Un bon exemple de protection dans le domaine nucléaire:
L'histoire des brevets de base
de l'équipe Joliot

par C. GILGUY
Chef du Bureau des Brevets
Extrait du BIST n° 71
avril 1963

A la veille de la deuxième guerre mondiale les recherches sur la fission de l'atome progressaient de façon parallèle dans un certain nombre de pays. En France notamment l'équipe de Joliot-Curie poursuivait un programme de travaux tendant à mettre en évidence la possibilité de créer une réaction en chaîne en milieu d'oxyde d'uranium. Des essais utilisant l'eau lourde comme ralentisseur allaient être entrepris, lorsque la défaite et l'occupation mirent provisoirement un point final à l'effort nucléaire français. Des ouvrages comme « The birth of the bomb », récemment publié en Grande Bretagne, ont toutefois, en retraçant en particulier les pérégrinations du stock mondial d'eau lourde acquis par la France, mis en relief la valeur de cet effort, connu déjà à l'époque par diverses communications ou publications scientifiques. A signaler également l'intérêt historique, entre autres aspects, du livre remarquable de B. Goldschmidt: « L'aventure atomique».

L'équipe du Collège de France, Lew Kowarski, Frédéric Joliot et Hans Halban.

Un aspect beaucoup moins connu des résultats acquis ou escomptés est constitué par l'existence de cinq demandes de brevet déposées en France en 1939 et en 1940, demandes qu'on peut qualifier d'uniques en leur genre de par leurs dates de dépôt et leurs objets techniques. Étendues à une cinquantaine de pays étrangers, ces demandes ont eu des fortunes diverses. De façon discrète, elles ont fait couler, et continuent à faire couler, beaucoup d'encre sous des cieux très divers.


I. - LES DEMANDES FRANÇAISES

Désignées dans les dossiers du C.E.A. sous les noms cas I à V, les cinq demandes de brevets ont été déposées respectivement les ler mai 1939, 2 mai 1939, 4 mai 1939, 30 avril 1940 et 1er mai 1940.

Le cas I a pour titre «Dispositif de production d'énergie» et couvre pratiquement le principe de tous les types connus de réacteurs nucléaires. Son préambule commence par les deux paragraphes suivants :

«On sait que l'absorption d'un neutron par un noyau d'uranium peut provoquer la rupture de ce dernier avec dégagement d'énergie et émission de nouveaux neutrons en nombre en moyenne supérieur à l'unité. Parmi les neutrons ainsi émis, un certain nombre peuvent à leur tour provoquer - sur des noyaux d'uranium - de nouvelles ruptures, et les ruptures de noyaux d'uranium pourront ainsi aller en croissant suivant une progression géométrique, avec dégagement de quantités extrêmement considérables d'énergie».

« On s'est rendu compte, conformément à la présente invention, que si l'on parvenait à provoquer une telle réaction au sein d'une masse limitée d'uranium (ou de composé d'uranium ou d'un mélange contenant de l'uranium), on pourrait extraire de cette masse et utiliser à des fins industrielles l'énergie ainsi développée par les chaînes de ruptures successives ».

La description, passablement détaillée, prévoit la nature, la forme et la fonction des éléments essentiels définissant les réacteurs modernes. Un paragraphe est relatif aux radio-éléments artificiels: «Enfin, il faut mentionner les sous-produits que le dispositif permettra d'obtenir, et qui seront dus au fait qu'au fur et à mesure du fonctionnement des éléments nouveaux (iode, potassium, éléments radioactifs, isotopes rares ou mélanges d'isotopes en proportions anormales, etc.) apparaissent dans la masse ainsi que dans les écrans et enveloppes extérieurs ».

Le cas II, intitulé « Procédé de stabilisation d'un dispositif producteur d'énergie », couvre la stabilisation du fonctionnement d'un réacteur par des interruptions successives, périodiques ou non, de la réaction en chaîne et propose diverses solutions pour provoquer ces interruptions.

Le cas III « Perfectionnements aux charges explosives » décrit le principe d'une bombe atomique.

Le cas IV « Perfectionnement aux dispositifs producteurs d'énergie » est relatif à l'enrichissement

Quant au cas V « Perfectionnements apportés aux dispositifs de production d'énergie », il définit pratiquement les principes du calcul des réseaux dans les coeurs de réacteurs hétérogènes.

Les cinq demandes de brevet résultant des travaux de l'équipe constituée par MM. Hans Heinrich von Halban, Jean-Frédéric Joliot, Lew Kowarski et Francis Perrin, ont été cédées à l'époque au Centre National de la Recherche Scientifique (Caisse Nationale de la Recherche Scientifique jusqu'à la fin 1939), qui les a lui-même cédées après la guerre au Commissariat à l'Énergie Atomique.

Les demandes ayant été déposées en 1939 pour les trois premiers cas et en 1940 pour les deux derniers, et ayant bénéficié pour quatre d'entre elles d'un moratoire dû à l'état de guerre, les brevets correspondants sont en vigueur jusqu'en 1964 pour les cas I et II et jusqu'en 1965 pour les cas IV et V. Le cas III est tombé dans le domaine public en 1959.


II. - LES DEMANDES ÉTRANGÈRES

L'intérêt exceptionnel des cinq brevets français n'ayant échappé à aucun des responsables de l'époque, des demandes de brevet correspondantes ont été largement déposées à l'étranger, d'une façon plus précise dans cinquante-et-un pays. Les procédures d'obtention des brevets ont été poursuivies, et pour certains pays se poursuivent encore, partout. Le cas III toutefois, du fait de son caractère très particulier, a été rapidement abandonné dans tous les pays sauf au Pérou et en Tunisie. Dans ces deux pays en effet le brevet a été accordé d'une manière exceptionnellement rapide, avant que les décisions d'abandon aient été prises. La législation péruvienne ne prévoyant pas le paiement d'annuités et les annuités tunisiennes ayant été payées par anticipation en une seule fois, les deux brevets cas III ne pouvaient que rester en vigueur pendant la durée normale, soit dix ans au Pérou et vingt en Tunisie. Il est nécessaire de connaître ces détails pour trouver une explication raisonnable à l'attitude apparemment mystérieuse de la France qui avait au Pérou jusqu'à la fin de 1956 et qui a en Tunisie jusqu'en mai 1966 un brevet couvrant un engin nucléaire explosif, les autre pays ne semblant pas l'intéresser dans ce domaine.
 
Les demandes de brevet déposées à l'étranger ont en général subi le sort de demandes normales, c'est-à-dire qu'elles ont conduit à l'accord quasi automatique de brevets dans les pays sans examen préalable, de législation comparable à celle de la France, et qu'elles ont été soumises à des procédures d'examen sur le fond dans les pays à examen préalable. Dans certains pays toutefois, comme on le verra plus loin, les demandes de brevet ont subi des régimes de traitement plus particuliers les plaçant dans des situations bien différentes de celles des brevets classiques normaux.


A - Pays dans lesquels les brevets sont arrivés à expiration

Les brevets ont été obtenus sans difficultés particulières dans de nombreux pays où ils ont connu une existence paisible jusqu'à leur date légale d'expiration, reportée parfois de quelques années grâce à des possibilités de prolongation existant en divers endroits. Venus trop tôt à l'aube de l'ère atomique, ces brevets sont morts avant que des réalisations industrielles aient permis leur exploitation.
Ces pays sont les suivants :
Bolivie
Ceylan
Équateur
Grande-Bretagne
Grèce
Inde
Irak
Irlande
Italie
Liban
Mexique
Nouvelle-Zélande
Paraguay
Pérou
Portugal
Roumanie
Sud Ouest Africain
Suède
Syrie
Tanganyika
Turquie
Vénézuéla
En Bulgarie et en Tchécoslovaquie les demandes de brevet ont été abandonnées dès le début des procédures.
 

B - Pays dans lesquels existent des brevets en vigueur

Des brevets vivants sont actuellement en vigueur souvent encore pour quelques années, dans un certain nombre de pays :
Allemagne (I, II, V)
Argentine (I, II)
Australie (V)
Autriche (I, II, V)
Belgique (I, II, V)
Canada (I, II, IV, V)
Chili (I, II)
Congo Belge (IV, V)
Danemark (V)
Égypte (I, IV, V)
Espagne (V)
Hongrie (I, II, V)
Islande (I, II, V)
Israël (V)
Luxembourg (I, V)
Maroc (V)
Norvège (I, II)
Pakistan (I, II, IV, V)
Pays-Bas (I)
Suisse (V)
Tunisie (I, II, III, IV, V)
Union Sud-Africaine (IV)
Yougoslavie (I, II, IV, V)

 
C - Pays dans lesquels des brevets ne sont pas encore accordés

Cinq pays se singularisent, à  savoir le Brésil, le Chili, les États-Unis, le Japon et l'Uruguay.

Chili. - Au Chili, où les cas I et II sont en vigueur, le brevet cas V n'est pas encore accordé, bien que l'examen préalable dans ce pays soit réduit à sa forme la plus simple. Certaines difficultés d'ordre administratif ont retardé la procédure mais devraient être levées dans un proche avenir.

Brésil. - Des demandes de brevet correspondant aux cas I et II ont été régulièrement déposées au Brésil en 1940. Ici aussi des complications administratives imprévisibles n'ont pas permis, jusqu'à ce jour, l'accord de brevets, accord qui devrait toutefois intervenir maintenant rapidement.
 
Uruguay. - Dans ce pays, les cas I, II, IV et V ont donné lieu en 1946 à des dépôts réguliers de demandes de brevet, auxquelles a été opposée par l'examinateur la publication du rapport Smyth en 1945 (« Atomic energy for military purposes », by Henry D. Smyth, disponible sur le web et en PDF de 29,5 Mo), c'est-à-dire avant la date de dépôt des demandes. L'Uruguay ne faisant pas partie de la Convention d'Union la priorité de ces demandes ne pouvait remonter à 1939 et 1940. Une procédure spéciale permettait cependant d'échapper à l'antériorité du rapport Smyth, et il y a par conséquent de fortes chances pour que des brevets soient finalement accordés, dans un avenir plus ou moins lointain.
[Le rapport Smyth (The Official Report on the Development of the Atomic Bomb Under the Auspices of the United States Government) expose les difficultés rencontrées et la manière de les surmonter, il constituait un guide précieux pour tout Etat souhaitant se doter de l'arme nucléaire.]

États-Unis. - La situation aux États-Unis est beaucoup moins statique, et son évolution se traduit par un accroissement moyen annuel de un à deux kilos du poids des dossiers du C.E.A. ! Il faut d'ailleurs dire tout de suite que la probabilité d'obtention des brevets ne varie nullement en raison directe du poids cumulé de papier

Des demandes de brevet concernant les cas I et II ont été déposées aux États-Unis en avril 1940. C'est seulement en avril 1946 que la même opération a été faite pour les cas III, IV et V. Pour ces trois dossiers toutefois une loi américaine du 8 août 1946, connue sous le nom de « Boykin Act », a permis de revendiquer la priorité des demandes françaises de 1939 et 1940. Les cinq demandes américaines bénéficiaient donc de la priorité des dates respectives de dépôt des cinq demandes françaises.

Du fait de l'état de guerre les demandes correspondant aux cas I et II ont été rapidement mises sous séquestre par l'Office of Alien Property du Department of Justice. D'autre part, pendant les premières années suivant le dépôt des demandes pour les cas I et II, l'occupation du territoire français a rendu très difficiles les réponses aux premières objections des examinateurs américains. Enfin il faut noter que vis-à-vis de la législation américaine, qui exige que les demandes de brevet soient très détaillées, assorties de dessins et susceptibles de conduire rapidement à une « reduction to practice », c'est-à-dire à une réalisation effective de l'objet de l'invention, les textes déposés apparaissaient comme trop théoriques (en particulier les demandes initiales ne comportaient aucun dessin). Pour toutes ces raisons, qui rendaient psychologiquement et matériellement difficile la défense des droits liés aux inventions, les cinq demandes ont été abandonnées aux États-Unis entre 1949 et 1951. La décision d'abandon paraissait d'autant plus justifiée que les cas I et II, après avoir fait l'objet de plusieurs lettres officielles et d'un rejet final de la part de l'examinateur primaire, avaient été rejetés également par le Board of Appeals du Patent Office.

En 1949, toutefois, une requête en levée du sequestre avait été déposée auprès de l'Office of Alien Property, qui répondait favorablement en novembre 1951.

Les choses en sont restées là jusqu'en 1955, époque à laquelle il fut décidé, à la suite de contacts avec des hommes d'affaires américains, d'essayer de reprendre, ou de «faire revivre » selon la terminologie américaine, les procédures. La promulgation de la nouvelle loi américaine sur l'énergie atomique de 1954 fournissait l'occasion et le prétexte formel d'une telle reprise. En effet les demandes cas III et IV avaient été rejetées par le Patent Office non seulement sur la base d'objections techniques de l'examinateur mais aussi en vertu de la loi sur l'énergie atomique de 1946, interdisant la délivrance de brevets couvrant des techniques nucléaires d'intérêt militaire. La nouvelle loi de 1954 libérait le cas IV, et peut-être aussi le cas III dans la mesure où on aurait pu mettre en relief les utilisations civiles pacifiques d'explosions nucléaires. Pour les cas I, II et V, qui n'avaient pas été rejetés sur la base de la loi de 1946, il apparaissait plus délicat de les « faire revivre » mais l'opération pouvait être tentée en s'appuyant sur des « affidavits » qui essaieraient d'expliquer que l'abandon prématuré des demandes résultait essentiellement de la politique du secret imposée par le gouvernement américain, politique non modifiée jusqu'en 1954 et qui interdisait pratiquement tout espoir d'exploitation des brevets une fois ceux-ci accordés.

Parallèlement à la reprise des procédures anciennes, on décidait d'engager une procédure en attribution d'un dédommagement (award) auprès du Patent Compensation Board de l'U.S.A.E.C., toujours en vertu de la loi de 1954, pour utilisation par l'Atomic Energy Commission des connaissances contenues dans les cinq demandes de brevet.

Bien entendu le C.E.A. seul n'aurait eu que fort peu de chances d'aboutir, compte tenu de l'éloignement de la complexité des lois a américaines, et du caractère particulier des demandes de brevets, entachées par surcroît d'un préjugé défavorable à la suite des abandons de 1949-1951. Seules des équipes américaines disposant de solides moyens juridiques et financiers et ayant de plus un intérêt direct à obtenir un résultat favorable pouvaient s'engager dans cette entreprise ardue avec une probabilité raisonnable de succès.

Sous l'impulsion du professeur Rocard, membre du Comité de l'Énergie Atomique, deux arrangements ont été conclus avec des Sociétés américaines, d'une part avec la Hupp Corporation pour l'award, d'autre part avec la French American Neutronic Corporation pour l'obtention des brevets. Grosso modo, aux termes de ces arrangements, la Hupp Corporation recevra une fraction de l'award éventuellement obtenu, à charge pour elle de mener toute la procédure à ses frais, et la French American Neutronic Corporation devient licenciée exclusive des brevets américains - et également canadiens - à charge pour elle d'en obtenir la délivrance.

La procédure relative à l'award suit lentement son cours auprès de l'U.S.A.E.C. En ce qui concerne les brevets, l'équipe de spécialistes et de juristes chevronnés dont la French American Neutronic s'est assuré le concours a progressé par des chemins tortueux dans le maquis épais constitué par la législation, la jurisprudence et les procédures américaines. L'enjeu de l'affaire étant extraordinairement important, puisque l'accord des brevets permettrait au licencié du C.E.A. de réclamer des redevances à un grand nombre d'industriels américains ou de négocier dans des conditions avantageuses leur cession au gouvernement, il n'est pas étonnant que le succès n'ait pas encore couronné les efforts déployés, alors qu'une petite fortune a déjà été dépensée. Ce succès n'apparaît d'ailleurs pas encore à l'horizon, et le pronostic est toujours réservé pour le moment.

Depuis que la French American Neutronic a pris la direction des opérations, l'évolution chronologique des faits se présente schématiquement de la façon suivante :

En 1955, dans les délais fixés par la loi de 1954, des requêtes en révision ont été déposées auprès du Patent Office pour les cas I, II et IV. Le cas III a été laissé de côté, et en ce qui concerne le cas V il a été décidé de s'en occuper lorsque la situation se serait éclaircie pour les cas I et II. Le cas IV a reçu par la suite un traitement un peu différent dont il sera question plus loin.

Le Commissaire aux Brevets, directeur du Patent Office, est resté silencieux jusqu'en 1958. Cette année-là, en mai, il rejetait purement et simplement les requêtes, sans examiner au fond les nouveaux arguments introduits dans les dossiers. En juillet de la même année nos représentants ripostaient en attaquant le Commissaire devant la Cour civile du District de Columbia. La Cour du District ayant rejeté la plainte, la Cour d'Appel du District de Columbia, saisie à son tour, rendait le 21 janvier 1960 un jugement favorable en déclarant que la Cour du District avait juridiction et devait examiner l'affaire au fond.

A partir de ce moment-là, et toujours avec le même rythme détendu qui caractérise les affaires judiciaires dans tous les pays du monde, le « staff chargé de nos intérêts a commencé à poser des jalons pour provoquer, devant la Cour du District de Columbia, le témoignage d'un ou plusieurs experts. De classe internationale et indépendants, ces experts devraient se montrer suffisamment convaincants pour « arracher des larmes » aux juges et leur faire dire que les fonctionnaires du Patent Office avaient mal fait leur métier et que le seul moyen pour eux de se racheter serait d'accorder, incontinent, les brevets demandés depuis si longtemps. En fait un nouveau grippage du mécanisme de la procédure s'est produit dès les premiers travaux d'approche, et ceci parce qu'il est apparu que l'affaire concernant l'award, et qui peut être difficilement dissociée de l'affaire des brevets, imposait une nouvelle ligne de conduite.

C'est au Patent Compensation Board de l'U.S.A.E.C. qu'il appartient de prendre une décision à propos des demandes d'award qui ont été faites au nom du C.E.A. Après des années de vaine attente, motivée tantôt par la maladie d'un membre important du Patent Compensation Board, tantôt par le volume des affaires inscrites au rôle de cette juridiction, l'équipe américaine de la Hupp et de la F.A.N. a pu avoir confirmation en 1961, à la suite d'entretiens avec les juges de la Cour du District de Columbia, avec les fonctionnaires du Patent Office et avec ceux de l'U.S.A.E.C., que les deux procédures, award et brevets, étaient mutuellement bloquées l'une par l'autre, aucun des « fonctionnaires d'autorité » impliqués dans chacune d'elles ne se souciant de prendre une décision définitive avant de savoir comment l'autre aboutirait. Il a alors été décidé, à la même époque et avec l'accord de tous les protagonistes locaux, de donner la priorité à la procédure «award », l'affaire des brevets étant provisoirement retirée du rôle de la Cour du District de Columbia. On en est pratiquement toujours là à l'automne 62. Le service des brevets de l'U.S.A.E.C., qui joue le rôle de ministère public dans la procédure «award », a invité le Patent Compensation Board à rejeter les demandes en invoquant une douzaine de raisons juridiques ayant peu à voir avec le fond du problème. Un seul point a été retenu par le Board celui de la prescription. Il a jugé en effet le 28 février 1962 que la prescription de six ans jouait contre les demandes, faites trop tard après la première loi sur l'énergie atomique de 1946. Les représentants du C.E.A. ont fait alors valoir que c'est sur la loi de 1954, qui prévoit aussi l'attribution d'awards, que s'appuient les demandes, faites par conséquent dans le délai de six ans. En cas d'insuccès, il 'a été décidé d'interjeter appel, ce qui, curieusement, porterait l'affaire devant la Cour du District de Columbia.

Bien entendu cet exposé des faits est très schématique et évoque mal la masse de correspondances, consultations, arrêts, commentaires, « briefs » imprimés, etc., qui jalonnent la lente progression des procédures. Il ne rend pas compte non plus des préoccupations d'ordre « politique » qu'elles ont pu faire naître dans les esprits.
 
Toujours dans le cadre des procédures américaines, il a été question plus haut du cas IV. Ce dossier a fait l'objet, comme les autres, d'une requête en révision présentée en 1955. L'année suivante, le Patent Office rejetait la requête sous le prétexte que la loi de 1954 interdisait qu'un brevet soit délivré pour une invention préalablement connue ou utilisée même d'une façon secrète - ce qu'avait fait l'U.S.A.E.C. En 1957, le dépôt d'une requête spéciale répondant à l'objection ci-dessus amenait le Patent Office à revoir sa position ; il acceptait de «faire revivre » la demande de brevet, mais parallèlement rejetait celle-ci comme ne contenant pas une description suffisante susceptible de permettre à l'homme de l'Art la réalisation effective de l'invention. En 1958, le Board of Appeals confirmait le rejet sur la base d'une description insuffisante.
 
Lorsqu'une demande de brevet en arrive à ce stade aux États-Unis, le déposant a le choix entre plusieurs attitudes. Il peut abandonner purement et simplement l'affaire. Il peut également continuer et adopter alors l'une ou l'autre de deux filières différentes. Suivant la première, l'affaire est portée devant la Cour du District de Columbia ; cette instance ayant déjà été saisie des cas I et II, il a paru préférable à nos représentants, pour multiplier les chances de succès, de faire suivre au cas IV la deuxième voie possible, c'est-à-dire de présenter à son sujet un recours devant la Court of Customs and Patent Appeals, tribunal spécialisé dans les affaires de douanes et de brevets. En 1959, cette Cour confirmait la décision du Board of Appeals du Patent Office. Après des tentatives faites pour amener la Court of Customs and Patent Appeals à revoir sa position et qui restèrent vaines, l'affaire était portée, toujours en 1959, devant la Cour Suprême des États-Unis. En 1960, le dossier était définitivement clos, la Cour Suprême ayant rejeté la demande qui lui était présentée.

Cherchant à utiliser au maximum toutes les ressources de la procédure américaine en matière de propriété industrielle, les représentants du C.E.A. avaient entamé, en janvier 1958, une nouvelle action en déposant au Patent Office une demande de brevet, présentée comme une division du cas IV et incorporant la matière inventive des cas I et II. Malheureusement cette demande, baptisée nouveau cas IV, allait connaître une fortune contraire et, après que le fer ait été croisé à deux reprises avec les examinateurs du Patent Office, elle était définitivement abandonnée à son tour en 1960.
 
Pour terminer, il convient de faire une mention des brevets canadiens, qui ont été obtenus dans de bonnes conditions et sont valables tous les quatre jusqu'en 1974. La législation des brevets canadienne, quoique moins dure que celle des États-Unis, a en effet des points communs avec celle-ci, et les examinateurs canadiens ont souvent tendance à s'aligner sur leurs collègues américains. Peut-être plus sensibles à l'effort atomique français avant et pendant la guerre, du fait notamment de la collaboration apportée à cette époque aux équipes canadiennes par les savants français, ils ont pris ici une position en flèche par rapport aux américains et accordé les brevets sans trop de difficultés.
 
La situation pourrait être considérée comme bonne au Canada, où notre licencié exclusif, la French American Neutronic, est donc habile, comme disent les juristes, à réclamer sur la base de bons brevets (ceux-ci ont été accordés avec des revendications larges) des redevances aux constructeurs et utilisateurs de réacteurs nucléaires. Il y a malheureusement une ombre au tableau, car ces constructeurs et utilisateurs sont l'État, ou assimilables à l'État, et celui-ci jouit en matière de brevets d'un droit comparable au « droit de la couronne » britannique ; en d'autres termes il peut utiliser tous brevets canadiens sans avoir à en référer préalablement à leurs titulaires, qui peuvent seulement émettre une prétention à une indemnité laissée à la discrétion des tribunaux. L'État prend souvent les devants, ce qu'il a fait dans le cas présent en niant la valeur et la validité des brevets. La situation ne manque donc pas d'être assez paradoxale, puisque l'État canadien conteste la validité de brevets qu'il a lui-même accordés, par l'intermédiaire de ses services officiels de propriété industrielle, après un examen préalable réputé sérieux !

Appliquant la règle du jeu en pareille matière, nos licenciés ont fait appel devant l'Exchequer Court canadienne où ils s'apprêtent à réfuter les nombreux arguments techniques et juridiques avancés par l'État pour détruire les brevets. Ici aussi il a été convenu de produire le moment venu, comme aux États-Unis, les témoignages de hautes personnalités scientifiques.

Japon. - Dans ce pays des demandes de brevet ont été déposées seulement pour les cas I et II en mai 1940, avec revendication de la priorité des dépôts français de 1939.

En 1943 une première lettre d'objection était émise par l'examinateur japonais pour chacun des deux dossiers. Du fait de l'état de guerre et des difficultés des relations internationales, ces lettres ont été laissées sans réponse et l'affaire a dormi jusqu'en 1950. A cette époque, la législation japonaise issue de la guerre en donnant la possibilité, des requêtes en revalidation des demandes de brevet ont été déposées. Les deux demandes ont été restaurées au Japon le 15 mars 1951, avec bénéfice de la priorité française de 1939. A partir de ce moment, les deux dossiers ont pratiquement été liés dans un sort commun. Après réception d'un complément de description - incluant notamment le dessin d'un mode de réalisation possible d'un réacteur suivant l'invention - adressé à la suite de la première lettre d'objection, l'examinateur japonais prenait une décision de rejet final à l'automne 1952.

Le C.E.A. ayant décidé de poursuivre la procédure devant le Bureau des Appels de l'Office des Brevets japonais, ce Bureau émettait en 1956 une note de rejet mettant essentiellement en relief, outre l'insuffisance de description des textes déposés initialement, le caractère dangereux (sic) du dispositif décrit et l'absence de précisions sur le degré de pureté que doivent présenter les matériaux utilisés dans une installation nucléaire. La réponse détaillée faite à ces objections n'ayant pas paru suffisante, le Bureau des Appels prononçait en 1957 une décision de rejet définitif, accompagnée de motifs qui, pour la première fois, faisaient apparaître des arguments clairs.

Le seul recours possible était alors d'attaquer l'Office des Brevets devant la Haute Cour de Tokyo. Ce qui fut fait. A commencé alors une longue série de dépôts de mémoires devant cette instance, effectués alternativement par les deux parties, et traitant soit de points de droit soit de questions techniques.

Le Directeur de l'Office des Brevets, défendeur, ayant requis le témoignage d'experts interrogés, entre autres, sur la question de l'insuffisance de description originelle et sur celle de l'adjonction de « matière nouvelle » - ce qu'interdit la législation des brevets - à l'occasion des réponses aux objections, le C.E.A., demandeur, s'est préoccupé de produire des dépositions et témoignages de personnalités juridiques et scientifiques et a pu provoquer à cet effet la formation sur place d'une équipe homogène.

La procédure préparatoire a duré assez longtemps, et c'est le 3 avril 1962 que s'est tenue une audience qui devrait être la dernière. A la fin du mois d'octobre l'arrêt de la Cour n'était pas encore connu.

 
En manière de conclusion:

Comme le prouvent les développements considérables de l'énergie atomique, les demandes de brevet déposées en 1939-1940 par l'équipe Joliot mettent en relief un étonnant pressentiment de ce qu'allaient donner les techniques étudiées en même temps qu'un bon réflexe sur le plan de la propriété industrielle. Que la guerre et ses conséquences aient perturbé le développement normal de leur mise en oeuvre et des procédures d'obtention de brevets correspondants à l'étranger, cela n'enlève rien au mérite des inventeurs.

Au demeurant, la position officielle française en ce qui concerne ces brevets est qu'ils constituent surtout une valeur de prestige, et c'est essentiellement pour cette raison que des procédures longues et coûteuses ont été entamées et sont encore poursuivies dans certains pays. L'aspect commercial inséparable de ces titres de propriété industrielle n'a pas pour autant été négligé, et il convient de rappeler à ce sujet qu'une première redevance de trente cinq mille dollars a déjà été versée au C.E.A. en 1961 par une société américaine à l'occasion de la construction du réacteur de 15 MW (puissance électrique) de Kahl, sur la base de nos brevets allemands. D'autres affaires analogues se dessinent à l'horizon, et le principal élément susceptible de les faire échouer sera la mort prématurée des brevets déjà obtenus à l'étranger, dont beaucoup viendront à expiration au cours des prochaines années.

Il faut aussi rappeler, pour terminer, que les inventeurs ont spontanément renoncé à toute participation aux bénéfices nés de l'existence des brevets et que le C.E.A., de son côté, après prélèvement d'une part raisonnable correspondant à un certain remboursement de ses frais, verse toutes les sommes à un comité chargé de les affecter à la recherche pure, notamment sous forme de bourses.

 

Annexes:

Brevet: FR976541 Date de publication: 1951-03-19 Demandeur: CAISSE NATIONALE DE LA RECH SC
LU27831 (A)  
GB614156 (A)  
BE438689 (A)  
DE955907 (C1)


Brevet: FR976542 Date de publication: 1951-03-19 Demandeur: CAISSE NATIONALE DE LA RECH SC
GB614386 (A)  
CH233278 (A)  
BE438699 (A)  
DE902282 (C1)  


Brevet: FR971324 Date de publication: 1951-01-16  Demandeur CAISSE NATIONALE DE LA RECH SC
Perfectionnements aux charges explosives


Brevet: FR971384 Date de publication: 1951-01-16 Inventeur: HALBAN HANS HEINRICH VON; JOLIOT JEAN-FREDERIC; KOWARSKI LEW
LU27912 (A)  
GB641216 (A)  
BE463738 (A)


Brevet: FR971386
Date de publication: 1951-01-16 Inventeur: HALBAN HANS HEINRICH VON; JOLIOT JEAN-FREDERIC; KOWARSKI LEW:
LU27923 (A)  
GB633339 (A)  
CH270668 (A)  
BE465634 (A)  
DE822144 (C1)