L'énergie atomique se manifesta publiquement pour la première fois le 6 août 1945: destruction à peu près complète et instantanée d'Hiroshima. La "performance" fut répétée trois jours plus tard sur Nagasaki avec le même succès. Si la surprise fut grande dans l'opinion publique, parmi les savants il n'en fut rien car ils envisageaient ce développement scientifique depuis 1939. Contrairement à ce qui a été écrit plusieurs années plus tard, ces destructions de masse ne traumatisèrent ni le milieu scientifique ni l'opinion publique. Elles furent perçues comme le début d'une ère nouvelle, "l'âge atomique" confirmant la fiabilité de cette nouvelle source d'énergie.
(Photo Masayoshi Onuka)
Le 7 août, au poste de quarantaine militaire de Ninoshima,
à environ 4 kilomètres au large de Hiroshima. Beaucoup
de ceux atteints de profondes brûlures dues à la
chaleur de l'explosion, restent étendus ainsi sans bouger,
respirant à peine, jusqu'à ce que la vie s'en aille.
Le mercredi 8 août 1945, on
put lire à la une du journal Le Monde : "Une révolution scientifique: Les Américains
lancent leur première bombe atomique sur le japon".
L'unanimité fut assez parfaite dans l'ensemble de la presse.
L'ampleur du désastre,
ces êtres humains qui, en quelques millionièmes de
seconde, furent "volatilisés" et ne laissèrent
qu'une ombre sur les murs, loin de déclencher horreur et
indignation, fut reçue comme la preuve objective d'un avenir
radieux pour une humanité qui allait enfin être débarrassée
à tout jamais des contraintes du travail. La matière
se révélait source inépuisable d'énergie,
qu'il serait possible d'utiliser partout sans limite, sans effort,
sans danger.
D'invraisemblables projets étaient présentés
sérieusement comme à notre portée dans un
avenir très proche. On parlait de faire fondre la glace
des pôles par bombardement atomique pour produire un climat
tempéré sur la terre entière, d'araser le
Mont Blanc ou de combler la Méditerranée pour irriguer
le Sahara (Joliot), etc.
Le délire scientiste n'a plus jamais atteint de tels sommets.
Les explosions sur le japon furent glorifiées et bénies
par tout ce que l'establishment scientifique avait de disponible:
à l'époque cela s'appelait "les savants".
La mobilisation fut spontanée pour nous initier à
cet avenir que les prix Nobel du "Projet Manhattan"
nous avaient soigneusement préparé. Hiroshima devait
ouvrir à l'humanité une ère de liberté,
on entrait dans la modernité libératrice.
La seule voix discordante fut celle d'Albert Camus dans l'éditorial de Combat le 8 août 1945: "Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes, que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. [...] Il est permis de penser qu'il ya quelque indécence à célébrer une découverte qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles". Ces positions lui valurent, quelques jours plus tard, de violentes critiques.
Pour France-Soir, l'ère nouvelle
fut inaugurée le 16 juillet 1945, date de l'essai de la première bombe atomique.
Il titre le 8 novembre 1945: "Le 16 juillet 1945 à
Alamogordo, par une nuit d'orage, le monde est entré dans
une ère nouvelle". L'article se poursuit ainsi: "L'espèce
humaine a réussi à passer un âge nouveau:
l'âge atomique".
Ce même journal titrait un article le 9 août 1945:
"L'emploi de la bombe atomique ouvre des horizons illimités".
Le 10 août 1945, après la destruction de Nagasaki,
France-Soir confiait ses colonnes à "un prince,
académicien français et prix Nobel de physique"
qui titrait son article: "L'homme pourra demain tirer plus
d'énergie de quelques grammes de matière désintégrée
que de la houille, de l'eau et du pétrole, par le prince
Louis de Broglie, de l'Académie française".
Le 8 août 1945, le journal Libération titrait
en première page: "La nouvelle découverte peut
bouleverser le monde. [...] Charbon, essence, électricité
ne seraient bientôt plus que des souvenirs".
L'Humanité du 8 août 1945 titre
en première page: "La bombe atomique a son histoire
depuis 1938, dans tous les pays des savants s'employaient à
cette tâche immense: libérer l'énergie nucléaire.
Les travaux du professeur Frédéric Joliot-Curie
ont été un appoint énorme dans la réalisation
de cette prodigieuse conquête de la science". Les journaux
mentionnent à de nombreuses reprises la part jouée
par la France dans cette prodigieuse découverte. Ainsi
on trouve dans le Figaro du 9 août 1945 un communiqué
de l'AFP: "Paimpol 8 août - M. Joliot-Curie fait de
Paimpol la communication suivante: L'emploi de l'énergie
atomique et de la bombe atomique a son origine dans les découvertes
et les travaux effectués au Collège de France par
MM. Joliot-Curie, Alban et Kowarski en 1939 et 1940. Des communications
ont été faites et des brevets pris à cette
époque".
Un de ces brevets porte sur les "Perfectionnements aux charges
explosives", brevet d'invention n° 971-324, "demandé
le 4 mai 1939 à 15 h 35 min à Paris".
Cependant, personne n'osa en 1945 réclamer au gouvernement américain des royalties* ( faux voir ci-dessous : "Une bataille juridique de plus de vingt ans"), bien que finalement on affirmât que la destruction de Hiroshima était couverte par un brevet français! Seul un bénéfice moral était attendu en exigeant que l'opinion mondiale reconnût la contribution française aux massacres d'Hiroshima et de Nagasaki.
Lire: L'histoire de la protection des brevets de l'équipe Joliot
* EGE (Ecole de Guerre Economique), 27 février 2012:
La guerre des brevets fait rage. Et il est
bon de revenir sur quelques cas d'école. L'affaire des
« brevets Joliot » qui remonte au milieu du siècle
dernier illustre les difficultés à établir
et défendre ses droits dans un domaine aussi sensible et
stratégique que l'énergie nucléaire. Sur
fond de guerre et d'occupation du territoire national, on ne peut
pas à proprement parler évoquer un copiage de technologies,
mais les réactions des américains n'étaient
peut-être pas totalement dénuées d'arrières
pensées économiques dans le contexte du développement
du nucléaire civil aux États-Unis dans les années
50.
En mai 1939, Frédéric Joliot, prix Nobel de Physique
1935 avec sa femme Irène Curie (elle-même fille des
prix Nobel 1903 Pierre et Marie Curie), dépose conjointement
avec son équipe du Collège de France trois brevets
portant sur l'utilisation de l'énergie nucléaire.
Intitulés Dispositif de production d'énergie, Procédés
de stabilisation d'un dispositif de production d'énergie
et Perfectionnement aux charges explosives, ces brevets reposent
sur le mécanisme de fission nucléaire découvert
quelques mois auparavant par des chercheurs autrichiens.
En deux mots, le noyau d'un atome d'uranium est susceptible de
se briser en deux en dégageant une grande quantité
d'énergie et en libérant quelques neutrons capables
d'aller provoquer de nouvelles fissions des noyaux alentour. Le
contrôle (ou non) de cette « réaction en chaine
», dont l'équipe du Collège de France a l'intuition
la première, est le fondement des « brevets Joliot
» qui portent sur l'exploitation de cette énergie
d'origine nucléaire. Deux brevets supplémentaires
seront déposés début 1940, portant sur l'enrichissement
de l'uranium et sur la géométrie des « modérateurs
», matériaux permettant le contrôle des réactions
nucléaires.
Avec le début de la guerre, deux des collaborateurs de
F. Joliot, co-détenteurs des brevets fondamentaux, se réfugient
à Londres où ils prennent contacts avec les autorités
gérant la question nucléaire sur fond d'exploitation
offensive de la fission. Ils y déposent également
de nouveaux brevets 40 et 42, et négocient des accords
avec les autorités anglaises et un industriel de la chimie
(ICI), compliquant ainsi notablement la situation sur le plan
de la propriété intellectuelle.
Au sortir de la guerre, la propriété des brevets
initiaux est transférée au CEA créé
trois mois après Hiroshima et Nagasaki qui entreprend des
négociations avec les autorités nucléaires
anglaises. Si un accord partiel est rapidement (et courtoisement
!) conclu dès 1948, certains aspects ou prolongements des
accords traineront encore jusqu'en 1960.
Aux États-Unis, la question prend un autre tour : les brevets
originaux (les deux premiers du moins, le troisième n'avait
pas été déposé hors de France) sont
rejetés en novembre 1941 pour insuffisance de description
des dispositifs envisagés (la loi américaine brevète
des inventions exploitables, pas de simples idées). Dans
un contexte de communication déjà difficile avec
la France occupée, la mise au secret à partir de
1942 et jusqu'en 1949 de tout ce qui touche à l'énergie
nucléaire aux USA verrouille toute revendication française
sur ces brevets. Plus encore en 1946 l'Atomic Energy Act interdit
aux États-Unis tout brevet lié à des matières
fissiles, et même tout échange d'information sur
ce sujet.
Les démarches françaises ne reprennent qu'en 1954
avec l'assouplissement des règles américaines sur
le nucléaire et l'ouverture par le CEA de deux procédures
parallèles, potentiellement contradictoires, cherchant
en même temps à faire reconnaitre ses brevets et
à se faire indemniser de manière forfaitaire pour
leur utilisation pendant la guerre. Jusqu'au début des
années 60 la situation parait complètement bloquée,
mais les choses s'arrangent progressivement à partir de
1963.
En 1968, l'antériorité française des découvertes
fondamentales dans les technologies nucléaires est reconnue
officiellement lors d'une cérémonie à Washington,
et assortie d'un « dédommagement » de 35 000
$ (environ 300 000 Euros de 2022) pour
les inventeurs (dont deux sont décédés entretemps),
sans aucune commune mesure avec les frais de justice engagés.