Médiapart, 23/6/2009: 

EDF en quête d'une stratégie et d'un nouveau patron

La campagne pour la présidence d'EDF est lancée. Bien que le mandat de Pierre Gadonneix n'arrive à expiration qu'en novembre, en coulisses, les prétendants ou leurs soutiens commencent à s'activer : le groupe public suscite bien des convoitises politiques et personnelles. Dans le bureau de Claude Guéant, secrétaire général de l'Elysée, qui réunit régulièrement une poignée d'experts et de dirigeants pour réfléchir à l'avenir énergétique de la France, on se presse donc pour avancer ses pions.

Pierre Gadonneix souhaite naturellement son renouvellement. Bien qu'il soit âgé de 65 ans, il avait pris la précaution, dès le changement de statut, de faire modifier le règlement afin de pouvoir rester jusqu'à 69 ans. Mais la greffe n'a jamais pris chez EDF. Pratiquant un pouvoir solitaire et soupçonneux, Pierre Gadonneix est isolé. Et son bilan, entaché par les rachats internationaux et l'affaire Greenpeace, ne convainc guère.

A l'exception de Raymond Soubie, vieil ami de Pierre Gadonneix (photo Souderegger/ Flickr), pour qui il a joué le conseiller social à GDF comme à EDF, personne ne le défend vraiment à l'Elysée. Les mouvements sociaux qui agitent le groupe depuis plus de deux mois contribuent encore à lui aliéner des soutiens. Le ministère des finances commence à s'inquiéter de la dégradation de la situation. Le gestionnaire du réseau de transport d'électricité (RTE), qui avait publié une étude nuancée en mai sur les prévisions de l'été (voir ici), fait désormais des pronostics plus alarmistes (là), invoquant la possibilité de devoir recourir à des importations massives pendant l'été. De son côté, la CGT ne veut plus de ce président, qui la place dans une position des plus inconfortables. Selon nos informations, celle-ci aurait demandé sa tête ces dernières semaines à l'Elysée.

«Vous savez que vous êtes le candidat favori de la CGT ?» C'est ainsi que le secrétaire général de l'Elysée accueillit Henri Proglio, PDG de Veolia, en mars lors d'une entrevue. Depuis, la rumeur de sa nomination circule régulièrement dans les couloirs du siège d'EDF, certains se demandant s'il était vraiment judicieux de nommer un des concurrents d'EDF à sa tête. Officiellement, Henri Proglio n'a pas été pressenti par le pouvoir. Il semble hésiter entre abandonner un groupe dans lequel il travaille depuis 1972 et une présidence qu'il est difficile de refuser.

Derrière, la liste des prétendants est infinie. Grand ordonnateur de l'opération British Energy, Vincent de Rivaz, responsable de toutes les activités britanniques d'EDF, voit bien cette mission comme un tremplin vers de plus hautes fonctions. A l'extérieur, Thierry Breton a commencé à faire une campagne active pour défendre sa cause. L'ancien ministre des finances rêvait déjà d'EDF quand il était à Bercy. Après une traversée du désert, il s'est recasé non sans mal à la tête de la société informatique Atos mais il piaffe d'impatience depuis : la présidence d'EDF serait enfin un rôle à sa mesure. «Il n'y a que lui qui croit à ses chances», ironise un connaisseur du dossier. Thierry Breton «dément catégoriquement la rumeur» d'un intérêt pour EDF. Selon lui, ces bruits «n'ont aucun fondement. Personne ne m'a jamais parlé d'EDF et je n'ai jamais parlé d'EDF à personne» précise-t-il.

L'ancien ministre (PR) des postes et des télécommunications, Gérard Longuet, qui postulait déjà en 2004 pour le poste, a fait savoir discrètement qu'il était à la disposition de l'Etat. Henri Guaino, conseiller de Nicolas Sarkozy, lorgne toujours aussi le groupe public. Anne Lauvergeon, présidente d'Areva, pourrait être aussi intéressée, mais l'Elysée ne le lui a jamais proposé. Et puis, tant d'autres encore.

Confusion stratégique et contraintes financières

Le grand risque est que l'Elysée arrête son choix final au dernier moment, dans la précipitation et plus sur des critères d'allégeance au pouvoir que sur des choix stratégiques. Pourtant, l'urgence est bien celle-ci : que doit être EDF à l'avenir ? Miné par l'ouverture des marchés à la concurrence, totalement désorganisé et sans avoir su inventer un nouveau dialogue social, le groupe public a besoin de lignes claires.

«EDF n'a pas choisi de stratégie. Il continue à agir, comme s'il pouvait tout faire», relève un ancien cadre du groupe. Le groupe entend ainsi être le champion du nucléaire dans le monde et accélérer son développement international. Mais il se veut aussi le promoteur de toutes les énergies renouvelables, subventionnant sans restriction les grandes fortunes, à la recherche d'allégements fiscaux, qui ont choisi l'éolien comme terre d'accueil ou rachetant six fois le prix l'électricité produite dans le photovoltaïque.

Il faut compter aussi avec les obligations imposées par les législateurs et les régulateurs : les uns lui demandent de fournir aux entreprises une énergie peu chère, hors des prix de marché, les autres de ne pas tirer le bénéfice des investissements passés, en en rétrocédant une partie à ses concurrents.

La responsabilité de cette confusion est collective. Mais la situation n'est pas tenable. Aussi riche soit-il, EDF est en train de crouler sous les différentes contraintes. D'autant qu'il lui faut faire face aussi à ses propres carences. Ayant renoncé depuis des années à l'exercice difficile de la prévision, le groupe public a continué à vivre sur la croyance qu'il était largement équipé. Il ne s'est pas aperçu que la révolution informatique accélérait la consommation électrique.

De plus, le développement du chauffage électrique a rendu le groupe particulièrement dépendant des conditions climatiques : un degré de moins en hiver se traduit par une consommation supplémentaire de 2.100 MW (ce qui correspond à plus de deux tranches nucléaires). Résultat : EDF ne répond plus à la demande française. Il est désormais acheteur net d'électricité en Europe. S'il continue à exporter, c'est en période creuse à des prix alignés sur les contrats long terme. Mais il importe pendant les périodes de pointe au prix du marché, quand ceux-ci sont le plus élevés. La balance est désormais toujours en sa défaveur. [Lire: Le nucléaire en France, c'est déjà 12 à 15 réacteurs de trop !]

Les finances d'EDF explosent. En 2008, son bénéfice net a diminué de 39% pour tomber à 3,5 milliards d'euros. Mais ce n'est pas le plus grave. Le groupe ne dégage plus un autofinancement suffisant pour financer ses investissements. L'an dernier, il affichait un cash-flow négatif de près de 2 milliards. Le 1,2 milliard d'euros de dividendes versés aux actionnaires, et en premier lieu à l'Etat, n'a été en réalité qu'une fiction : ils ont été payés à crédit.

Doutes sur l'EPR

L'avenir s'annonce encore plus sombre. D'un côté, le gouvernement, qui a téléguidé le rapport Champsaur sur l'ouverture à la concurrence, s'apprête à organiser la vente virtuelle d'une partie du parc nucléaire français, privant ainsi le groupe public d'une partie de ses recettes en lui laissant les charges futures. De l'autre, le groupe doit assumer désormais le coût de ses folles acquisitions anglaise et américaine : un peu moins de vingt milliards d'euros ont été dépensés en un an dans cette grande conquête internationale.

Mais le sujet qui terrorise le plus les cadres est celui du développement nucléaire. L'EPR, que les ingénieurs d'EDF ont contribué à concevoir, est devenu la grande affaire d'EDF. Pierre Gadonneix souhaite implanter au moins dix réacteurs EPR dans le monde dans les prochaines années. Selon ses calculs, le groupe est tout à fait en mesure de faire face à un tel développement : son programme ne représenterait qu'un engagement de 1,5 milliard d'euros par an.

Pourtant, au fur et à mesure que le premier chantier de Flamanville (Manche) avance, certains responsables de douter: «Nous avons construit ce réacteur sur des critères de compromis, en additionnant les contraintes et les réglementations françaises et allemandes. Il est vieux, gros et ultra-sophistiqué», confie un cadre, qui s'interroge sur son fonctionnement futur. «Cette affaire est une tragédie. J'ai moi-même pris des décisions sur le développement de l'EPR et j'ai sans doute commis des erreurs monumentales», a confié récemment un dirigeant directement lié au dossier à un autre responsable. Mais personne n'ose rompre ce secret, si lourd de conséquences, en dehors du groupe. Au sommet de l'Etat comme dans les cercles dirigeants, le nucléaire est présenté comme la grande chance industrielle de la France, sa grande filière d'avenir.

Aux difficultés techniques s'ajoutent les problèmes financiers. La facture de l'EPR risque d'être beaucoup plus élevée que prévu. Au début des années 2000, lorsque EDF voulait promouvoir le lancement du réacteur de troisième génération, le groupe public chiffrait le seuil de rentabilité à 29 euros le MW/h. De révision en révision, le calcul est passé à 35 euros, puis 40, aujourd'hui il est à 46 euros le MW/h. Mais certains pensent que l'addition pourrait encore monter.

«Personne n'en est conscient. Mais le nucléaire nous fait courir un péril mortel. EDF risque l'effondrement, en se plaçant sous le double impératif du défi technologique et de la conquête internationale. Il faut repenser la politique nucléaire, et élargir le débat. En tout cas, il y a une chose de sûre : il faudra choisir entre l' EPR et la Bourse. Les deux sont inconciliables», assure un haut cadre du groupe.

Sans le formuler aussi précisément, les salariés d'EDF pressentent le danger. Certains commencent à s'alarmer de cette fuite en avant technologique et financière. Ils craignent trop d'en connaître le dénouement : l'achèvement du démantèlement et la privatisation des morceaux de choix. La financiarisation du secteur de l'énergie y pousse, les groupes privés étant de plus en plus attirés par «ce secteur aussi giboyeux», selon l'expression de l'ancien président d'EDF, Marcel Boiteux.

Selon divers témoignages, personne à l'Elysée ou au sommet du gouvernement n'a pris la mesure de l'urgence des questions qui se posent dans le groupe. L'Etat choisira de réinventer EDF ou de laisser aller à vau-l'eau? Ce sera alors le moment de juger si la référence aux idéaux du Conseil national de la Résistance, devenue de mise depuis le discours présidentiel à Versailles le 22 juin, est une simple figure du style. Ou si le pouvoir considère qu'il est aussi impératif qu'hier d'avoir en main la maîtrise de son avenir énergétique.