Science & Vie n°771, décembre 1981:

L'usine à cancers

Les évidences vont bien au delà des corrélations chères aux statisticiens: l'usine de retraitement de combustible nucléaire de Rocky Flats, près de Denver, "fabrique" aussi des cancers. Sans doute est ce une usine qui fonctionne remarquablement mal. Mais combien d'usines de retraitement fonctionneront-elles donc bien, quand elles seront poussées au maximum de leurs capacités, et même au delà, si la fièvre de réarmement intensif gagne les puissances nucléaires ?...

Denver, capitale du Colorado, sise entre les montagnes Rocheuses et les Grandes Plaines, est également connue sous le pseudonyme de Mile High City, car elle se trouve à l'altitude de 1 609 m, presque exactement un mille. D'où un climat réputé sec et sain, régulièrement nettoyé des pollutions par un vent dominant NO SE. Denver a connu, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, trois catastrophes : un incendie qui l'a complètement détruite, une inondation qui l'a balayée et une "fièvre de l'argent" qui a failli la ruiner, du fait de l'épuisement des mines, qui avaient jadis justifié sa création. Denver est actuellement en proie à une autre fièvre, celle du plutonium.

La cause de cette fièvre est une enquête épidémiologique des cancers dans la zone urbaine. Une telle enquête est un travail statistique souvent difficile à interpréter: là, il est très facile à comprendre. Dans une population donnée, on peut s'attendre à un nombre de cancers donnés, dicté par la moyenne nationale. C'est ainsi que, s'il y a en France 100 000 cancers par an, on peut s'attendre à ce qu'il y ait, pour une population de 53 millions, 1 cancer par 530 personnes (ordre de grandeur). Dans ce genre de travaux, on répartit les cancers selon leurs types et selon les sexes et les âges. Or, une telle enquête, menée par le Dr Carl Johnson et financée par le National Cancer Institute, démontre que les cancers sont, à Denver, nettement plus élevés que la moyenne nationale. Et pas au hasard: ils sont plus élevés dans des zones bien délimitées, fonction de leur distance par rapport à un même point. Celui ci est l'usine atomique de Rocky Flats, nichée au pied des Rocheuses, à 25 km de Denver.

Un coup d'oeil sur nos illustrations, la carte et le tableau permet de saisir d'emblée la netteté du phénomène. Si l'épidémiologie a jamais donné des chiffres éloquents, c'est bien dans ce cas. La conclusion n'est pas moins nette: Rocky Flats est une usine à cancers.

Paradoxalement, selon une étude du Los Alamos National Laboratory (LANL), l'un des deux centres de recherches nucléaires travaillant pour le programme militaire américain, le taux des morts résultant d'un cancer serait, à Rocky Flats, moins élevé que dans le reste de la population. Mais le paradoxe est à examiner de plus près, car l'étude du LANL met l'accent sur le nombre de "morts" et non sur celui de "cas" de cancers jusqu'à plus ample informé, elle ne dit aucunement que le nombre de cas de cancer soit, lui, inférieur au taux national. Alors, comme il n'y a aucune raison de supposer que les travailleurs de Rocky Flats reçoivent moins de radiations à l'intérieur qu'à l'extérieur, et comme aussi les travailleurs en question sont soumis à une surveillance médicale plus rigoureuse que le reste de la population, on peut mettre le paradoxe sous le boisseau. Les faits sont patents : plus on est près de Rocky Flats, dans la direction du vent, plus on court de risques de cancer.

On ne peut s'empêcher de noter que les cancers en surnombre (poumons, thyroïde, oesophage, etc.) sont les mêmes que ceux que l'on trouve en surnombre chez les survivants des explosions d'Hiroshima et de Nagasaki.

Rocky Flats n'était déjà pas une usine au dessus de tout soupçon: en 17 ans, on y a compté plus de 200 incendies. Ceux de septembre 1957 et de mai 1969 ont entraîné des dégagements particulièrement élevés de plutonium dans l'atmosphère: en 1957, les filtres, qui n'avaient pas été nettoyés depuis quatre ans et qui avaient donc accumulé de l'oxyde et des nitrates de plutonium, furent détruits. On estime ainsi que de 14 à 20 kg de plutonium furent alors dispersés dans l'air. La radioactivité moyenne de l'air éjecté par la cheminée principale 8 jours après l'incendie était... 17 600 fois supérieure à la valeur maximale recommandée par les consignes de sécurité. Elle atteignait 948 picocuries par m3. Ce n'était pas tout: peu après l'incendie, on mesura des concentrations élevées de plutonium et d'uranium enrichi dans le sol de deux écoles primaires peu éloignées. On trouva aussi que la nappe phréatique la plus proche de l'usine était contaminée. Sur la terre comme au ciel, les compteurs Geiger s'affolaient.

Après l'incendie de 1969, un expert en radiations, le Dr Edward Martell, du National Center for Atmospheric Research, constata que le sol des banlieues ouest de Denver, c'est à dire celles qui étaient le plus sous le vent, contenait de 10 à 200 fois plus de matériaux radioactifs que la normale.

Les concentrations en plutonium de l'air autour de Rocky Flats étaient, entre 1970 et 1977, les plus fortes de celles relevées par les 51 moniteurs qui surveillent les installations nucléaires sur le territoire américain, selon le Dr Johnson. La radioactivité moyenne enregistrée à l'extrémité est du site nucléaire était de 2 072 attocuries par m3 (Soit 60 fois plus que l'air d'une ville qui ne passe pas pour respirer l'air des cimes, New York par exemple). Le plutonium a des affinités pour certains organes, ceux que l'on a vus plus haut. Et c'est ce qui a donné au Dr Johnson l'idée de son enquête épidémiologique. Celle ci a duré trois ans.

Et que fait Rocky Flats ? Installée en 1953, cette usine fabrique les composants de plutonium militaire partir des combustibles irradiés produits dans quatre réacteurs militaires américains. L'ennui est que cette affaire commence à ressembler à un verset de litanie, une litanie dont Three Mile Island ne serait que le précédent verset. Elle est presque banalisée. Il ne reste, en France et ailleurs dans le monde, en dehors de Denver, qu'à se dire: « Que voulez-vous, Fatalitas ? » Mais cette affaire intéresse en réalité le monde entier, parce qu'elle jette une lumière crue sur un problème qui risque d'atteindre bien d'autres pays: la jonction des problèmes nucléaires civil et militaire, qui se produirait par suite d'une pénurie de plutonium 239. A la source de cette pénurie, l'utilisation extensive de cet élément par les États Unis et d'autres pays. Soit, en d'autres termes, la désuétude du Traité de non prolifération et l'abandon du système de protection mis en place par l'Agence internationale de l'énergie atomique de Vienne. Se trouvant à court de plutonium 239 pour leurs programmes militaires, les pays du club atomique* utiliseraient le plutonium produit dans les centrales civiles: il y aurait alors multiplication d'usines telles que Rocky Flats et fonctionnant aussi bien ou aussi mal.

Or, ce n'est pas là un épouvantail destiné à jeter l'effroi parmi tel ou tel groupe politique c'est une possibilité très réelle depuis que le président Reagan vient de prendre en matière de politique nucléaire une position, diamétralement opposée à celle de son prédécesseur. Le président Carter s'était opposé au retraitement des combustibles irradiés des centrales civiles; il a levé le 8 octobre dernier l'interdiction qui pesait sur ce retraitement. Carter avait bloqué les études sur le surrégénérateur de Clinch River; Reagan vient de les débloquer et a encouragé un allégement des règlements de mise en service de nouveaux réacteurs. Et les Départements américains de la défense et de l'énergie posent tout haut la question: utiliser ou non le plutonium 239 des centrales civiles pour des armes atomiques ? Le 3 septembre, James B. Edwards, secrétaire d'État à l'Énergie déclarait tout uniment: « Il y a beaucoup d'avantages au retraitement; l'un d'eux est d'obtenir le plutonium dont nous allons avoir besoin pour notre programme militaire.»

Ainsi les études sur la séparation isotopique par laser sont en pleine expansion et le budget du laboratoire Lawrence Livermore pour la séparation par cette technique des isotopes du plutonium est passé de 6,6 millions de dollars en 1980 à 30,5 millions de dollars cette année. On ne saurait être plus clair : cette technique est essentielle pour l'utilisation militaire du plutonium civil. En effet, le plutonium civil est un mélange d'isotopes différents: 12,5% de Pu 241, 24% de Pu 240 et quelque 60% de Pu 239, celui qui intéresse les programmes militaires (plus des quantités moindres de Pu 238 et 242). Ces 60% de Pu 239 sont insuffisants pour les programmes militaires, le plutonium militaire devant contenir au moins 93% de Pu 239. D'où l'intérêt d'une technique économique de séparation du plutonium civil, qui permettrait de récupérer suffisamment de Pu 239. Et voilà aussi pourquoi le budget du Lawrence Livermore Laboratory pour ces recherches monte à 560 millions de dollars jusqu'en 1989. Mais à quoi servirait tant d'argent, si ce n'était pour le programme militaire? Car ce Pu 239 quasi pur ne peut servir qu'aux militaires. Une fois ce programme mis en route, le Pu 239 va se faire rare, outre Atlantique aussi.

Le plutonium ne va évidemment pas se faire rare parce que les Américains vont rafler toutes les quantités disponibles sur le marché, mais parce que, à partir du moment où ils mettront en train un programme d'armement nucléaire intensif, ils vont prêcher l'exemple. Quand on pense que, dans les derniers mois de son mandat, Carter fit faire des prévisions sur les besoins américains en ogives nucléaires et que les experts estimèrent ces besoins à 10 000 de ces ogives pour la période allant jusqu'en 1990, on comprend sans peine que l'achalandage des arsenaux américains va semer l'inquiétude dans les autres pays, et que tous les gouvernements qui le pourront seront tentés de fabriquer, eux aussi, des ogives nucléaires à tour de bras. Or, ces ogives se fabriquant avec du Pu 239, les installations nucléaires militaires épuiseront rapidement leurs stocks. A moins que, justement, l'on ne se mette à faire fabriquer du Pu 239 par les centrales civiles, ou bien que l'on ne construise de nouvelles centrales militaires. On ne sait pas encore lequel des termes de cette alternative le président Reagan choisira. Un fait est certain, les États Unis vont avoir besoin de plus de Pu 239 et les autres pays impliqués dans l'équilibre Est Ouest également. Cette situation intéresse la France sous deux angles différents:

- ni La Hague ni Marcoule, heureusement, ne fonctionnent aussi mal que Rocky Flats, véritable sélection florilège de catastrophes. Mais rien n'interdit de supposer qu'une seule catastrophe puisse un jour se produire et qu'alors les vents d'ouest, dominants sur l'ensemble du territoire français, n'entraînent des conséquences comparables à celles relevées à Denver;

- déjà, au taux actuel de fonctionnement de La Hague, plusieurs dizaines de kilos de plutonium sont perdus chaque année. Une très faible partie de ce plutonium perdu est rejetée à la mer, et le reste est récupéré dans les déchets dits "faiblement radioactifs", rassemblés dans des fûts de béton ou dans du bitume. Ce mode de récupération n'est valable que pour 50 ans, délai après lequel ni les fûts ni le bitume ne présentent plus la sécurité minimale. Avec l'extension prévue pour l'usine de La Hague, c'est 300 kg de plutonium qui seront perdus chaque année, donc 6 tonnes en 20 ans. Il faudra tous les 50 ans retraiter les centaines de milliers de m3 de béton et de bitume où se trouveront ces 6 tonnes de plutonium, sinon on arrivera à une dispersion du plutonium dans l'environnement pire que ce qui s'est passé à Rocky Flats.

Les questions ainsi posées débouchent ici sur un problème politique. Pour le moment l'usine de La Hague est réservée à des lins pacifiques. Mais si l'Amérique rejette le Traité de Vienne, et met en route la fabrication de ces 10 000 ogives citées plus haut, la France resterat elle impassible dans la frénésie de surenchères à l'armement qui risque de s'emparer de l'Occident ? C'est toute la politique de "troisième force" mise en vigueur par le général de Gaulle qui risque alors d'être remise en question. A ce point ci de l'exposé, le savant pose la plume; les conjectures ne sont plus de son ressort.


* Six pays en font officiellement partie: USA, URSS. France. Grande Bretagne. Chine et Inde. Mais 9 autres possèdent des laboratoires de retraitement ou de séparation isotopique: Australie, Belgique, Canada, Formose, Israel, Italic, Japon. Afrique du Sud, Allemagne de l'Ouest, et une vingtaine d'autres peuvent réaliser rapidement des bombes atomiques.




La carte et le tableau résument une vaste étude epidémiologique la première du genre des effets, sur les habitants de la grande agglomération de Denver (Colorado), dus à la proximité de l'usine de Rocky Flats, qui produit du plutonium à usage militaire à partir de combustibles irradiés issus de réacteurs nucléaires militaires américains. En se basant sur les taux de radioactivité du sol (en millicuries/km2) et sur les taux de cancers observés au cours de la période 1969 1971, les responsables de cette étude financée par le National Cancer Institute des États Unis ont découpé la région autour de cette centrale en quatre zones concentriques.

Pour les zones I, II et III (ici, en rouge plus ou moins foncé selon qu'elles sont plus ou moins affectées), on a constaté que le nombre de cancers observés était plus important que prévu, c'est à-dire que le nombre de cancers que l'on comptait pour les mêmes catégories d'individus dans le reste de l'État du Colorado. En clair: la centrale de Rocky Flats est responsable des cancers en surnombre (qui apparaissent sur le tableau en pourcentages positifs sous le titre "bilan").

La zone IV, elle, s'est trouvée suffisamment éloignée de la centrale pour que le nombre de cancers observés y soit ni plus ni moins important que la moyenne de l'État; elle peut servir en quelque sorte de zone témoin.

(1) Bilan = (cas observés/cas prévus)-1. Par exemple 109/82-1=32,9/100


Autre constatation
non moins dramatique: les types de cancers en surnombre sont à peu près les mêmes que ceux que l'on trouve en excès chez les survivants des explosions atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki.

On notera que les pourcentages sont d'autant plus significatifs qu'ils portent sur des cas plus nombreux. Ainsi, les + 47% de cancers du côlon et du rectum chez les hommes de la zone I sont significatifs car ils correspondent à 32 cas de plus (100 68). Par contre, les 50% de cancers de la thyroïde chez ces mêmes hommes, comme les + 100% de cancers chez les femmes de la même zone, peuvent être tenus pour négligeables car ils ne correspondent qu'à 3 cas (6 3).

Ce tableau n'indique pas, par ailleurs, un autre fait constaté par le Dr Johnson, qui a dirigé cette étude, c'est que les tranches d'âges les plus touchées sont celles qui vont de 0 à 14 ans, de 15 à 44 ans, de 55 a 64 ans et de 65 à 74 ans ainsi qu'au dessus de 75 ans, pour les deux sexes. Pour les femmes, seule la tranche 45 54 ans semble épargnée, tandis que pour les hommes, au contraire, cette tranche est plus exposée chez les hommes de la zone I (11 % de cancers en plus). L'étude n'a pas indiqué d'accroissement de cancers des os, mais il faut rappeler que le temps de latence de ce type de cancer est plus long et qu'il faut attendre encore quelques années avant de se prononcer sur ce point particulier.

Françoise Harrois Monin