1987-1988: La remise en cause de l'estimation initiale

L'évaluation du nombre de victimes à long terme est déterminée à partir de la dose engagée sur la vie. C'est pour un individu la dose de rayonnement qu'il recevrait en vivant 70 ans dans les conditions résultant de la contamination considérée. Elle s'exprime en rem ou en sievert. Ce n'est pas une donnée immédiate que l'on peut mesurer, mais le résultat d'un calcul qui va dépendre des modèles choisis pour décrire l'évolution des divers radionucléides pris en compte : les transferts dans la nourriture, le mode d'alimentation (autosubsistance totale ou partielle), le transfert chez les humains, le métabolisme des divers radioéléments (en tenant compte de l'âge), les effets du rayonnement sur l'organisme humain et la spécificité de certains groupes à risque (foetus, enfants en bas âge, vieillards, personnes de santé fragile...). Bien sûr, il serait prudent de tenir compte de la synergie possible avec d'autres agents agressifs (nitrates, pesticides, polluants chimiques variés...). Pour obtenir l'effet global sur une population il faut effectuer ces calculs pour tous les individus qui la composent en tenant compte de leur spécificité. Il s'agit de la dose collective, elle s'exprime en rem x homme ou en sievert x homme. Les marges d'erreur de tels calculs sont considérables, les résultats dépendent des hypothèses qui sont adoptées à chaque étape des calculs, et c'est le pouvoir central qui est maître d'oeuvre pour ces calculs.

Pour être crédible, la révision du bilan à la baisse devait venir des experts soviétiques eux-mêmes. Elle fut amorcée pendant la conférence d'août 1986 et précisée par la suite.

En mai 1987, au cours d'une conférence patronnée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) à Copenhague, un expert soviétique, A. Moïsseev, remettait en cause l'évaluation initiale. La raison essentielle avancée pour justifier la révision en baisse était que depuis un an les spécialistes soviétiques avaient pris connaissance de faits nouveaux qui montraient que les mesures préventives, mises en place rapidement après l'accident et sur une grande échelle, avaient conduit à une bien meilleure situation que celle qu'ils pouvaient envisager en 1986, les aliments étant moins contaminés que prévu. Moïsseev réduisait la dose collective d'un facteur voisin de 12 (la dose engagée moyenne individuelle passait de 3,3 rem à 0,27 rem) et l'excès de cancers mortels radio-induits passait à 2 850. Il devait cependant reconnaître qu'une quantité importante de lait dépassait notablement les normes. Mais, selon lui, ce lait avait été retiré de la consommation et « envoyé pour retraitement » (c'est l'expression qu'il utilise). Il ne donne aucune explication sur ce qu'il entendait par « retraitement ». Il est vraisemblable que cela signifiait envoi de ce lait contaminé dans les régions éloignées, moins touchées par les retombées radioactives. Cela pouvait éventuellement réduire les doses dans les régions fortement contaminées mais en augmentant les doses ailleurs[1]. Si on admet qu'il n'y a pas de seuil de dose en dessous duquel il n'y a strictement aucun effet cancérigène (hypothèse maintenant admise par la CIPR), le résultat global exprimé en nombre total de morts demeure inchangé. Ce point n'a certainement pas échappé à Moïsseev, car il remet en cause le modèle sans seuil qui avait été adopté dans le rapport initial.

En septembre 1987, deux experts soviétiques, L.A. Iline et O.A. Pavlovski, présentaient à l'Agence de Vienne un rapport beaucoup plus détaillé que celui de Moïsseev. Il s'agissait là d'une véritable autocritique car ces personnages avaient signé le rapport de 1986. Curieusement, ils découvraient au bout d'un an les critères qui avaient été à la base de la gestion de la crise. À la lecture de leur rapport on ne comprenait pas du tout pourquoi il avait fallu évacuer très rapidement 135 000 personnes et surtout pourquoi elles n'avaient pas été autorisées à rentrer chez elles. Pour ces experts la décision d'évacuation avait été prise par les autorités uniquement pour des raisons psychologiques, ce qui est étrange car les gens ignoraient les dangers du rayonnement. Il avait fallu les forcer à partir et les empêcher de revenir.

Iline et Pavlovski ont réduit d'un facteur 10 la dose engagée estimée, ce qui revient à réduire d'autant le nombre de victimes attendues (cancers et défauts génétiques). Cette révision donnait entière satisfaction aux exigences occidentales formulées à Vienne en août 1986.

Parallèlement, les experts occidentaux s'activaient eux aussi. En janvier 1987, quatre mois après la conférence de Vienne, au cours de l'audition parlementaire européenne à Paris, la réduction de la contamination interne par un facteur 7 était considérée comme acquise[2]).

En 1988, l'UNSCEAR (Comité scientifique des Nations unies sur les effets des rayonnements atomiques[3]) présente son estimation[4] : la dose engagée collective totale pour l'ensemble de l'hémisphère Nord serait de 60 millions de rem x homme dont 53 % (soit 32 millions de rem x homme) pour les pays européens et 36 % pour l'URSS (soit 22 millions de rem x homme, c'est-à-dire un facteur de réduction d'environ 10). Cette évaluation, depuis 1988, sert de référence à tous les experts officiels. Le rapport soviétique d'août 1986 n'est plus jamais mentionné, même pour en faire une critique. Tout se passe comme s'il n'avait pas existé. L'évaluation adoptée ne se présente donc pas comme une révision à la baisse d'une estimation qui pourrait être traumatisante pour la population, mais comme une évaluation définitive à partir de toutes les données collectées depuis l'accident, tant en URSS que dans les pays occidentaux. Pourtant, à ce moment, l'information n'était pas encore totalement homogénéisée. Ainsi A. Gouskova, signataire du rapport d'août 1986, continue à utiliser son estimation de l'excès de cancers mortels 0,3 %, ce qui en valeur absolue donne 28 500 [morts], valeur incompatible avec la dose engagée officiellement reconnue.

Notes:

1) En 1987 des mesures faites par un laboratoire indépendant (CRII-Rad) sur du lait en poudre en provenance d'Arménie indiquait une forte contamination en césium (13 200 becquerels/kilo). En 1990, d'autres mesures étaient faites. Le communiqué du 3 mai 1990 de la CRII-Rad précisait : « La CRII-Rad avait déjà eu l'occasion d'observer en 1987 (cf. Libération du 4 novembre 1987) des niveaux de contamination très importants dans les laits en poudre vendus en Arménie. Aussi, des écologistes et des membres de comité de base arméniens ont demandé à la CRII-Rad d'analyser une série d'échantillons prélevés après le tremblement de terre, en décembre 1989 et février 1990. [...] Si les échantillons provenant d'Arménie ne révélaient pas de contamination notable, en revanche les produits alimentaires analysés (thés, laits) étaient presque tous contaminés, certains à des niveaux élevés. Tous ces aliments sont des produits d'importation. »

2) M. F. Mingot (directeur de l'Institut de l'environnement et de la protection radiologique d'Espagne), « Effets à moyen et long terme de la radioactivité sur l'environnement naturel », Recueil de documents de l'audition parlementaire sur les accidents nucléaires : protection de la population et de son environnement (Paris, 8-9 janvier 1987).

3) L'UNSCEAR a été créé lors de l'assemblée générale des Nations unies de 1955. Il est constitué des représentants de 21 pays désignés par les gouvernements. Pour la France on y trouve des personnes employées par le CEA ou l'EDF, et le professeur Pellerin. Pour l'URSS on trouve entre autres Iline et Moïsseev. Lorsque divers comités d'experts internationaux présentent leur propre estimation, il s'agit en réalité du même groupe de gens.

4) UNSCEAR, « 1988 Report to the Général Assembly, with Annexes », Annexe D (p. 343).
Remarque : le rem utilisé dans ce texte est l'ancienne unité. L'unité en usage parmi les experts est maintenant le sievert (Sv) qui vaut 100 rem.

Extrait de Tchernobyl une catastrophe
Bella et Roger Belbéoch,
Edition Allia, 1993.