux premiers groupes, avaient reçu plus de rayons X que celles du 3e groupe pendant la grossesse. Il s'avérait donc en même temps que les rayons X chez la femme enceinte étaient dangereux pour le foetus (surtout les deux premiers mois) et que ces rayonnements pouvaient entraîner n'importe quel type de cancer et pas seulement des leucémies comme cela avait toujours été dit.

- Vos conclusions ont elles été acceptées d'emblée ?

Dr A.S. - Le monde scientifique n'était pas prêt à accepter ces conclusions. Il les a cependant entérinées, puisque actuellement, toute radiographie dans les premiers mois de la grossesse est fortement déconseillée. Mais avec cependant quelque incrédulité. La critique principale était que des conclusions similaires n'avaient jamais pu être tirées de l'étude des survivants japonais de la bombe A. Or, nous savons que des erreurs monumentales ont été commises dans cette étude. D'une part, elle n'a commencé que cinq ans après le bombardement, ce qui fait que les gens qui avaient survécu à la bombe elle même et à ses effets pendant cinq ans formaient déjà une population extrêmement sélectionnée, très résistante. D'autre part, les infections graves qui sont dues, après des fortes doses, à l'atteinte de la moelle osseuse entraînant un déficit immunitaire, n'ont pas été prises en compte. Or, il est probable que beaucoup de gens sont morts d'infection avant de mourir d'un cancer. Enfin, il n'est pas logique, de toute façon, de se servir d'une étude sur les fortes doses (comme celles de la bombe A) pour extrapoler aux faibles doses. Les effets ne sont pas du tout les mêmes et les risques ne diminuent pas de façon linéaire quand on passe des fortes aux faibles doses. A forte dose, les cellules sont tuées, aux faibles doses, elles sont endommagées et demeurent dans l'organisme avec leurs mutations.

Ces faits et leur méconnaissance expliquent que chez des travailleurs de centrales nucléaires, on ait trouvé des risques cancérigènes pour des doses généralement admises comme inoffensives.

- Quelles sont ces études ?

Dr A.S. - Il s'agit tout d'abord d'une étude entreprise à Hanford (Etats Unis) chez les travailleurs d'un grand centre nucléaire de l'Etat de Washington, par le Dr Mancuso. Ces travailleurs étaient très contrôlés, ils ne recevaient qu'environ 1/10e de la dose autorisée. C'est d'ailleurs pourquoi le Département de l'énergie avait fait faire cette étude, persuadé qu'on ne trouverait rien. Il était cependant poussé aussi par des journalistes qui voulaient des explications sur des effets observés dans l'environnement sur des plantes et des animaux.

Au départ, il a été très difficile de tirer des conclusions et ceci montre bien tous les pièges que renferment de telles études et explique peut-être certaines insuffisances dans ce domaine. Le facteur de biais le plus important était en fait que les travailleurs qui sont le plus exposés ont été sélectionnés et sont aussi les plus résistants. Une fois ce facteur pris en compte, ainsi que de nombreux autres ayant trait notamment aux différentes catégories socio professionnelles, une corrélation a été établie entre doses et taux de cancer. Corrélation pratiquement similaire à celle trouvée sur les enfants entre doses reçues par l'embryon et taux de cancers observés. A cette différence que plus le foetus est jeune, plus le risque est grand, alors que chez l'adulte, c'est l'inverse. Avant 35 ans, on ne peut guère détecter l'effet des radiations, à partir de 35 ans, chaque dose est plus dangereuse. Toujours est il que cette étude a permis de retrouver des risques cancérigènes pour des doses généralement admises comme inoffensives.

- Les résultats de cette étude ont ils fait réviser les normes ?

Dr A.S. - Certainement pas, la Cipr (Commission internationale de protection radiologique) campe sur ses positions, et comme les épidémiologistes qui s'intéressent à ces problèmes dans le monde se comptent sur les doigts d'une seule main, nous avons bien du mal à nous faire entendre. Pour nous, cependant, les risques des faibles doses sont beaucoup plus grands que ce que dit la Cipr. A notre avis, cette instance se trompe d'un facteur compris entre 10 et 20. Cela est à moduler avec l'âge des personnes exposées et le temps de latence.

Pour rester sur le problème des faibles doses et même des très faibles doses, une autre étude vient conforter notre position. Il s'agit toujours de l'étude d'Oxford qui est une vaste enquête permanente sur tous les cas de cancers mortels chez l'enfant enregistrés en Grande Bretagne, enquête démarrée en 1953, et qui permet donc, à tout moment, d'étudier n'importe quel facteur de risque, sur la population désirée. On a voulu récemment savoir si les rayonnements naturels (cosmiques et terrestres) avaient une influence sur le taux de cancers chez les enfants. Dans l'étude d'Oxford, la Grande Bretagne est divisée en un peu plus de 1 000 petites régions (10 km x 10 km) pour lesquelles on a toutes les données environnementales, y compris la radioactivité ambiante. Il faut savoir qu'en Grande Bretagne les variations de rayonnement naturel sont faibles d'une région à l'autre. Eh bien ! Même sur de légères différences et pour des doses très faibles, on a pourtant retrouvé une corrélation entre l'exposition in utero aux rayonnements naturels et le taux de cancers chez l'enfant, les variations correspondant bien aux variations de la radioactivité selon les régions. Dans cette étude, on a bien sûr tenu compte de tous les autres facteurs pouvant avoir une influence (âge de la mère, position dans la fratrie, maladies, Rx, médicaments pendant la grossesse, etc.). Conclusion d'une telle découverte il est essentiel de ne jamais élever le niveau de rayonnement ambiant puisque à lui seul il contribue déjà à l'apparition de cancers.

 Les médecins doivent être formés

Dans ses plus récentes recommandations (1977), la Commission internationale de protection radiologique (Cidpr)* soulignait l'importance d'une formation suffisante en protection contre les rayonnements pour les individus qui s'engagent dans une profession médicale ou paramédicale.

« Tous ceux qui s'engagent dans une telle profession peuvent, en effet, être amenés à intervenir dans la prescription d'actes médicaux comportant une exposition aux rayonnements. Une formation plus approfondie en protection contre les rayonnements est nécessaire pour ceux qui projettent de s'engager dans la voie de la radiologie ainsi que pour les scientifiques et les techniciens qui apportent leur assistance dans l'utilisation médicale des rayonnements. »
Croyez vous être suffisamment formés dans ce domaine ?

* La Cipr vient de se réunir en septembre à Côme (Italie). Ses conclusions ne sont pas encore connues.

Dr A. S. - Le médecin est confronté quotidiennement aux risques de tous ordres qu'il fait prendre à son patient : risque opératoire, anesthésique, médicamenteux... Il doit toujours mettre en balance le risque pris et le bénéfice attendu. Il est bien évident qu'il doit en aller de même pour tout ce qui est radiologie ou radiothérapie. Mais le médecin qui prescrit n'est pas toujours celui qui fait et, bien souvent, dans un service de radiologie, on estimera que, même si un seul cliché est demandé, trois sont nécessaires. Je reste persuadée que si tous les médecins portaient un nouveau regard sur le problème des faibles doses, les choses pourraient peut être changer.

Propos recueillis par
Claudette PITOIS

 



Une vie consacrée à la santé publique

Le Dr Alice Stewart, épidémiologiste anglaise, a été longtemps chef du service de médecine sociale d'Oxford. Actuellement elle occupe le poste de Senior Research Fellow du Département de médecine sociale à Birmingham.

Dès 1950, elle a commencé une étude sur les leucémies et les cancers des enfants et mis en évidence l'importance de l'irradiation in utero des foetus, lors d'examens radiographiques pratiqués chez la femme enceinte. Très critiqués au départ, ces travaux font désormais autorité et ont amené des changements dans l'attitude médicale vis à vis des examens radiologiques pendant la grossesse. Plus tard, elle a étudié l'effet cancérigène des faibles doses de rayonnement sur des travailleurs américains de l'énergie nucléaire et trouvé un facteur de risque de morts par cancers radioinduits au moins 10 fois plus élevé que la valeur officielle de la Commission Internationale de Protection radiologique, ce qui a soulevé encore plus de controverses que l'étude d'Oxford. Elle a analysé les biais qui peuvent affecter le facteur de risque officiel déterminé à partir des survivants japonais des bombes A. Le « Fonds Three Mile Island de la Santé publique » créé par règlement judiciaire, suite aux actions intentées par des associations de citoyens contre la compagnie exploitant la centrale américaine accidentée, vient d'allouer 1,4 million de dollars à A. Stewart pour étudier 298 000 travailleurs américains du nucléaire. Récemment, elle a mis en évidence l'influence du rayonnement naturel sur l'incidence des cancers des enfants suite à cette irradiation in utero. Bouc émissaire du lobby nucléaire qui n'a rien à gagner à reconnaître la valeur de ses études, le Dr Alice Stewart n'en a pas moins reçu le Prix Nobel « alternatif » 1986, décerné chaque année en Suède à des personnes qui oeuvrent pour le bien être de l'humanité.