Extrait du journal d'une victime de la bombe atomique à Nagasaki :
"Les cloches de Nagasaki", Paul Nagaï, Casterman, 1954.
[Les photos ont été rajoutées par Infonucléaire]


Le cataclysme

JUSTE AVANT

Comme chaque jour, derrière le mont Kompira, le soleil s'était levé sur Urakami à peine réveillée, il versait sa lumière d'or. Le calendrier indiquait : 9 août 1945. La ville baignait dans la paix pour la dernière fois. Sur la colline, dans le quartier résidentiel, les maisons commençaient à fumer, tandis que les champs de patates douces, dispersés dans les espaces libres du versant, brillaient de tous les feux de la rosée. En contrebas, le long de la rivière, à l'usine de munitions, des torrents de vapeur blanche s'échappaient des cheminées, et les toits de la rue principale allaient se fondre, à l'horizon violet, avec les eaux du détroit.
Dans la majestueuse cathédrale, une foule de chrétiens en voiles blancs priaient, dans une sincère contrition, pour les fautes de l'humanité. Un nouveau jour commençait...
Comme de coutume, les cours du matin du Collège Médical de Nagasaki commencèrent exactement à huit heures : les ordres de l'Armée Nationale Volontaire étaient que les étudiants, tout en remplissant leurs devoirs militaires, continueraient en même temps leurs études : classes, laboratoires, hôpitaux avaient été constitués en un Corps médical auxiliaire, et chacun savait ce qu'il aurait à faire en cas de difficulté.
Tous pareils dans leurs uniformes de défense antiaérienne, leur trousse de premiers soins pendue au côté, professeurs et étudiants se trouvaient déjà au travail; mais, soigneusement exercés, ils étaient prêts à tout moment à prendre soin des victimes d'un raid éventuel.
Leur efficience avait d'ailleurs été mise à l'épreuve, pour la première fois, la semaine précédente; le Collège même avait subi un bombardement. Bilan trois tués sur le coup; plus de douze blessés... Cependant, grâce à l'active et courageuse intervention des étudiants, aucun malade n'avait été touché. Après ce baptême du feu, l'établissement était désormais familiarisé avec la guerre...
Soudain la sirène hurla le signal d'avertissement, de nouveau, le Kyushu méridional serait l'objet d'une attaque de grande envergure. En un instant, les étudiants déferlèrent dans le corridor principal, bondirent aux postes assignés. Les responsables parcouraient les corridors, criaient des ordres dans des porte-voix. La sirène hurla encore, signalant la chute de bombes; dans le ciel clair du matin, de petits nuages se formaient et brillaient sous le soleil; en regardant bien, on pouvait apercevoir les avions ennemis.
Des vagues de son, plaintives et envoûtantes, labouraient les oreilles.
- Arrêtez ce maudit vacarme ! On le sait bien, qu'ils viennent ! pensait chacun [en] soi. Mais les sirènes insistaient, amplifiant leurs hurlements. C'était à en devenir fou; cette plainte prolongée sapait tout courage...
Les fleurs des myrtes étaient rouges; rouges aussi les douces oléandres; et rouge sang, les cannas...
A l'ombre des fleurs rouges, les brancardiers, des étudiants de première année, se trouvaient à leur poste à l'entrée de l'hôpital; ils se tassaient dans l'abri, prêts à s'élancer quand il le faudrait.
- Comment va finir cette satanée guerre
 ? demanda celui qui venait de l'École Moyenne de Kagoshima... Des tas de copains à moi ont rejoint les Cadets de l'air, ajouta-t-il.
- J'me demande où sont nos avions, fit un autre, avec le dialecte traînant d'Osaka.
- A quoi ça sert d'essayer d'combattre
 ?... On n'a pas la moind' chance !...
Personne ne lui répondit; chacun était plus ou moins de son avis; en réalité, la patrie se trouvait entre la vie et la mort. On avait sûrement commencé la guerre pour la gagner; le gouvernement n'avait pas levé le rideau sur cette tragédie dans une perspective de défaite... Mais depuis la perte de Saïpan, les communiqués du G. Q. G. revêtaient une allure vague et suspecte; les étudiants n'avaient pas mis longtemps à le découvrir, et se sentaient mal à l'aise...
- Hé, Capitaine, dit le garçon d'Osaka, comment croyez-vous qu'ça va finir, c'te guerre-là. Levant hors de la tranchée sa face ronde aux grosses lunettes, il faisait penser à une pieuvre.
Le capitaine Fujimoto se tenait immobile, sous un paulownia, les bras croisés, regardant le ciel. Petit, mais doué de nerfs d'acier, à l'ordonnance dans son uniforme, depuis son casque jusqu'à ses guêtres noires soigneusement lacées, il apparaissait incroyablement correct. Combien de fois déjà n'avait-il pas dégagé les blessés des décombres ensanglantés, gagnant ainsi la confiance et l'estime de ses compagnons
 ?... Quand on le voyait plonger dans la fumée et le feu, on le suivait. Il portait toujours avec lui les jumelles de son père, et dès l'apparition des avions ennemis, il les signalait. C'était apparemment le seul plaisir qu'il tirât des sombres réalités de la guerre...
- Mon Capitaine, insista le gars d'Osaka, qu'est-ce qui va arriver
 ?...
- Il n'est pas question de ce qui arrivera, mais de la façon dont nous réagirons, répondit Fujimoto avec force. Ce n'est pas la guerre qui décidera de nos destins; c'est nous qui déciderons du destin de la guerre. Il s'agit d'une épreuve de force entre les jeunesses des deux pays.
- Bon... mais, sapristi, à la façon dont les choses vont maintenant !... De mal en pis ! Considérez la différence des ressources matérielles... Qu'est-ce que vous voulez y faire
 ?... Autant se jeter la tête contre un mur.
- Tu as peut-être raison, mon vieux. Mais écoute, dit Fujimoto d'une voix sérieuse et décidée. Peut-être que les bombes vont nous tomber dessus
 ? Est-ce que tu continueras à discuter ?... Jamais !... Tu sortiras comme tous les autres, et tu feras ton devoir, et tu essaieras d'arrêter le sang qui coule. En tout cas, c'est ce que je ferai, moi...
Le gars d'Osaka n'ouvrit plus la bouche, mais il n'était pas convaincu. Juste à ce moment apparut le vice-capitaine, portant sur l'épaule une lourde pièce de bois. C'était un diplômé de l'École moyenne de Kokura, un garçon qui faisait sa besogne sans mot dire. Pour le moment, il n'avait qu'un souci : renforcer les poutres de la tranchée d'observation, et travaillant seul, il était en nage.
- Qu'est-ce que nous ferons, vice-capitaine, reprit l'étudiant d'Osaka, si réellement l'ennemi commence à débarquer
 ?
- Nous vivons et mourons selon notre destin, répondit l'interpellé.
Il tira son éventail, l'ouvrit et commença à rafraîchir son visage en sueur.
- Le tout est de vivre et de mourir de telle sorte que les autres n'aient pas à nous mépriser.
Le silence tomba, pesant... Les myrtes, les oléandres et les cannas avaient l'immobilité du sang gelé. A travers les branches ruisselait le chant strident des cigales perchées sur les camphriers du Temple Sanno, proche du Collège.

Ce jour-là, comme c'était mon tour de commander toutes les équipes de défense passive à l'hôpital, j'entrai par la porte de façade, parcourus le grand corridor et fis le tour des locaux pour sortir finalement par la porte de derrière. Infirmières et étudiants en uniforme se tenaient en alerte à l'entrée de chaque salle, prêts à toute éventualité. Les seaux étaient remplis d'eau; les tuyaux d'incendie déroulés; les pics, les pelles, les houes, préparés. Tout se trouvait là, comme pour délier n'importe quel événement. On transportait calmement les malades dans les abris...
A la porte de la Radioscopie, je rencontrai Ueno, un étudiant de troisième année, jeune homme plein de courage et d'audace. Durant le raid précédent, quand la salle de gynécologie avait commencé à brûler, Ueno était demeuré seul, juste à côté, sur le toit de la salle de dermatologie, jusqu'à ce qu'on sonnât la fin d'alerte. Pendant que nous amenions des seaux d'eau vers le bâtiment en flammes, les avions ne cessaient de piquer et lâchaient leurs bombes. Malgré tout, Ueno restait à son poste, criant de toutes ses forces :
- Ils passent, ils s'en vont. Ça va, les amis ! Tous dehors maintenant; la salle commence à brûler ! Puis, un peu plus tard :
- Ils reviennent, les voilà. Les bombes tombent. Vite, à l'abri !
- A votre aise, Ueno, lui dis-je cette fois en le saluant.
Il parut perplexe, se gratta la tête :
- Vous savez, me confia-t-il l'autre jour, j'ai reçu un galop de ma mère. Elle m'a dit de ne pas faire des embarras, de ne pas me conduire de façon à attirer l'attention d'autrui. Tu n'es plus un gosse, a-t-elle ajouté... Il s'arrêta et sourit...
Les servants de la pompe à main étaient en position à la sortie de derrière. Dans les limites du pouvoir humain, il semblait que toute précaution eût été prise. Satisfait, je me dirigeai vers l'aile Est de l'hôpital. Les dégâts aux salles de chirurgie, gynécologie, et otorhinologie, bombardées durant le raid précédent, apparaissaient plus tragiques que des blessures humaines. Ici aussi les oléandres étaient couverts de fleurs rouge-sang, et une légère odeur d'acide carbonique flottait dans l'air. Une crainte soudaine me parcourut l'échine...
Pourtant le signal de fin d'alerte déchira l'air tout à coup, comme pour rompre les liens du doute et de l'anxiété qui semblaient nous enchaîner...
Quand je rentrai dans mon auditoire, les étudiants étaient en train de s'interpeller bruyamment, en enlevant les jugulaires de leurs casques. Miss Inoue, la nurse aux yeux vifs de la section information, donnait des nouvelles, la tête levée d'un côté, les yeux encore plus brillants que de coutume :
- Pas d'avions ennemis dans le Kyushu, conclut-elle, transmettant un communiqué fourni par la radio quelques minutes auparavant. La sueur couvrait ses joues rougies sur lesquelles pendaient trois mèches de cheveux.
Les responsables du Q. G. local se mirent à crier dans le corridor :
- Début des classes, tout de suite.
Docilement, les étudiants rentrèrent dans leurs locaux; l'étude recommença; le collège reprit son calme, et l'apparence d'un palais où les hommes cherchent la vérité.
A l'hôpital, les patients affluaient à la clinique; des étudiants en blanc se mêlèrent à eux, se préparant aux diagnostics préliminaires. De la classe de médecine interne, située en face de mon local de l'autre côté du corridor, m'arrivait la voix plaisante du Dr Tsuno-o, Président du Collège, en train de donner un cours clinique...
Alors vint la chose...

LA BOMBE

M. Tsuchimoto est en train de couper de l'herbe au sommet de la colline de Kawabira. De cet endroit, il peut voir, à trois kilomètres vers le sud-ouest, le quartier d'Urakami à Nagasaki. Le soleil d'été enveloppe les collines et la ville avec une paisible indifférence.
Tout à coup, M. Tsuchimoto perçoit le bruit, faible mais indubitable, d'un avion. Il se relève, faucille en main, et regarde en l'air. Le ciel est clair, à part un large nuage en forme de main juste au-dessus de sa tête; le bruit semble venir de l'intérieur de ce nuage. L'homme continue d'observer, suivant le son qui se déplace, et soudain lui apparaît... un B29 Le minuscule objet d'argent se trouve au bout de l'index de la main de nuages, à une hauteur qu'il estime à huit mille mètres environ. Il regarde encore l'objet d'argent : Oh ! s'écrie-t-il, ils ont jeté quelque chose. C'est noir, c'est long; c'est une bombe ! Une bombe !
M. Tsuchimoto se jette sur le sol. Cinq secondes passent, dix, vingt, une minute. Il gît là, retenant son haleine... Brutalement, à travers le ciel, éclate une lumière. Une lumière terrible, pense-t-il, mais pas de bruit; c'est étrange. Nerveusement, timidement, il lève la tête. C'est bien une bombe, ils ont touché Urakami. De l'endroit où se trouvait la cathédrale, une colonne de fumée blanche commence à monter; elle s'élargit sans cesse.
Mais ce qui frappe de terreur M. Tsuchimoto, ce qui lui glace le sang, c'est l'immense souffle qui s'échappe de dessous le nuage blanc. A une vitesse terrifiante, il passe sur les collines et les champs, il se rapproche. Chaque maison sur les sommets cède devant lui, et chaque arbre dans les champs; ils sont mis en pièce par la force du phénomène; avant que le spectateur ait eu le temps d'y penser, le souffle a déjà fauché la forêt d'en face, il ravage l'endroit où l'homme est couché.
On dirait un gigantesque mais invisible rouleau compresseur, écrasant tout ce qu'il rencontre. " C'est fini; je vais être aplati ", pense M. Tsuchimoto, et joignant les mains, il se colle le visage contre le sol en gémissant : " Mon Dieu, mon Dieu ! ". Un bruit horrible frappe ses oreilles; il se sent soulevé, jeté contre un mur de pierre, à cinq mètres de là...
Quand il a enfin le courage de rouvrir les yeux et de regarder autour de lui, il voit les arbres arrachés; il n'y a plus de feuilles, plus d'herbe. Tout est emporté. Il ne reste, dans l'air, qu'une senteur de résine...

De Michino-o, M. Furue retournait chez lui à Urakami. En longeant la fabrique de munitions, il lui sembla entendre le bruit d'une hélice. Il leva les yeux et vit dans le ciel, à hauteur du Mont Inosa, en direction du quartier Matsuyama, une boule de feu toute rouge. Une éclatante boule de feu, pas assez forte pour aveugler, mais brillante comme du strontium dans une lanterne. La boule tombait. Il ne pouvait s'imaginer ce que c'était; pour mieux voir, il mit la main sur un de ses yeux, et essaya de regarder avec l'autre. Alors vint l'éclat, fulgurant comme une explosion de magnésium. M. Furue se sentit projeté en l'air... Ce ne fut que plusieurs heures plus tard qu'il reprit connaissance : il gisait, dans une rizière, sous son vélo, culbuté avec lui. L'un de ses yeux était complètement perdu...

L'école primaire de Kagakure, à 7 km d'Urakami. Dans le journal des alertes aériennes, un instituteur, M. Tagawa, consigne les faits du moment. Puis il se relève et, un moment, regarde par la fenêtre. Devant lui, en contrebas, entre une bande de pays vallonné et le ciel bleu, s'étend la ville de Nagasaki.
Soudain, le ciel s'illumine un instant, l'éblouissant d'une lumière qui fait pâlir le soleil d'été...
En voilà une idée d'employer les phares en plein jour, murmure l'instituteur, en se penchant pour mieux voir. Mais quel spectacle se révèle à lui !
- Regardez, crie-t-il aux collègues qui se trouvent dans la même pièce, regardez donc; qu'est-ce que c'est
 ?... Tous se précipitent à la fenêtre. Une tache de fumée blanche apparaît à la verticale d'Urakami et ne cesse de grossir. Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ce peut être ? s'écrient tous les spectateurs, voyant la tache se muer en un champignon gigantesque de plus d'un kilomètre de diamètre...
Alors, vient un souffle terrible : il secoue la chambre, met en miettes les carreaux et couvre les instituteurs de débris de verre...
- C'est une bombe; l'école est touchée; cachez-vous, hurle M. Tagawa en se précipitant dans l'abri, creusé dans la colline derrière l'école.
Là, tout est calme, mais tandis qu'il s'assied sur la terre fraîche, dans le souterrain noir, comment pourrait-il savoir qu'à ce moment même, dans sa maison d'Urakami, sa femme et ses enfants exhalent leur dernier souffle, en l'appelant à l'aide
 ?...

Le petit village d'Oyama s'étend sur le flanc du mont Hachiro, au sud du port de Nagasaki, à quelque huit km. d'Urakami. De là, par-dessus la rade, on voit, dans le lointain brumeux, le bassin d'Urakami. M. Kato travaillait aux champs avec son buffle. Il venait de trouver quelques fraises rouges, sortant de l'herbe verte. Des fraises sauvages. Il en prit deux, les mit en bouche...
A ce moment, vint la lueur. Le buffle aussi la perçut et, sous le choc, détourna la tête. Un nuage, pareil à une grosse boule de coton pelucheux se forma dans le ciel au-dessus d'Urakami. Il commença à grossir; il grossit encore. On aurait dit une lanterne enveloppée de laine. L'extérieur était blanc, mais à l'intérieur, brûlait une flamme rouge et, de la boule blanche, sortaient sans arrêt des éclairs, de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. De beaux éclairs, rouges, jaunes, violets... Puis, le nuage prit la forme d'une brioche, et le sommet commença à monter, à monter, à monter; bientôt ce fut comme un énorme champignon. Au même moment, un tourbillon noir de poussière et de débris s'éleva de la vallée d'Urakami. On aurait dit que tout cela était aspiré par le champignon qui continuait à monter.
Soudain, le nuage se mit à tomber puis à dériver vers l'est. Le tourbillon bondit plus haut que les collines; puis, une partie redescendit tandis qu'une autre s'en allait du même côté que le nuage... C'était une belle journée; les collines et la mer baignaient dans le soleil; mais le quartier d'Urakami, sous le nuage, apparaissait noir et désolé.
Vint le souffle. Les habits de M. Kato furent secoués; des feuilles tombèrent des arbres, mais le souffle avait déjà perdu beaucoup de sa force. Le boeuf n'en fut pas troublé, et M. Kato pensa simplement : Tiens, encore une bombe pas loin d'ici...

M. Takami reconduit son buffle à Koba, marchant le long de la route d'Odorize, à deux km. d'Urakami, Soudain, il sent comme une chaleur; apparemment, pas une forte chaleur; pourtant lui et son buffle en sont brûlés. Bientôt des boules de feu tombent sur eux en sifflant. L'une d'elles touche le pied de l'homme; elle explose, laissant une traînée de fumée blanche, et une odeur de paraffine brûlée. Çà et là, une pluie de feu allume des-incendies...

LES HEURES QUI SUIVIRENT

La distance qui séparait du centre de l'explosion les bâtiments de l'Université, variait suivant les cas de 300 à 700 mètres; c'est dire que ces bâtiments furent frappés en plein par le souffle. Les auditoires de Médecine fondamentale, construits en bois, qui se trouvaient les plus proches, furent en un instant culbutés, mis en pièces, et commencèrent à brûler. Aucun professeur ni élève ne survécut d'ailleurs pour raconter la scène. Dans les locaux de Médecine clinique, bâtis en béton et plus éloignés, quelques individus dont moi-même eurent la chance de se sauver.
Il était un peu plus de onze heures. Au premier étage du bâtiment principal, dans ma chambre qui se trouvait au-dessus du dispensaire pour les malades de l'extérieur, je m'occupais à choisir des radiographies pour apprendre aux étudiants le diagnostic. Soudain, il y eut une lumière, un choc. Un court instant, je crus qu'une bombe avait explosé à l'entrée, et voulus me jeter sur le sol... je n'y arrivai pas les fenêtres furent, à ce moment, soufflées vers l'intérieur, un vent impétueux me souleva et m'emporta, les yeux grands ouverts. Les éclats de verre sillonnaient l'espace comme des feuilles dans un tourbillon. Une pensée me saisit : je suis perdu !
De fait, des éclats de bois m'entrèrent dans le côté droit; des balafres profondes au-dessus de mon oeil et de mon oreille droits commencèrent à laisser couler un sang chaud, qui s'égouttait sur ma joue et mon cou. Pourtant, je ne ressentais aucun mal.
Un énorme poing invisible semblait tout culbuter dans la chambre. Tandis que j'étais jeté sur le plancher, lit, chaises, armoires, casques, souliers, paletots furent pareillement écrasés, dispersés, emportés puis accumulés sur moi avec fracas. Un vent poussiéreux et nauséabond, emplissant mes narines, me fit tousser. J'avais encore les yeux ouverts et continuais à regarder la fenêtre.
L'obscurité se faisait au dehors, tandis qu'à l'intérieur le vent se déchaînait, avec le grondement des vagues, le hurlement de la tempête; il emportait çà et là avec lui des habits, des bouts de bois, des morceaux de tôle et d'autres objets dans une sorte de danse fantastique.
Il y eut ensuite un étrange silence.
- Voilà qui est extraordinaire, me dis-je. Ça doit avoir été une fameuse bombe... plus d'une tonne certainement... tombée près de l'entrée. Je parierais qu'il y a bien cent blessés. Où les mettre
 ?... Il va falloir les soigner. Comment ? En tout cas, la première chose à faire, c'est de mettre les gens à la besogne dans les classes. L'ennui, c'est que peut-être la moitié d'entre eux sont incapables de bouger. En tout cas, je dois sortir d'ici.
J'essayai d'étendre mes genoux, de retirer mes jambes de dessous les débris; mais, tout à coup, tout redevint sombre et je n'y vis plus.
- Maintenant, que dois-je faire
 ? me dis-je.
Blessé dans la région des yeux, je crus d'abord que l'hémorragie partait des globes oculaires et m'aveuglait; mais bientôt je découvris que je pouvais encore mouvoir mes yeux. Constatant que je n'étais pas aveugle, je réalisai pour la première fois l'horreur de ma situation : le bâtiment entier devait s'être écroulé et j'étais enterré vif.
- Drôle et laide manière de mourir; je dois tout faire, décidai-je, avant de me laisser aller. Je commençai une lutte fantastique pour m'extraire de la masse de bois, de verre, de débris qui me retenait prisonnier. Mais quand on est aplati comme une gaufre dans son fer, on ne peut remuer aucune partie du corps. Je ne pouvais même bouger mon visage qu'avec les plus grandes précautions, à cause de la couche de verre brisé autour de moi. De plus, je me trouvais dans une complète obscurité, et je ne savais rien sur la nature et l'équilibre des choses qui m'écrasaient. Un léger mouvement de mon épaule droite fit dégringoler une foule d'objets. J'appelai au secours, mais ma voix se perdit dans l'obscurité.

La nurse Hashimoto se trouvait dans la salle de rayons X au moment de l'explosion. Elle avait eu la bonne fortune d'être debout entre des bibliothèques et n'avait pas été blessée. Durant les moments terribles où les objets inanimés semblèrent doués de vie par un mystérieux pouvoir et se mirent à caracoler avec un effrayant fracas, elle demeura collée au mur. Après quelques minutes, bien que flottât encore en l'air une poussière assez épaisse pour la faire tousser, il lui sembla que tout au moins les plus gros objets s'étaient arrêtés. Elle décida qu'il était temps d'aller au secours des blessés, se glissa hors des bibliothèques renversées, et demeura stupéfaite devant le spectacle. Tout était sens dessus dessous. Grimpant sur les décombres, elle parvint à la fenêtre, et vit alors une scène qui la fit vaciller. Qu'était-il arrivé ? Elle ne pouvait comprendre. Jusqu'il y a quelques minutes, une ville s'étendait en contre-bas de la fenêtre jusqu'aux eaux du détroit; mais maintenant Sakamato-cho avait disparu, et Swakawa-cho, et Hamaguchi-cho. Disparu où ?... Et les fabriques dont les cheminées lançaient tantôt des fumées blanches, où étaient-elles ?... Le mont Inosa, tantôt encore couvert de feuillage d'un vert intense, n'était plus qu'une masse dénudée de roc rouge. Toute verdure, feuille ou herbe, avait disparu. La terre était dépouillée.
Qu'était-il advenu de la foule près de l'entrée
 ?... Elle regarda de ce côté; le square devant l'hôpital était jonché d'arbres arrachés; et parmi eux gisaient, nus, des cadavres innombrables. Elle mit ses mains devant ses yeux : l'enfer, c'est l'enfer, cria-t-elle. Mais c'était aussi un monde mort. Un monde mort, où plus personne ne restait, fût-ce pour gémir. Tandis qu'elle cachait ses yeux, tout devint sombre; elle les rouvrit et regarda autour d'elle : impossible de rien voir; un noir de poix, et pas un bruit.
L'idée lui vint qu'elle seule demeurait vivante en ce monde et, d'un coup, la terreur la saisit à la gorge. Dans un moment, pour elle aussi, viendrait la mort... Elle revit en un éclair sa maison à la campagne, sa mère; elle fut sur le point de fondre en larmes, car elle n'était après tout qu'une enfant de dix-sept ans... Mais juste à ce moment, elle entendit une voix. Quelqu'un appelait, tout près, tout près... Pourtant le son ne semblait l'atteindre qu'à travers des épaisseurs de murs...
Encore un cri : c'était la voix de son chef de service. Il vivait donc ! Et s'il vivait, à eux deux, ils pourraient au moins s'occuper des cadavres devant l'hôpital. Miss Hashimoto retrouva son courage. Guidée par la voix, elle essaya d'atteindre la pièce à côté; ses pieds heurtèrent ce qui lui sembla être l'appareil de rayons X, s'embarrassèrent dans les fils électriques. Impossible d'avancer, apparemment. Elle atteignit pourtant un coin où l'on gardait ordinairement une pelle, mais celle-ci avait été emportée; elle ne trouva qu'un porte-voix. Elle se rappela alors qu'à la radiographie en bas, il y avait des houes; et puis, là serait l'infirmière-chef et d'autres encore. Il valait mieux appeler à l'aide le plus de monde possible; aussi sortit-elle de la chambre.
Les black-outs l'avaient habituée à parcourir les corridors dans l'obscurité; mais, à peine eut-elle fait quelques pas qu'elle buta contre quelque chose de mou. Elle se baissa, tâtonna, reconnut un corps humain, rencontra une substance gluante qui ne pouvait être que du sang. Elle chercha le bras, saisit le poignet: aucun pouls n'était perceptible. Alors, elle joignit les mains pour une courte prière, puis fit à nouveau quelques pas, pour trébucher à nouveau contre un corps. Des cheveux collants adhérèrent à sa main. Il faisait encore complètement sombre; elle ne pouvait déterminer combien de morts gisaient autour d'elle; tout en cherchant le poignet, elle écarquilla encore les yeux, tentant de regarder...
A l'extérieur apparut soudain une lueur : le feu ! Elle pouvait le voir par les fenêtres. Les flammes grandirent, éclairant un spectacle réellement hallucinant. Laissant retomber le bras du mort, l'infirmière se tint debout comme un vivant fantôme. Partout, dans le corridor, ce n'étaient que cadavres. Enveloppés d'une lumière rouge, les uns gisaient le visage vers le Ciel; d'autres étaient étendus sur le côté ou sur le dos; d'autres étaient tombés à genoux ou semblaient encore, de leurs bras raidis, battre l'air comme pour se relever.
Impossible de faire quoi que ce soit toute seule, pensa la nurse. Il faudra une équipe de secours, un effort combiné, pour arriver à quelque chose. Mais d'abord, ce qui s'imposait, c'était de rassembler les vivants et les valides à l'endroit où le chef de service gisait enseveli. Dans cette pensée, Miss Hashimoto se mit à enjamber les corps, - elle s'excusait chaque fois intérieurement - et descendit les escaliers mutilés vers la chambre des rayons X.

Miss Tsubakiyama, une jeune élève infirmière, Shiro Tomakiyo, et le Dr Choro Si, étaient en train de disposer l'appareil de rayons X. Soudain le bruit d'un avion, faible mais aigu et métallique, frappa leurs oreilles.
- Qu'est-ce que c'est
 ? demanda Miss Tsubakiyama. - Un B29, répondit Shiro continuant à manier les pinces.
- Ils ont jeté une bombe, dit Choro qui, durant le raid précédent, avait été blessé à la jambe.
- On se défile
 ?
Oui, en vitesse. Abritez-vous !...
Tous trois plongèrent sous une large table. Ce fut l'éclair puis le fracas...
- En voilà une autre ! cria Shiro, mais sa voix s'engloutit dans le vacarme de tempête déchaîné dans la chambre. Tous se tenaient cois, attendant la fin du bruit. Miss Tsubakiyama retenait sa respiration; finalement, elle interrogea :
- Blessés
 ?
- Non; et vous
 ?
- Moi, je ne sens rien...
- Hello, l'infirmière en chef, crièrent-ils d'une seule voix.
- Ouîîî, répondit, de la pièce à côté, la voix familière. Attendez donc un moment. Des tas de choses me sont tombées dessus.
Il y eut alors un grondement, comme d'un train dans un tunnel, puis une obscurité absolue les enveloppa. La figure couleur de cendre de Miss Tsubakiyama, assise en face des deux autres, disparut à leurs yeux.
- Qu'est-ce que ça peut être
 ? fit Choro. Il continua :
- Un nouveau type de bombe, celle qu'ils ont jetée sur Hiroshima... Ou bien est-il possible, demanda-t-il, que le soleil ait éclaté
 ?
- Peut-être bien. Il fait froid tout à coup, remarqua Shiro d'un ton posé.
- Si le soleil éclate, qu'est-ce qui va nous arriver
 ? questionna la voix hésitante et fatiguée de Miss Tsubakiyama.
- Ce sera la fin du monde...
Choro semblait résigné...
Ils attendirent mais l'obscurité persistait. Une minute s'écoula. D'un tic-tac menu, la montre-bracelet de Miss Tsubakiyama hachait des secondes éternelles, sur un rythme envoûtant dans la tension de la nuit.
- Qu'est-ce qu'on va faire pour le lunch
 ? dit Shiro.
- J'ai déjà mangé ! répondit Choro. Avez-vous encore vos provisions
 ?
Il semblait désirer un dernier repas avant de mourir.
- Bien sûr. Partageons, tant qu'on vit encore !...
Mais, comme si le train sortait enfin du tunnel, le bruit graduellement cessa; la lumière revint peu à peu. Les dents blanches de Choro apparurent à nouveau, et son long nez, et la petite tache sur la joue de Miss Tsubakiyama.
- Alors, le soleil
 ? Il se porte bien après tout, conclut Shiro.
- J'ai faim tout de même, dit Choro; amenez votre lunch !
Ils sortirent tous de dessous la table, au milieu d'une couche de verre brisé, d'instruments cassés, de chaises en morceaux, de fils emmêlés.
- Où diable a pu tomber cette bombe
 ? Pour nous secouer ainsi, elle aurait dû nous venir vraiment dessus. Mais je ne vois pas de trou au plafond.
- L'avez-vous entendue tomber
 ?
- Non !
- Peut-être est-ce une sorte de mine aérienne... Explosion en l'air
 ?...
- En tout cas, une chose terrible.
Ils discutaient encore quand l'infirmière-chef, Miss Hisamatsu, bondit dans la chambre comme une balle de caoutchouc. C'était d'ailleurs son habitude ! Tout en arrangeant des deux mains ses cheveux en désordre, elle demanda : Vous êtes sains et saufs
 ?
Juste à ce moment, une infirmière de première année, sortant on ne sait d'où, vint s'agripper en sanglotant à l'infirmière-chef.
- Grande sotte, fit celle-ci; vous vivez encore ! Cela ne vous suffit donc pas
 ? Mais la jeune fille continuait à pleurer; probablement, quelqu'un avait-il été tué juste à ses côtés.
- Allons, mettez votre casque, et cherchez des bandages, reprit la voix, douce mais ferme... Une conduite était crevée, et un filet d'eau en jaillissait. Miss Hisamatsu s'en approcha, se lava les mains, la figure, puis se gargarisa.
- J'ai l'impression d'avoir été gazée, dit-elle; et elle recommença à se gargariser avec ardeur : on aurait cru qu'elle voulait s'emporter les poumons. Alors, tout en s'essuyant les mains :
- Tsubakiyama-san, venez vous laver les mains, ordonna-t-elle; si vous touchez les plaies avec vos mains sales, elles s'envenimeront tout de suite. Vous aussi, Tomokiyo-san, lavez-vous les mains et la figure. Et vous, Si-san, préparez-vous en vitesse. Il y a une masse de blessés !
Tmokiyo répondit : Ha ; le Dr Choro Si répondit Oui, et tous se préparèrent au travail.
Mais soudain l'on perçut un crépitement. Miss Tsubakiyama courut à la fenêtre : Tout flambe ! s'écria-t-elle. Les rescapés, empoignant les seaux sur le sol, bondirent vers la bouche d'incendie. Une pile de bois de charpente, provenant de démolitions antérieures, formait déjà un brasier ardent sur l'emplacement de l'ancienne classe de radiologie. Les cinq se mirent à jeter de l'eau sur le feu, en concentrant leurs efforts sur une seule place comme on le leur avait appris. Mais ce foyer n'était pas le seul. La cantine, écroulée, était entourée de flammes; des restes des bâtiments de bois, les flammes aussi surgissaient. Seuls les pavillons de béton restaient intacts.
Pendant un moment, ils continuèrent leur besogne, mais la superficie ainsi préservée était bien petite, et l'incendie s'étendait rapidement.
Il apparut bientôt que les seaux d'eau ne servaient à rien. Les flammes émettaient des colonnes de fumée noire; selon toute apparence, l'incendie se généralisait.
- Sauvons les instruments, proposa Shiro.
- Allons aux blessés, suggéra Choro.
- Ce sont les hospitalisés qu'il faut d'abord déménager, décida Miss Tsubakiyama.
- Demandons des ordres, fit l'infirmière-chef.
C'est précisément à ce moment que Miss Hashimoto apparut sur le terrain pour annoncer que le Dr Nagaï, chef du département, était enterré vivant.
- Comment, s'exclamèrent-ils tous en se regardant; le Dr Nagaï est enterré !
- Mon Dieu, murmura Miss Tsubakiyama; il est tellement gros. Comment le sortirons-nous
 ?
- Ne vous en faites pas, on le sortira bien, dit Choro en s'élançant vers la porte. Suivant Miss Hashimoto, les cinq personnes, s'aidant l'une l'autre, se mirent à escalader les poutres, les meubles, les débris; elles passèrent par les fenêtres, s'accrochèrent aux canalisations et parvinrent enfin à la salle des rayons X. Pour arriver à la haute fenêtre de la pharmacie, il leur fallut faire la courte échelle...

Dans la chambre noire, le Dr Si développait une photographie, quand tout à coup l'étudiant qui se trouvait en observation sur la colline derrière le bâtiment cria de toutes ses forces : Un drôle d'avion est au-dessus de nous ! Abritez-vous, abritez-vous !
Le docteur se figea pour écouter; il entendit le bruit aigu d'une hélice, pensa que l'appareil piquait et se prépara à se coucher; mais, d'abord, il voulut laver ses photos et les mettre dans le fixateur. Il finissait quand une force terrible l'emporta et lui fit perdre connaissance. Lorsqu'il revint à lui, il gisait sur le sol, coincé entre deux lourdes poutres; il se remua alors si bien qu'il dégagea ses hanches puis ses bras, fit glisser les débris accumulés et finit par se trouver libre. Il eût voulu savoir ce qui était arrivé à ses photos; mais, ayant perdu ses lunettes, il n'y voyait presque plus. Il s'inquiéta alors de Miss Moriuchi, qui travaillait avec lui. Il l'appela plusieurs fois, mais sans recevoir de réponse; il regarda sous les décombres, mais n'aperçut ni pied ni main. Évidemment, Miss Moriuchi a pu s'échapper avant que la chose n'arrive, pensa le docteur. Enjambant les débris, il sortit dans le corridor, mais ce qu'il vit le cloua au sol : il lui semblait être dans une maison qu'il n'aurait jamais visitée; tout avait complètement changé d'aspect. Plusieurs fois, se frottant les yeux, il regarda autour de lui, ne parvenant pas à se faire une raison.

Les témoins de l'explosion atomique qui ont déposé jusqu'ici, se trouvaient tous à l'intérieur d'un bâtiment de béton; ils eurent donc le bonheur d'échapper aux effets directs de la [bombe]... D'autres travaillaient au dehors. Ils ont aussi fourni leur témoignage.

Le professeur Seiki était occupé à creuser un abri, avec ses étudiants, derrière l'Institut de Pharmacie. C'est lui qui piochait tandis que les étudiants transportaient la terre. Aucun d'eux ne s'imaginait qu'un instant plus tard, ceux qui seraient à l'extérieur de l'abri mourraient, ceux qui se trouveraient à l'intérieur vivraient. Tous, torse nu comme des mineurs, terrassaient avec ardeur. Ils étaient à quatre cents mètres du point d'impact...
Soudain, il y eut une lueur qui éclaira l'abri jusqu'au fond; puis, un grondement. Tomita qui se trouvait à l'entrée, panier en main, attendant sa charge, fut soufflé à l'intérieur, et jeté violemment sur le dos du professeur Seiki qui, courbé en deux, piochait la terre.
- Qu'est-ce qui arrive
 ? cria celui-ci, furieux, en se redressant. Des bouts de bois, des lambeaux d'habits, des morceaux de tuiles entrèrent dans l'abri derrière Tomita : une lourde poutre vint frapper le professeur en plein dos; il tomba inanimé dans le trou qu'il creusait...
Quand il reprit connaissance, après quelques instants, il était étendu sur le sol; l'abri devenait un enfer de flammes et de fumée. A chaque instant, l'air chaud entrait en grondant. Il se redressa, mal assuré encore sur ses jambes; d'un effort désespéré, il bondit à travers les flammes jusqu'à l'entrée. Le sentiment de délivrance qu'il éprouva à ce moment ne dura pourtant qu'une fraction de seconde. Sans le savoir, il laissa tomber la houe qu'il avait gardée en main, et stupéfié de ce qu'il voyait, s'arrêta, bouche bée...
Les bâtiments de l'Institut Pharmaceutique avaient disparu, tout comme ceux de la biochimie et ceux de la pharmacopée. La clôture n'existait plus, ni les maisons au-delà. Tout ce qu'il pouvait apercevoir, c'était une mer de flammes.
Même ce physicien, spécialiste de l'énergie nucléaire, n'eut pas l'idée qu'il s'agissait d'une bombe atomique; il ne s'imaginait pas que la science américaine eût progressé à ce point.
Et les étudiants
 ? se demandait-il. Il se pencha vers le sol, et un frisson le parcourut tout entier : était-il possible que toutes ces formes inanimées, étendues par terre, fussent ses étudiants... Il crut qu'il n'avait pas encore recouvré la conscience. C'est un cauchemar, un cauchemar, se répétait-il. Même en temps de guerre, des choses pareilles n'arrivent pas !... Il se pinça, se prit le pouls. Mais non ! Il vivait; c'était vrai. Il secoua un corps tout proche de lui Allons, levez-vous, cria-t-il. Nulle réponse ! Alors, il saisit le gisant par les deux bras, s'efforça de le soulever. Sous ses doigts, la peau s'en alla par lambeaux, comme d'une pêche mûre. Okamoto était bien mort.
Comme le suivant, gémissant, se retournait, le professeur courut vers lui, le saisit dans ses bras Murayama, Murayama, cria-t-il, tandis qu'il mettait sur ses genoux le garçon écorché. Reprenez-vous ! Monsieur le Professeur... ah... Monsieur le Professeur, dit le malheureux, et sa tête retomba sur le côté. Il était mort. Le professeur, avec un soupir, étendit le corps, fit une prière. Puis, il passa au suivant, Araki. Le visage d'Araki était gonflé comme une citrouille; la peau s'en allait par plaques. Le malheureux essaya d'ouvrir les yeux, devenus de minces lignes blanches entre les paupières gonflées, et dit calmement : Ils m'ont eu, Monsieur. Il ajouta : Je crois que c'est la fin. Vous avez tout fait pour moi; merci bien. Ce fut tout.
Des oreilles, du nez des cadavres, le sang souvent filtrait; évidemment, ils étaient morts le cerveau écrasé. Chez certains, avec le sang, une écume aussi sortait de la bouche. Au moins leur agonie avait été courte : ils avaient été jetés au sol et assommés avec une force terrible.
Tomita, lui, avait survécu; il courait de l'un à l'autre, offrant de l'eau à ceux qui bougeaient encore, leur prodiguant des paroles d'encouragement. Aucun des survivants ne pouvait se mouvoir de lui-même. Chaque fois que s'élevait un gémissement, Tomita ou le professeur se précipitait vers le corps étendu, mais pour constater qu'entretemps l'homme s'était tu, expirant, les pupilles révulsées. Une vingtaine d'étudiants moururent ainsi l'un après l'autre...
Impossible aux deux hommes restés valides de faire quelque chose d'efficace; il leur fallait du secours : le professeur se mit à crier de toutes ses forces, vers les quatre points cardinaux : A l'aide, y a-t-il quelqu'un
 ? Il écoutait, l'oreille tendue, mais ce que le vent lui apporta, par instants, ce furent seulement d'autres cris d'appels. Ceux-ci sortaient de dessous les maisons écrasées; ils étaient désespérés, terribles : Sauvez-moi ! Au secours, j'étouffe ! Quelqu'un de grâce ! Je brûle, vite un peu d'eau ! Maman, maman !
Le professeur se sentit chanceler, perdit à nouveau connaissance. Quand, bientôt après, il reprit ses sens, un lourd nuage noir emplissait le ciel, couvrait le soleil; un crépuscule enveloppait tout; il faisait froid. Écoutant à nouveau, il entendit déjà moins de cris. Sans doute, plusieurs victimes avaient-elles succombé; sans doute, l'enfant qui pleurait avait-il été brûlé vif, loin de sa mère...

Les étudiants de première année prenaient tranquillement des notes. Les insolites mots latins qu'ils couchaient dans leurs cahiers leur donnaient la sensation d'être déjà des médecins. Et d'écrire en lettres occidentales leur procurait comme une vanité !
Alors éclata la lumière, et ce fut la fin du monde. La voix du professeur n'était pas encore éteinte dans leurs oreilles; ils n'eurent pas le temps de regarder en haut ou de côté; dans l'attitude même où ils se trouvaient, le lourd toit les écrasa.
Fujimoto, le chef de classe, se retrouva les hanches légèrement prises sous une poutre. L'air était d'un noir d'encre et, dans la poussière qui le remplissait, il se sentait étouffer.
Finalement, il parvint à se mouvoir dans l'espace vide entre les bancs. Des blessés gémissaient près de lui, d'autres poussaient de grands cris. Mais, en dénombrant les voix, il ne releva que peu de survivants.
Bientôt d'ailleurs, l'odeur de brûlé filtra par les interstices, tandis qu'une fumée chaude et piquante envahissait la pièce. Évidemment, l'incendie commençait. Fujimoto comprit en frissonnant qu'il lui restait bien peu de temps pour agir. Il essaya de se dégager par en haut, mais les poutres, les planches et les tuiles entassées étaient trop lourdes à mouvoir. Le crépitement du bois flambant se rapprochait. Il poussa et tira, frappa et martela... vain effort... Alors avec toute sa force, il s'arcbouta de la tête, des épaules et du dos contre le monticule qui le couvrait... mais rien ne bougea. Calculant désespérément le poids qui le recouvrait, il essaya encore.
L'air devenait de plus en plus chaud; la réflexion des flammes dansantes se faisait de plus en plus brillante... Quelqu'un se mit à fredonner une tragique chanson de soldat : " J'irai dormir au fond des eaux... - Fujimoto sentit. son courage l'abandonner - ou bien sur le flanc des collines ". Fujimoto s'était arrêté pour écouter le dernier chant de son ami. " Je ne le regretterai pas ". Le chant cessa; mais le chanteur ajouta : Au revoir, camarades, mes pieds commencent à brûler.
Dans deux minutes, ce serait son tour à lui, Fujimoto, de commencer à brûler. Il joignit les mains pour prier. L'image de son père lui apparut : Sois calme, semblait-il dire. Puis, celle de sa mère, de son jeune frère Masao. Masao prendrait sans doute sa place comme docteur... Ensuite, il se rappela, un à un, ses collègues de radiologie. Jusqu'au jour où il était entré à l'Université comme étudiant de première année, il avait étudié comme technicien dans ce département. Qu'est-ce qui est arrivé, songea-t-il, à mon ami Tako-chan, la " petite pieuvre ", qui a passé avec moi ses examens d'entrée, et pris ses premiers grades avec moi
 ?... Les quelques mots que, chaque matin et soir, il échangeait avec ses collègues lui remontaient maintenant à la mémoire.
- Allons, doucement. A quoi bon s'exciter quand on a perdu sa liberté, quand on est prisonnier, sur le point de flamber sans rémission, près de tourner au tas de cendres. Le corps est sans défense, sans activité, mais bientôt l'âme s'élancera en chantant à travers l'immense univers. Affaire de quelques minutes. L'odeur de chair brûlée lui frappa les narines, l'odeur douceâtre des jeunes corps anéantis...
- Voilà ce qui peut s'appeler une situation critique, songea-t-il flegmatiquement. Oui, c'est tout à fait cela. D'ailleurs, au fond, à quoi bon ce corps qui ne peut qu'assimiler et rejeter... Il se souvint que son professeur, le Dr Si, leur disait jadis : Quand vous ne pouvez résoudre un problème, pensez-le en termes contraires. Cette suggestion l'illumina. Au lieu de s'efforcer de remonter, Fujimoto mit la main sur le sol; ses doigts rencontrèrent une crevasse entre les planches ! Toute sa force concentrée dans les doigts, il tira frénétiquement. La planche céda avec un craquement. Le choc terrible de l'explosion avait fait sauter les clous du plancher... Fujimoto passa la main par dessous, et la planche se détacha avec un son délicieux; l'air parvint jusqu'au prisonnier. Une seconde, puis une troisième lamelle s'enlevèrent aisément, et tout d'un coup, Fujimoto tomba sur le sol frais de l'étage inférieur...

La doctoresse Yamada et Miss Tsujita ouvrirent la fenêtre de derrière, dans la classe de bactériologie, pour se rafraîchir quelque peu de leur fatiguante course en ville; elles étaient allées prendre à la gare leurs billets pour Tokyo, car elles devaient suivre là-bas un cours sur la fabrication des sérums. Bientôt Nagasaki serait assiégée, pensait-on, et il fallait, en toute hâte, se préparer à l'éventualité. Comme la plupart des hommes avaient été envoyés au front, ces deux jeunes femmes de science prendraient la lourde responsabilité...
L'herbe folle poussait sur les courts de tennis les sports et la récréation étaient choses du passé, oubliées depuis le jour où la guerre avait remplacé tout le reste. Maintenant, elle seule importait... Derrière les courts croissaient des pins, des camphriers, à travers les branches desquels on pouvait voir le terrain du stade, transformé en champ de patates douces. Derrière encore et plus haut, à une certaine distance, s'élevait la majestueuse cathédrale rouge. Deux femmes en pantalon, qui traversaient les courts, firent un signe de la main : c'étaient Hama-san et Oyanagi-san, toutes deux infirmières au département radio où Mlle Tsujita avait travaillé jusqu'alors... Elle agita son mouchoir vers ses amies... Dans le stade, Yamashita-san, Yoshida-san et Inoue-san, infirmières du même département, étaient accroupies en train de sarcler. Sur les collines, autour d'Urakami, dans les champs en terrasse, les fermiers faisaient de même, profitant de la fin d'alerte. Une file de gens se rendaient à la cathédrale. Le long des routes luisaient les parasols...
- Beau pays que Nagasaki ! On ne se fatigue pas de le regarder...
- Oui, mais je me demande s'il sera encore le même quand nous reviendrons dans deux mois
 ?...
- J'ai l'impression que la ville sera détruite.
- Et moi qu'elle sera la seule épargnée...
L'explosion coupa ce dialogue...
La doctoresse Yamada se jeta sur le sol et en réchappa. Miss Tsujita, à côté d'elle, mourut étouffée... Un vrai cauchemar, soudain, irréel,... mais pourtant vrai, et terrible. La classe de bactériologie était déjà en flammes. La doctoresse survivait seule. Tous les autres devaient avoir péri instantanément.
Quand la doctoresse Yamada se glissa dehors, il faisait noir et le vent soufflait. Le large espace vide en face d'elle la frappa d'étonnement; elle reconnut bientôt que les arbres gisaient renversés, que les bâtiments s'étaient écroulés. Tout le dessus de la cathédrale, y compris les clochers hauts de cinquante mètres, avait été emporté par le souffle. Ce qui restait du bâtiment ressemblait à une ruine antique. Des corps pendaient, tête en bas, bras et jambes arrachés; il y en avait sur les murs de pierre, sur les routes et dans les champs, innombrables. La doctoresse songea aux infirmières qui étaient dans le stade; elle regarda : leurs cadavres gisaient immobiles, éparpillés çà et là par l'explosion. Quiconque se trouvait dehors devait avoir été tué sur le coup. La doctoresse n'était pas sérieusement blessée; pourtant, sur elle pesait une étrange lourdeur; après avoir fait quelques pas, ses genoux se dérobèrent sous elle; elle s'affala sur le ciment. A côté, gisait un vieux livre allemand de bactériologie. Il ne servira plus jamais, pensa-t-elle, et le plaçant sous sa tête, elle s'en fit un oreiller. Alors, perdue dans un rêve douloureux, elle attendit du secours...

A la rescousse

AINSI PÉRIT L'UNIVERSITÉ

Le 9 août 1945, à 11 heures 2 minutes, une bombe atomique explosait par 550 m. d'altitude au-dessus de Matsuyama-cho, centre du quartier d'Urakami à Nagasaki. Un souffle de tempête, parcourant 2.000 m. à la seconde, renversa, pulvérisa, dispersa tout ce qu'il rencontrait; puis le vide créé au centre de l'explosion aspira les débris très haut dans l'air et enfin cette masse retomba.
D'autre part, la chaleur de 9.000 degrés, engendrée par le phénomène, brûla tout ce qu'elle rencontra. Et les fragments de la bombe, tombant en pluie de métal incandescent, allumèrent partout des incendies.
Un nuage de débris, provoqué par le cataclysme, voila les rayons du soleil, produisant l'obscurité complète, à la façon d'une éclipse; après trois minutes environ, ce nuage commença graduellement à se rabattre, tandis que les particules se dispersaient et qu'une pauvre lumière éclairait à nouveau le champ de carnage.
Il y eut quelque 30.000 tués, plus de 100.000 blessés. Par surcroît, des dizaines de milliers d'autres personnes furent atteintes de la maladie atomique causée par la radioactivité.
Dès le début, on fit tout le possible pour aller au secours des victimes.

Enseveli moi-même, comme je l'ai raconté, sous un tas de décombres, et ayant appelé à l'aide, je finis par en sortir seul; juste comme j'entrais dans la chambre photographique, le Dr Si se présenta. Immédiatement après lui l'équipe de secours, conduite par Miss Hashimoto et l'infirmière-chef, envahit la pièce, me tomba dessus et m'accabla de félicitations. Je regardais ces rescapés l'un après l'autre, en pensant Précieuses vies !... Ainsi vous avez réchappé !... Je me sentais plein de reconnaissance... Mais ils auraient dû être plus nombreux. Où étaient les autres ? Yamashita ? Inoue ? Umezu ?
- Retrouvez les autres, dégagez-les, ordonnai-je. Retour ici dans cinq minutes.
Tous partirent en différentes directions. Le Dr Si et Shiro s'escrimèrent contre les débris de la chambre noire, tirant ici une planche, là une poutre, et criant : Hullo, Hullo. Mais nulle réponse. Shiro hurla : Moriuchi, es-tu là
 ?... Le silence persistait.
Choro ramena Umezu, vilainement blessé; il l'avait dégagé du milieu des instruments à la radiothérapie. Umezu, couvert de sang, privé de force et comme paralysé, se traînait dans le corridor en geignant : Mes yeux, j'ai perdu mes yeux.
- Allons, répondait Choro en examinant les blessures, ne dis pas de sottises; tu les as, tes yeux. Umezu avait une profonde blessure à l'arcade sourcilière, sans compter maintes coupures et contusions sur la figure et le corps.
- Ne vous tracassez pas, cela ira bien, l'encourageait l'infirmière-chef, tandis qu'elle lavait et bandait adroitement la plaie. Je pris le pouls d'Umezu, et commençai à donner des ordres de secours et de traitement.
Tout à coup, je m'aperçus qu'une foule étrange et fantômatique d'êtres à moitié nus m'entourait :
- Sauvez-moi, docteur !... Un remède, s'il vous plaît, pour cette blessure !... J'ai froid, donnez-moi des habits.
Tous m'appelaient en même temps; parmi les patients de l'hôpital, ceux-ci avaient survécu ou plutôt n'étaient pas encore morts... Comme l'explosion avait eu lieu à l'heure la plus encombrée, celle de la consultation pour les gens de l'extérieur, les corridors, salles d'attente, laboratoires n'étaient qu'un amoncellement de corps, des corps nus aux blessures ouvertes, des corps nus à la peau arrachée, des corps nus qui tous semblaient gris à cause de la poussière et des débris. Spectacle si horrible qu'on ne pouvait croire qu'il s'agît d'humains, ni même que rien de tel pût exister sur terre... De cette affreuse masse de chair, se dégageaient lentement en rampant ceux en qui demeurait une étincelle de vie; ils s'approchaient, ils s'accrochaient à mes chevilles : sauvez-moi, docteur, haletaient-ils. Certains, incapables de parler, ne pouvaient que montrer leurs blessures. Un poignet d'où jaillissait le sang se dressa devant moi. Une petite fille courait çà et là en hurlant : Maman, maman. Et des mères, tordues de douleur, appelaient leurs enfants par leurs noms. Un grand gaillard à l'air égaré, le visage en sang, trébuchait en hurlant : la sortie
 ? où est la sortie ? Des étudiants erraient en criant à la recherche des civières. Un désordre épouvantable.
Nous commençâmes les premier soins, mais fûmes bien vite à court de bandages, de sorte qu'on se mit à déchirer les chemises. Dix, vingt patients, le chiffre montait. L'un n'était pas pansé qu'un autre apparaissait avec la même prière : Docteur, sauvez-moi ! Sans arrêt. Par ailleurs, j'étais très handicapé dans mon travail par les blessures dont je souffrais moi-même. Je devais sans cesse presser d'une main une petite artère temporale, qui recommençait à saigner chaque fois que je l'abandonnais. Quand je me laissais aller à soigner avec mes deux mains, le sang aussitôt jaillissait, éclaboussant le mur et l'épaule de l'infirmière. Ce n'était cependant qu'une petite artère, et je calculai que je pourrais ainsi tenir trois heures; tout en me prenant le pouls de temps en temps, je continuais à soigner les blessés.
Mais Hashimoto et Miss Tsubakiyama, qui étaient parties à la recherche de leurs compagnes, revinrent sans avoir rien trouvé, en disant : nous pensions qu'elles devaient être dans le champ de patates. Nous avons essayé d'y aller, mais la route était bloquée par les arbres tombés, l'incendie et les cadavres. Il ne restait plus aucun des bâtiments de Médecine fondamentale, il n'y avait plus qu'une mer de feu. Le centre de l'hôpital n'était plus qu'une masse de flammes, et il était impossible d'atteindre l'entrée par derrière. On ne pouvait dénombrer les blessés...
Yamashita, Inoue, Hama, Onyanagi, Yoshida... Leurs figures, l'une après l'autre, se profilaient devant mes yeux ... Étaient-elles mortes
 ? Ou en train d'expirer ? Ou de se tordre sur le sol, blessées, comme les patients à mes pieds ? Peut-être étaient-elles sauves, abritées quelque part ?... Mais non. Si elles vivaient, elles seraient sûrement venues ici... Dès lors...
Je m'assis par terre pour réfléchir, tandis que le Dr Si et la nurse soignaient enfin ma blessure : explosion extraordinaire, situation sans précédent, événement historique. Il s'agit de l'affronter avec sang-froid et détermination... Pendant ce temps, on me bandait, mais sans arriver à arrêter le sang : le mince linge fut vite transpercé et un filet rouge commença à me couler sur la joue. Allez tous examiner où en sont les instruments, ordonnai-je. Ils se dispersèrent à nouveau et quand ils furent partis, je me remis à penser, l'endroit était devenu un vrai champ de bataille, dont nous étions les ambulanciers; notre devoir était de rester sur place, quoi qu'il pût arriver. L'ennemi allait probablement employer à nouveau ce type de bombe, puis dans une semaine débarquer... Ne pas perdre la tête. Prendre les choses comme elles viennent, systématiquement. Donc rassembler les membres du groupe, puis les diviser en équipes; assurer les réserves médicales et alimentaires; organiser des camps. On pourrait ensuite établir un système de coordination et de liaison, choisir un endroit approprié pour un hôpital de campagne. Évidemment. Nagasaki allait être bombardée par mer; les patients devaient être au plus tôt repliés vers la vallée intérieure...
Tout ce qu'on voyait par les fenêtres, c'était une forêt de flammes, à l'endroit du bâtiment où nous nous trouvions; celui-ci même devait avoir pris feu, à en juger par la force croissante des crépitements.
Ceux qui étaient partis inspecter les instruments revinrent l'un après l'autre : tout est en pièces, les valves cassées, les fils mêlés, le transformateur est coincé et nous ne pouvons le mouvoir. Les spécimens sont dispersés dans tout le laboratoire.
Tous me regardaient, attendant une parole. Professeurs, infirmières, étudiants des autres départements, couverts de sang et se tenant à deux ou trois par la main, passaient en hâte à côté de nous sans rien dire... Le ronflement des flammes croissait; des cendres brûlantes commencèrent à pleuvoir par les fenêtres. Que faire
 ? Je ne pouvais que regarder le groupe, en me disant : reste calme, mais fais quelque chose. Rester sur place, c'est brûler bientôt. A ce moment, je ne pus empêcher un sourire nerveux de passer sur mes traits. Réaction si inattendue que chacun se mit à rire. Quelques secondes de fou rire. Puis je leur dis :
- Regardez-vous ! Vous ne pouvez vous battre dans l'état où vous êtes. Préparez-vous; puis nous nous réunirons devant la grande porte. Et n'oubliez pas le lunch. On ne se bat pas le ventre vide !
Mes ordres furent accueillis par d'enthousiastes : Oui, Monsieur ! et de vigoureux : Ça va ! Tandis qu'ils regagnaient leurs chambres, je sus qu'une fois de plus, ils étaient redevenus eux-mêmes.
Le Dr Si trouva mes souliers; l'infirmière-chef m'apporta mon paletot et mon casque, et je me dirigeai par le corridor vers l'entrée. En face de la gynécologie, une infirmière, le regard perdu, tournait en rond. Je lui tapai vigoureusement l'épaule, en criant : Allons, filez d'ici !... Mais elle ne me remarqua même pas. Elle continua à tourner en rond. Le choc l'avait rendue momentanément folle.
L'espace devant l'entrée était couvert de morts et de blessés. Par surcroît, des gens de plus en plus nombreux venaient de la ville et grimpaient la colline, cherchant le poste de secours ou l'hôpital. Des gens, portant les blessés et les mourants sur leur dos, sortaient en titubant des bâtiments épargnés de l'hôpital.
J'étais de nouveau pris de cour ! Que faire et comment
 ? Toute vie est précieuse. Pour chacun de ces malheureux, son propre corps était ce qui importait le plus; sa blessure, grande ou petite, absorbait son attention; il désirait être traité par un bon docteur. Mon devoir était de les satisfaire.
Mais si les blessés étaient innombrables, les ressources médicales se révélaient nulles; les flammes approchaient rapidement, et nous n'étions qu'une poignée. Je soignai trois des blessés les plus proches; mais aussitôt je compris nettement qu'à moins de regarder la situation d'ensemble et de la prendre en main, je courais le danger d'être englouti par les flammes avec ceux dont je m'occupais.
Vingt minutes s'étaient déjà écoulées depuis l'explosion. Tout le quartier d'Urakami brûlait à grandes flammes. Le centre même de l'hôpital avait pris feu. Seule l'aile est, le long de la colline était encore indemne. Mais on n'avait plus ni matériel, ni personnel; on ne pouvait que laisser se propager l'incendie et contempler l'horrible spectacle :
Des corps nus continuaient en titubant, en trébuchant, à escalader la colline pour fuir la fournaise. Deux enfants passèrent, traînant leur père mort. Une jeune femme s'enfuyait, avec sur son sein un enfant décapité. Deux vieillards, la main dans la main, montaient lentement ensemble. Une autre femme, les vêtements tout d'un coup enflammés, roula en bas de la colline, comme une boule de feu. Un homme, devenu fou, dansait et chantait sur un toit entouré de feu. Certains fuyards se retournaient à chaque pas, tandis que d'autres allaient droit devant eux, trop épouvantés pour oser se retourner. Un grand garçon qui avait pris de l'avance criait à sa soeur de se dépêcher; mais son cadet, retardé, la suppliait d'attendre. Derrière ces gens, les flammes grondaient se rapprochant.
Ils étaient encore parmi les heureux, ces dix pour cent qui avaient échappé à l'enfer; les autres se trouvaient prisonniers sous les poutres et les toits effondrés, en train de brûler vifs.
Les sautes de vent faisaient gronder l'incendie; elles apportaient les appels au secours et les cris d'agonie. Jamais dans toute ma vie je ne m'étais senti si impuissant, si petit qu'en regardant, les bras croisés, le terrible panorama de peur, d'agonie, de mort et de destruction. Je ne pouvais rien faire, absolument rien... Monsieur le Professeur, vous ressemblez au dieu du feu, fit une voix. C'étaient Nagaï et Tsutsumi, étudiants de 3e année en médecine. Mon groupe de radiologie s'était aussi rassemblé. Dans la suite se montra Moriuchi qui avait pu se retirer dans un abri. Puis soudain quelqu'un surgit on ne sait d'où et jeta ses bras autour de l'infirmière-chef. C'était Miss Kozasa, technicienne des rayons X en gynécologie. Ses cheveux étaient roussis; elle sentait la chair brûlée; ses vêtements étaient déchirés et à moitié consumés. On nous dit qu'elle avait sauvé du feu deux infirmières, mais elle ne savait plus elle-même comment elle avait pu ensuite nous rejoindre à travers les flammes. Il ne manquait plus que Miss Sakita et Miss Kaneka, techniciennes des rayons X aux départements dermatologique et chirurgical.
" Les instruments peuvent attendre, dis-je. Aidons d'abord les gens ! " Pour sauver ce qu'on pourrait des malades, des groupes de secours de deux personnes rentrèrent dans l'hôpital qui brûlait. Kozasa et Moriuchi plongèrent à nouveau dans les flammes pour chercher Sakita et Kaneka. Choro grimpa la colline derrière l'hôpital avec Umezu sur le dos : on aurait dit un de ces chromos de la guerre russo-japonaise.
Du bâtiment où nous entrâmes, ceux qui étaient déjà parvenus à se dégager s'enfuyaient, le regard égaré. Je les appelai, mais ils ne répondirent pas, ne firent même pas attention à moi. Ils ne savaient ni ce qu'ils faisaient, ni ce qu'il eût fallu faire. Qui pourrait les rejoindre et les soigner s'ils quittaient le terrain de l'hôpital
 ? Je leur criai, tandis qu'ils sortaient du bâtiment : Hé là-bas ? Halte ! Revenez ! Calmez-vous !... Mais en vain.
Poussant jusqu'à la salle d'opération, je la trouvai inondée : rupture de conduite d'eau. Je pataugeai jusqu'à la chambre voisine, où se trouvaient les réserves médicales; devant ce que j'y vis, le coeur me manqua : même les civières étaient démolies; les instruments, dispersés. Les bouteilles, tubes, capsules, les récipients de verre étaient en petits morceaux et leur contenu ne formait plus qu'une bouillie qu'inondait une conduite crevée.
Hélas, n'était-ce pas pour s'en servir en un jour comme aujourd'hui, qu'on avait fait ces réserves
 ?
Tout était abîmé; ruine complète. Nous devions affronter des dizaines de milliers de mutilés et de blessés, en pratiquant de nos seules mains la plus primitive des médecines. Nous avions à sauver des vies rien qu'avec notre intelligence, notre charité, et nos bras... Le coeur lourd, je gravis les escaliers, et debout devant l'entrée, j'examinai une fois de plus la situation. Tout découragé que je fusse, j'avais tout de même avec moi une vingtaine de volontaires : docteurs, infirmières, étudiants, pour m'aider dans mes efforts. Ils passaient, deux par deux, de salle en salle, pour tirer ou porter au dehors les blessés.
On les plaça dans la cave au charbon, juste à côté de l'entrée : C'était le seul endroit où ne tombaient pas de flammèches. Je me tins au milieu d'eux sans rien faire, tandis que l'incendie s'étendait : une fumée noire montait vers le ciel, et les nuages menaçants étaient rougis par le reflet du feu...
"Nous avons sauvé le Président, annonça une voix. Je me retournai pour apercevoir Tomokiyo debout à l'entrée; il portait sur le dos une masse rouge : le Dr Tsuno-o. Ses cheveux, son visage, sa blouse blanche, ses pantalons, ses chaussettes, tout était couvert de sang. Il avait perdu ses lunettes...
- Ah, Nagaï, me dit-il. C'est terrible, n'est-ce pas
 ? Vous devez avoir passé de durs moments. Je pris son pouls; il n'était ni affaibli ni irrégulier. Et comme la colline là-bas était encore sûre, je dis à Tomokiyo d'y porter le Président et de lui trouver un endroit de repos. Le Dr Si les suivit pour une injection.
Le Dr Tsuno-o était en train d'examiner les malades externes quand passa le souffle. Le Dr Ko, bien que durement touché lui-même, l'avait porté jusqu'au corridor, puis s'était affalé sur place, épuisé par la perte de sang. C'est là que Tomokiyo les avait retrouvés... Bientôt, Miss Maeda, infirmière-chef de Médecine Interne, sortit en courant du bâtiment et demanda le Président. Il est derrière la colline, à 300 mètres d'ici. Le Dr Si se trouve avec lui, et tout va bien...
[...] Chaque fois que les deux infirmières retournaient chercher une victime, une salle de plus était en feu. Mais cependant nulle besogne ne leur eût semblé plus plaisante et encourageante que de se glisser ainsi, un essuie-main sur la bouche et le nez, dans une pièce où la fumée et les flammes faisaient rage, et d'en extraire un blessé. En sortant, elles sentaient encore leurs bras brûler et constataient que leurs manches étaient en flammes. Pendant ces quelques minutes, elles comprirent d'un coup quel bonheur, quel privilège c'était d'être infirmière...
Les victimes qui avaient perdu connaissance n'étaient pas difficiles à traiter; celles qui avaient encore conscience nous causaient souvent d'inutiles pertes de temps. Elles se plaignaient d'avoir mal, demandaient qu'on aille plus lentement, priaient les porteurs de retourner pour prendre une chose oubliée. Elles ne réalisaient pas le tragique de la situation...
Il était deux heures de l'après-midi à la montre de Tsubakiyama, la seule que nous possédions. Trois heures s'étaient écoulées sans qu'on s'en fût aperçu; et le désastre touchait maintenant à son comble. Depuis quelque temps, le vent soufflait de l'ouest; des flammes de 50 m. de haut bondissaient dans le ciel, puis rabattues par le courant d'air, s'inclinaient vers l'est. Comme le Collège se trouvait en bordure de la ville, la cave à charbon n'était plus sûre. Je décidai le transport des patients vers les champs de patates sur la colline.
Plus facile à dire qu'à faire : la route était étroite, encombrée de débris, et nous devions porter les mourants par-dessus des rocs en pente raide et des murs de pierre. J'en transportai moi-même deux sur mon dos; mais quand j'essayai d'en soulever un troisième, je sentis que toute ma force m'avait abandonné. Mon artère n'avait pas cessé de saigner; j'avais déjà changé trois fois le bandage. L'infirmière-chef m'avertit que je paraissais pâle et défait; mon pouls s'était considérablement affaibli.
[...] Un bébé de deux mois pleurait près de sa mère inanimée; comme le feu s'approchait, je voulus au moins sauver l'enfant, que je transportai en haut et déposai à côté de Hamasaki. Juste à ce moment, la mère gémit : c'était la fin; pourtant Yamada et l'infirmière-chef, ne voulant pas la séparer de son enfant, la transportèrent aussi. L'enfant pleura plus fort... On respirait difficilement car l'oxygène de l'air avait été aspiré par l'explosion, et en revanche l'oxyde de carbone s'était répandu partout. Chacun travaillait en haletant...
De larges gouttes de pluie commencèrent à tomber, des gouttes grosses comme le bout du doigt et toutes noires. Elles paraissaient venir du grand nuage noir et laissaient comme une tache de pétrole, là où elles tombaient. La scène devint plus terrible encore...
Quand je regardai à nouveau la montre de Tsubakiyama, il était quatre heures. Les patients s'allongeaient côte à côte dans les champs sur la colline; les étudiants couraient partout, cherchant un toit. Mais en contrebas, tout n'était que flammes et fumée... On ne pouvait que s'asseoir dans la pluie et regarder l'incendie.
" Il faut se reposer et manger ", dis-je alors. Les infirmières prétendaient qu'elles n'en avaient pas envie. Je les pressai de le faire tout de même, car il faudrait pouvoir tenir des jours et des mois. Elles obéirent donc; une fois rassasiés, nous nous sentîmes plus maîtres de nous, et commençâmes à nous occuper des victimes, les écoutant, les soignant : il fallait bander, recoudre, appliquer de l'iodine, donner de l'eau. Tout ce que nous pûmes sauver de couvertures et de draps fut placé sur les patients, et nous fîmes des éclisses le mieux que nous le pûmes. Soudain, quelqu'un cria : La chambre des spécimens est en feu... Dix années de dur travail qui s'en vont en cendres, pensai-je en moi-même, des photographies irremplaçables.
Un nouveau cri : La radiologie flambe. Fini pour nos instruments ! Nous avions pris tant de temps pour sortir les patients que nous n'avions pu nous occuper ni des spécimens ni des instruments. Tout cela montait vers le ciel en fumée et en flammes... Nous regardions, silencieux.
Le feu gagnait; il dut atteindre la salle des films car avec une sourde explosion, les flammes s'élevèrent encore plus haut, tandis que se déroulait une fumée noire. Je sentis mes genoux faiblir et, murmurant : C'est la fin, je m'affaissai sur le sol. Les infirmières, et même l'infirmière-chef se mirent à pleurer... Le Collège entier flambait. Des professeurs de médecine, six seulement paraissaient avoir échappé; des étudiants et des infirmières, 80 % avaient apparemment péri. Les deux groupes de secours survivants : le mien et un autre à la porte de derrière, ne comptaient pas en tout plus de cinquante personnes environ.
Hommes et équipement, le Collège tout entier était pratiquement détruit. Debout sur la colline, assistant à ses derniers moments, nous nous sentions comme les restes d'une armée anéantie.
Alors, le Dr Okara apporta un grand drap blanc pris dans une des salles. Avec le sang qui me couvrait le visage de la tempe au menton, je dessinai au centre du drap un grand disque rouge. Nous liâmes à une perche de bambou cet étendard du Soleil Levant. Quand nous le dressâmes, une bouffée d'air torride vint l'agiter dans le ciel gris.
L'étudiant Nagaï, manches relevées, un pansement blanc autour du front, porta le drapeau au sommet de la colline au milieu des nuages de fumée noire. Tous nous le suivions en silence. Il était cinq heures de l'après-midi.
Ainsi périt l'Université...

LA NUIT ROUGE

Les professeurs se rendirent en groupe à l'endroit où gisait le Président. Je ne pus retenir mes larmes, en le voyant recroquevillé sous un pardessus dans un coin du champ de patates douces, et fouetté par la pluie. Les membres du corps médical et les étudiants, sous la conduite du professeur Shirabe, couraient çà et là au service des blessés. Je fis rapport au Président sur les derniers événements puis je le quittai; mais j'avais à peine parcouru vingt pas qu'un étourdissement me saisit et je sentis mes jambes m'abandonner. Cela arriva juste à l'endroit où Umezu était couché, veillé par Choro. Lui aussi était tout humide de pluie. Agenouillé, je lui pris le pouls et trouvai qu'il battait beaucoup plus fort que je n'aurais pu l'espérer; j'enlevai alors mon pardessus et l'en recouvris. Je me relevai en titubant, fis encore quelques pas sur la descente, et perdis connaissance.
" Pressez-lui l'artère jugulaire ", s'exclama le Dr Si. Je sentis qu'on me serrait la tempe; graduellement je rouvris les yeux et sur le fond des nuages rougeoyants, j'aperçus les figures anxieuses du Dr Si, de l'infirmière chef, de Miss Kaneko la technicienne [...], tous penchés sur moi.
" Du fil, une agrafe, de la gaze ", cria le docteur. Tandis qu'il enfonçait quelque chose dans la blessure près de mon oreille, je sentis une douleur aiguë. J'entendis le cliquetis métallique; du sang chaud. dégoulina sur mes joues.
" Maintenez serré ! Essuyez ! Encore de la gaze " ordonnait le docteur. La pointe de l'agrafe semblait pincer les fibres mêmes de mes nerfs; de douloureux élancements me parcouraient le corps jusqu'à me crisper les orteils; j'empoignais nerveusement les racines d'herbe que mes doigts rencontraient.
Comme le professeur Shirabe était aussi accouru auprès de moi, le Dr Si lui communiqua quelque chose à voix basse; le professeur me prit le pouls, et je fermai les yeux, prêt au pire.
" Le bout de l'artère a glissé derrière l'os ", dit le docteur. A différentes reprises il me fallut souffrir cette terrible douleur qui me raidissait et me faisait labourer l'herbe de mes doigts. Mais finalement l'opération réussit...
Le visage du professeur perdit son expression soucieuse : Cela va bien, Nagaï, me dit-il en se relevant. Je le remerciai, puis un sentiment de lassitude m'envahit et je perdis à nouveau connaissance.
Quand je me réveillai, le soleil était couché. Sur terre, le feu crépitait infatigablement, et les cieux couverts par un monstrueux nuage noir reflétaient ses terribles rougeoiements. Seule, une petite portion de ciel clair se voyait à l'ouest du Mont Inasa, où luisait le paisible croissant de la lune.
Dans la vallée, au-dessus de la section des tuberculeux, les hommes réunissaient des planches, des plaques, de la paille pour bâtir un hangar, tandis que les femmes cuisaient des citrouilles dans des casques d'acier. L'étudiant Nagaï et Tajima se dirigèrent vers les bureaux de la préfecture pour obtenir des rations d'urgence. Nous étions assis dans le champ, en un petit cercle, autour du feu où cuisaient les citrouilles. Un bien petit cercle : les vies épargnées. Nous nous regardions l'un l'autre, comprenant que nous avions été liés ensemble par quelque obscure destinée, et nous demeurions sans rien dire, nous tenant la main. Des bois obscurs derrière nous, montaient des clameurs pitoyables : Une civière, s'il vous plaît !... Donnez-moi une injection !... D'autres blessés lançaient le nom de leurs amis, d'autres ceux de leurs parents; certaines voix nous semblaient familières; parfois des groupes se mettaient à crier ensemble.
Silencieux pour notre part, nous songions aux sept d'entre nous pour lesquels nous avions abandonné tout espoir : On nous avait dit que Miss Sakita, du département de dermatologie, gisait dans une tranchée la jambe brisée, incapable de se mouvoir. Fujimoto était parvenu de justesse à s'échapper de sous le plancher de l'auditoire et était passé près de nous, en s'appuyant sur un bâton; il avait eu assez de forces pour rentrer chez lui. Les cinq autres infirmières comprenaient notamment Yamashita, Kataoka (affectueusement appelée " la petite pieuvre ") et Tsujita. Si celles-ci avaient gardé une étincelle de vie, elles auraient bien trouvé le moyen de retourner à leurs départements; même aux portes du tombeau, et l'âme ne tenant plus au corps que par un fil, elles seraient revenues en rampant jusqu'à nous... pour mourir. Ainsi étaient-elles... Mais huit heures déjà avaient passé et puisqu'elles n'avaient pas reparu, on ne pouvait plus douter qu'elles eussent péri.
Pour elles, nous priâmes en silence...
Soudain, comme sorti des flammes, un grand homme nu apparut devant nous : M. Nagaï, s'écria-t-il, enfin je vous retrouve.
- M. Seiki ! Vous vivez encore
 ?...
- Je suis le seul, répondit l'arrivant en s'asseyant lourdement.
La pièce de bois toute noircie qui lui avait servi de bâton tomba sur le sol avec un bruit sec. La vue du Professeur Seiki, essoufflé, soulevant les épaules, me fit songer à un grand buffle blessé.
- Venez tout de suite, haleta-t-il. Les étudiants sont mourants. La moitié d'entre eux sont déjà morts. Il faut faire des injections aux survivants. On ne peut les laisser péri comme cela... Ils sont dans un abri du Collège de Pharmacie.
- Bien, professeur, nous y allons avec vous. Mais prenez d'abord quelques citrouilles
 ?
- Je n'ai pas le temps de m'occuper de citrouilles. Cent citrouilles ne sauveront pas ces étudiants. Allons-y tout de suite.
Il se leva difficilement, aidé par Shiro et murmura : Le Collège est fini. C'est incroyable. Et tant de morts...
Le Dr Si, l'infirmière en chef, Hashimoto, Kozasa se levèrent également, portant leur sac de premiers secours.
- Le chemin est terrible, dit le Professeur Seiki. Ce n'est qu'à 300 mètres d'ici, mais pour venir, cela m'a pris une heure. Je reviendrai, Nagaï. J'ai été bien content de vous retrouver. Vous verrez que nous sauverons ces étudiants.
S'appuyant sur l'épaule de l'infirmière-chef, le professeur s'enfonça de nouveau dans le Collège en flammes. Notre groupe passa toute la nuit à soigner les blessés sur la colline derrière la Classe de Médecine fondamentale.
Le Dr Okura, l'infirmière Yamada et ceux qui étaient demeurés avec eux firent de même dans les environs du hangar maintenant achevé. Umezu et moi étions couchés dans le hangar. L'air était silencieux et lourd tous les insectes qui habituellement animaient de leurs cris la nuit d'été avaient été exterminés.
Éclairé par les flammes de l'incendie, guidé par les gémissements, l'héroïque groupe de secours passait de victime en victime, lavant, soignant, bandant, faisant des injections, puis finalement transportant les patients sur la colline. Parfois, les sauveteurs trouvaient le chemin coupé par un rideau de flammes; s'ils prenaient une autre direction, ils rencontraient une barrière infranchissable d'arbres tombés. S'engageant dans la nuit sur un ponceau abîmé, ils tombaient parfois dans le fossé avec leur blessé sur le dos. Leurs pieds saignants les torturaient à chaque pas, car des clous avaient percé les semelles de leurs souliers; leurs genoux étaient tailladés par les éclats de verre et leurs pantalons raidis par le sang séché.
Notre équipe trouva le Professeur Takagi, chef du département de médecine et l'amena au hangar; on y apporta aussi les Professeurs Ishizaki et Matsuo. Tandis que l'abri s'emplissait, les gémissements augmentaient. La fille du Dr Tani, qui avait la responsabilité de la pharmacie, se trouvait là aussi, bien mal arrangée. Un employé d'assurances qui passait demanda qu'on le reçût, puis vinrent deux prisonniers. Durant la nuit, les avions ennemis apparurent deux fois et lancèrent des bombes contenant des tracts. Enfin vers minuit, l'incendie commença à faiblir. Soit que les victimes fussent mortes, désespérées, ou simplement endormies, cris et gémissements avaient cessé à l'extérieur; nul bruit ne se faisait entendre entre le ciel et la terre. Moment solennel à Nagasaki...
Et moment solennel aussi au Palais Impérial de Tokyo où Sa Majesté l'Empereur avait donné l'ordre de capituler.
La deuxième guerre mondiale s'était étendue sur le monde; elle avait fait rage, atteignant une telle violence que personne n'aurait pu en prévoir l'issue. La bombe atomique avait marqué le paroxysme; et tout à coup le rideau tombait sur l'un des conflits les plus sanglants qu'ait connu l'histoire humaine. Moment solennel, en effet. Je regardai le ciel où flottait encore, en des reflets d'apocalypse, le monstrueux nuage radioactif... D'étranges pensées me vinrent à l'esprit : Où irait ce nuage; quel message recélait-il
 ? L'énergie atomique se révélerait-elle dans la suite bienfaisante ou maléfique ? Servirait-elle la cause du droit, ou celle de l'injustice ? En tout cas, un âge nouveau commençait.

LE LENDEMAIN

Quand, le 10 août 1945, le soleil se leva de nouveau derrière le mont Kompira, il n'éclaira plus le magnifique paysage d'une ville prospère dans la verdure, mais le tragique tableau d'une cité écroulée et incendiée. Au lieu d'un district vivant, un fouillis de collines mortes. Sous leurs cheminées renversées, les usines n'offraient plus que ruines; les rues étaient bloquées par l'amoncellement des tuiles cassées et des gravats. De tout un quartier résidentiel, il ne restait que des murs de pierre; les champs étaient dépouillés, les bosquets achevaient de se consumer, les grands arbres avaient été jetés çà et là comme des allumettes.
Scènes de désolation... Rien ne bougeait, pas même un chien ou quelque animal. La Cathédrale catholique qui, vers minuit, avait soudainement pris feu, lançait des flammes rouges vers le ciel comme pour fournir au drame son dernier et suprême tableau.
A l'aurore, nous quittâmes l'abri du Département Médical et commençâmes notre travail parmi les ruines de la Section de Médecine fondamentale. Nous trouvâmes un homme gisant sous une tôle ondulée dans un coin du terrain de sport. C'était le docteur Yamada; il nous apprit comment était morte Miss Tsujita... Nous dirigeant ensuite vers la Section de bactériologie, nous y rencontrâmes, parmi les cendres qui couvraient le site du laboratoire, des amoncellements d'os calcinés : indubitablement les restes des professeurs qui travaillaient là. Nous découvrîmes aussi un squelette féminin; selon mes calculs, là se trouvait la chambre où, au dire de Yamada, Miss Tsujita était morte brûlée. Ce squelette !... Elle ne dirait plus : Vous savez !... avec ce doux petit sourire. En récoltant les ossements pour les placer sur un morceau de papier, je me demandais N'est-ce pas un cauchemar dont je vais me réveiller
 ?
Nous arrivâmes à l'auditoire où la " petite pieuvre " avait assisté à une classe; au milieu des tas de cendres que caressait le soleil, quarante ou cinquante squelettes s'alignaient en rang; parmi ceux-ci, certainement, se trouvait celui de Kataoka, notre " petite pieuvre ". Voilà donc tout ce qui restait de ces étudiants dont la vie avait été si violemment fauchée, tandis que, la plume en main, ils prenaient des notes. Ce matin-là, pourtant, coiffés de leurs bonnets carrés, ils étaient entrés si gaîment à l'école !...
Nos craintes pour les cinq autres infirmières se confirmèrent quand nous découvrîmes leurs cadavres dans le champ de patates; rien d'étonnant à ce qu'elles n'eussent plus répondu ! Yamashita, Yoshida, Inoue devaient avoir été au travail dans le champ quand Hama et Koyanagi s'étaient approchées d'elles, en les saluant de la main; et les trois travailleuses se relevaient probablement pour un geste de réponse quand la bombe les faucha toutes. Elles gisaient là toutes les cinq, les bras au-dessus de la tête, et les deux groupes étaient séparés par un intervalle de quelques mètres.
Les victimes paraissaient si jeunes et si innocentes que l'infirmière-chef ne put se retenir de leur prendre le pouls et de les secouer par les épaules en les appelant par leur nom; mais les cadavres n'ont pas de voix ! Si j'avais su qu'elles devaient mourir si vite, me dis-je à part moi, je ne les aurais jamais grondées
 !... Comme je mettais la main sur les têtes glacées, je remarquai Yamashita... Yamashita la difficile, mais que, pourtant, j'aimais peut-être plus qu'Inoue, toujours si sage. Sa broche en forme de petit chien était encore sur sa poitrine, et ses lèvres sans couleur, étaient souillées de terre... Que pouvait être le projectile, pour avoir d'une seule explosion causé tant de morts et de dégâts ? L'infirmière-chef vint à moi; elle portait un des feuillets lancés la nuit par les avions. Je commençai à lire et, comprenant bientôt, je m'écriai la bombe atomique !
Le choc de la veille me frappa de nouveau... S'ils avaient la bombe atomique, le Japon était battu...
Ainsi, la science avait connu un nouveau triomphe, mais en même temps la défaite de mon pays se révélait inéluctable. En, moi, se heurtaient l'exultation du physicien spécialiste et la douleur du Japonais patriote...
Une tige de bambou gisait sur le sol. Je la heurtai du pied; elle roula plus loin, avec un son creux. Je la saisis alors, la dressai vers le ciel, tandis que des larmes ruisselaient sur mes joues. Un bambou contre la bombe atomique
 !... Comédie trop tragique pour qu'elle pût s'exprimer. Désormais, ce n'était plus une guerre. Autant nous ranger en longues lignes sur les plages pour être tués sans résistance !...
Le feuillet portait le texte que voici :

Au peuple japonais,

Lisez soigneusement ce qui suit
 !
L'Amérique a réussi à inventer une bombe plus puissante que tout autre engin existant jusqu'ici. Celle-ci égale en force à elle seule la charge totale de bombes que pourraient transporter 2.000 énormes B29. Réfléchissez à ce terrible fait, dont nous vous certifions la vérité.
Nous avons commencé à utiliser cette arme au Japon. Si vous en doutez, demandez ce qu'une seule bombe atomique a fait d'Hiroshima.
Avant de détruire par la bombe atomique toutes les ressources militaires qui vous permettent de continuer cette guerre déraisonnable, nous vous demandons d'envoyer tous des pétitions à l'Empereur pour qu'il arrête les hostilités.
Le Président des États-Unis vous a déjà fourni, en un projet de treize articles, les conditions d'une reddition honorable. Nous vous conseillons d'accepter ces conditions et de commencer à bâtir un Japon pacifique, nouveau et meilleur.
Prenez tout de suite les mesures pour arrêter la résistance armée. Sinon, nous n'hésiterons pas à utiliser cette bombe et toute espèce d'armes encore supérieures, pour terminer cette guerre rapidement et irrésistiblement.

La première lecture m'abattit... La seconde me remplit de mépris, la troisième me fit bouillir de rage... Puis je relus encore et mes sentiments changèrent j'eus l'impression que le texte était raisonnable, et du reste absolument réaliste... Le bambou dans la main droite, le feuillet dans la gauche, je retournai à l'abri, où je trouvai le professeur Seiki. Je lui montrai l'appel; il le lut, poussa un étrange grognement et se recoucha sur le sol, pour y rester immobile et silencieux, le regard fixe, pendant presque une heure.
Qu'arrivait-il quand un atome explosait
 ? Cette question occupait mes pensées tandis que je restais couché à côté de ce grand homme dépouillé. Énergie, corpuscules, vagues électro-magnétiques, chaleur, furent les quatre choses auxquelles je songeai d'abord.

Peu à peu, Choro et les autres s'étaient rassemblés autour du Professeur Seiki et avaient engagé une sérieuse discussion.
- Qui aurait bien pu réaliser cela
 ? Compton ? Lawrence ?
- Einstein doit avoir joué un rôle. Et Bohr, avec les autres savants d'Europe réfugiés en Amérique.
- L'Anglais Chadwick, qui découvrit le neutron, et M. et Mme Joliot-Curie auront certainement participé aux travaux.
- Notre isolement scientifique durant ces dernières années nous a laissé ignorer bien des progrès, et bien des noms...
- Ils ont dû mobiliser des milliers de savants, diviser les champs de recherche et travailler avec l'efficience maximum.
- Ce n'est pas de la besogne expérimentale en laboratoire. Extraction, raffinage, analyse, etc. ont dû demander une formidable force industrielle...
- Quel genre d'atome ont-ils utilisé, pensez-vous
 ? L'uranium ?
- Peut-être un élément plus léger
 ? L'aluminium ?
- De petits atomes comme l'aluminium ne donnent que peu d'énergie
 !
- D'accord; mais le minerai d'uranium est rare, et il en faudrait beaucoup.
- Il y en a énormément au Canada...

[Lire ; Le projet Manhattan: Les multiples chemins d'un projet démesuré, extrait des Cahiers de Science & Vie n°7, février 1992, en PDF 3 Mo.]

La conversation continuait sans fin, chacun faisant étalage de ses connaissances sur le sujet...
- Si nous savions tout cela, pourquoi n'a-t-on pas travaillé chez nous
 ?
- On a travaillé. On a commencé des essais pour isoler l'uranium 235. Mais les militaires décidèrent que cela coûtait cher !
- C'est stupide
 !
- Rien ne sert de gémir sur le passé. C'est le sort des sages qui se laissent conduire par des fous.
- En tout cas, conclut le groupe, c'est une fameuse réussite !
Ainsi donc, spécialistes et chercheurs, nous étions nous-mêmes les victimes de la bombe; nous lui avions servi de cobayes et nous nous trouvions maintenant en bonne position pour observer ses effets ultérieurs sur les victimes.
Sous la douleur, la colère, et le mordant regret de la défaite, voici que renaissait dans nos coeurs un profond désir de chercher la vérité. Parmi les ruines de la ville dévastée revivait en nous peu à peu la passion scientifique. [...]

RÉFLEXIONS SUR UN MASSACRE

- Docteur, ne pensez-vous pas que j'ai avalé du gaz
 ? Je me sens si drôle et si vacillant...
- Docteur, ce doit être ce souffle de l'explosion
 ? Je suis malade et ne puis me lever...
- Docteur, j'ai été enseveli vivant, mais nullement blessé. Pourtant, aujourd'hui, j'ai l'impression que je vais mourir...
Ainsi me parlaient les victimes; réfugiées dans l'ombre des murs de pierre, dans les coins des bâtiments ruinés, elles ne pouvaient se mouvoir. Moi-même, dans mes tournées, je ressentais des symptômes analogues... une sorte de « mal de mer » ; langueur dans tout le corps, mal de tête, nausée, vomissements, étourdissements, faiblesse...
Quand je faisais jadis des expériences sur le radium, j'avais déjà éprouvé tout cela, pour être resté trop longtemps exposé aux rayons gamma. La maladie n'avait donc rien à voir avec les gaz et le souffle; elle provenait des rayons X, qui traversent non seulement le bois, mais le béton des maisons.
Je connaissais les effets des rayons gamma et des neutrons. Je savais aussi que ces effets ne se révélaient qu'après une période d'incubation; l'incapacité où je me trouvais de les prévoir exactement me laissait inquiet : Ainsi, me disais-je, voici qu'une nouvelle sorte de maladie a été créée par l'homme même...
La journée se passa à soigner les malades et à les mettre à l'abri. Le nuage atomique avait disparu vers l'est, et de nouveau le soleil d'été brûlait les cendres chaudes d'Urakami. On se serait cru dans une fournaise... Ceux qui s'étaient enfuis sur les collines, échappant tout juste à la mort, y trouvèrent en bien des cas leur dernier repos. Ils gisaient sous des rochers, des buissons, incapables de se mouvoir désormais. Les uns avaient déjà trépassé; les autres criaient pour avoir de l'eau, d'autres gémissaient. Comme ils s'étaient dispersés au hasard, nul moyen de rechercher une personne déterminée selon un plan préconçu; on ne pouvait que crier,... et rejoindre ceux qui répondaient. Sur le mont Kompira seul, gisaient des centaines, certains disaient des milliers, de victimes. En tout cas, le nombre total des blessés était extraordinaire. Les départements de la Santé publique dans la Préfecture et la Cité, l'Association des Médecins et la police collaborèrent pour établir un service de secours méthodique et efficient; les Associations de jeunesse du voisinage furent mises en branle. L'Hôpital Naval d'Omura envoya immédiatement un détachement sous le commandement du Dr Yasuyama, son directeur; et un autre détachement arriva de l'Hôpital militaire de Kurume. Que notre Collège, considéré depuis toujours comme la première force de secours de la région, fût obligé de demander de l'aide, personne ne l'eût jamais imaginé ! Cette pensée nous chavirait le coeur !
Cependant, le professeur Koyano, malgré la destruction de sa maison et les blessures de sa famille, avait pris la tête du Collège, comme Président faisant fonction. Le professeur Shirabe, qui avait perdu deux de ses fils, se prodiguait pour les victimes, insouciant des cadavres tant aimés. La plupart des autres professeurs et étudiants, oubliant leur propre malheur, s'occupaient de retrouver les manquants et de mettre de l'ordre dans la confusion. Le président Tsuno-o et le professeur Takagi, gisant dans l'abri humide, continuaient, malgré l'altération progressive de leur état, à donner des ordres. Le professeur Yamane, grièvement blessé lui aussi, avait été transporté près d'eux. D'ailleurs, dès qu'une place devenait libre dans cet abri, des blessés nouveaux l'occupaient. Des avions ennemis passaient... Une seconde bombe eût été la fin de tout. C'est à peine si nos nerfs résistaient encore quand, au moindre bruit de moteur, nous courions nous mettre à couvert.
Nous enterrâmes beaucoup de morts, traitâmes encore plus de blessés; et nous pûmes, après cette expérience, grouper nos observations sur les ravages de la bombe atomique.
Les blessures directes venaient des éléments de l'explosion
 : souffle, chaleur, rayons gamma, neutrons, fragments de bombe incandescents. Les dommages indirects étaient causés par l'écroulement des maisons, la projection des objets, le feu, et la radioactivité des choses et des hommes; c'est dans cette deuxième catégorie qu'il fallait classer la folie temporaire. Dans le cas de la bombe atomique, les ravages par fragments de bombe étaient insignifiants en comparaison des effets de la radioactivité; ceux-ci devaient se prolonger en vertu du phénomène de rémanence.
La pression tout d'abord fut telle que, dans un rayon d'un kilomètre, tout être humain qui se trouvait à l'extérieur ou dans un local ouvert mourut sur le coup ou en quelques minutes. A 500 mètres de l'explosion, une mère fut trouvée le ventre ouvert, son futur bébé entre les jambes; beaucoup de cadavres perdaient leurs entrailles. A 700 mètres des têtes furent arrachées, tandis que parfois les yeux avaient sauté des orbites. Certains cadavres, par suite d'hémorragies internes, étaient blancs comme une feuille de papier, et des crânes fracturés laissaient suinter le sang par les oreilles.
La chaleur avait été effroyable
 : à 500 mètres les visages étaient si abîmés qu'on ne pouvait les reconnaître. A un kilomètre, les brûlures atomiques avaient lacéré la peau qui pendait en lambeaux, la colorant en brun-rouge et découvrant la chair saignante. La première impression n'avait pas été, semble-t-il, celle de chaleur, mais de douleur intense, suivie d'un froid extrême. La peau soulevée était fragile et s'enlevait facilement. La plupart des victimes mouraient rapidement.
A une distance de un à trois kilomètres, on ne subissait plus que des brûlures ordinaires; les blessés ne sentaient pas tous la chaleur dès l'abord; la sensation d'extrême chaleur et de douleur ne venait que plus tard, quand après une heure ou plus, la peau rougissait et se couvrait d'ampoules. Mais les effets ultérieurs de ces brûlures restaient au moment même impossibles à prévoir.
Les fragments de bombe variaient en volume d'une bille à une tête d'enfant. Ils répandaient une lumière d'un blanc verdâtre et tombaient en sifflant, causant des blessures extrêmement sérieuses.
Quant aux cas d'écrasement sous les ruines, de blessure par les débris, de mort par le feu, ils ressemblaient aux cas similaires des raids habituels.
Les radiations produisaient, outre une faiblesse générale, la diminution des sécrétions, salivaire, urinaire, etc...
Dans l'abri étroit, morts et blessés étaient étendus côte à côte. Les survivants ne pouvaient faire un mouvement. Quand un patient cessait de gémir, c'est qu'il avait trépassé... La discussion sur l'atome, sur la classification des victimes avait continué jusqu'au soir, laissant chacun épuisé. Dans l'obscurité redevenue silencieuse, l'eau qui s'égouttait du plafond semblait rythmer la fuite du temps... Les scènes horribles vues depuis la veille hantaient tous les esprits et la pensée oscillait entre le sommeil et la conscience. Vers minuit, l'infirmière-chef qui était couchée à côté de moi, me prit aux épaules en gémissant : Oyanagi, Oyanagi... C'était le nom d'une des infirmières mortes la veille...
A l'aurore du 11 août, tandis qu'il faisait encore frais, tous les patients furent transportés à l'hôpital militaire, et l'on nous licencia. Ayant remis les vivants en bonnes mains, nous passâmes la journée à brûler les morts et à chercher les manquants. Tandis que les flammes rouges montaient des bûchers, les gens, par groupes de deux ou trois, regardaient silencieux.
Nous enterrâmes Yamashita et les quatre autres infirmières. Il ne paraissait pas juste de s'en séparer aussi simplement, sans cérémonie. Nous plaçâmes donc sur leurs tombes des plaques de bois portant leurs noms, mais nous n'avions pas de fleurs à leur offrir.
Arrivés à l'annonce du désastre, les pères et les frères des étudiants et des infirmières erraient çà et là, criant le nom des disparus, s'élançant vers des inconnus qui, de dos, ressemblaient à des êtres chers, éclatant en sanglots quand ils rencontraient un condisciple de leurs proches. Tandis que je me joignais à leur vaine recherche, et partageais leurs larmes, le spectacle était si affreux que les mots ne peuvent l'exprimer...
La plupart des chercheurs n'arrivaient même pas à découvrir les corps; apprenant que leurs morts devaient s'être trouvés dans tel ou tel bâtiment ou classe au moment du sinistre, ils cherchaient parmi les cadavres ou les ossements alignés. Même lorsqu'ils croyaient reconnaître la dépouille, le visage en était si abîmé que le nom brodé dans le pardessus fournissait la seule identification décisive. Et même après cette reconnaissance, ils ne pouvaient que rester près du mort, incapables de verser des larmes.

CE JOUR OÙ J'AI PERDU LA MOITIÉ DE MON COEUR

J'avais quitté depuis trois ans l'Université quand j'épousai Midori.
Mon salaire mensuel à cette époque ne dépassait pas 40 yen. C'était durant l'affaire de Mandchourie; l'on vivait à bon marché; pourtant ce devait être dur, pour ma femme, de s'en sortir avec 40 yen. Jamais cependant je ne l'entendis murmurer ou se plaindre.
Je n'eus jamais de quoi lui acheter un kimono neuf; jamais nous n'allions au théâtre ou au restaurant. Notre unique récréation consistait, une fois par an, en quelques heures de congé à la mer. Jour après jour, je restais enfermé jusque bien tard dans mon laboratoire, tandis qu'elle s'occupait de la maison. Sept ans durant, nous vécûmes ainsi.
[...] Quand je devins professeur adjoint, mon salaire fut élevé à 100 yen. Grand soulagement pour ma femme; sans cela, nous aurions été bien embarrassés, car notre fils avait atteint l'âge d'école. Ce surplus, d'ailleurs, ne suffisait pas encore à nous procurer le " luxe " d'un billet de théâtre de temps à autre...

Cinq années passèrent. Mes longues recherches dans le dangereux domaine des rayons X finirent par altérer ma santé; je contractai une leucémie. Quand j'appris cette nouvelle, et qu'il ne me restait que peu d'années à vivre, je confiai tout à Midori, lui demandant ce qu'elle pensait faire. Elle reçut ma terrible confidence sans sourciller, et j'en fus extrêmement heureux : c'était bien ce que j'avais attendu. Elle me dit : Depuis longtemps, j'avais prévu cela.
Et je pensai : C'est bien. Après ma mort, une femme aussi courageuse élèvera parfaitement mes enfants; ils reprendront alors mes recherches... Je puis m'absorber dans mon travail sans m'inquiéter de l'avenir...
Après cette entrevue décisive, Midori prit soin de moi avec une tendresse redoublée. Mais mon état s'altérait de plus en plus. Quand sonnaient les alertes aériennes, il m'arrivait de chanceler sous le casque d'acier. Une fois même, elle dut me transporter sur son dos à l'endroit de mon travail...
Le 8 août au matin, Midori prit congé de moi avec son large sourire habituel... Mais après avoir fait quelques pas, je remarquai que j'avais oublié d'emporter mon lunch. Je revins à l'improviste et, je trouvai mon épouse dans le hall, essayant d'étouffer ses larmes. Ce fut là tout notre adieu. Cette nuit même, je demeurai au Collège où j'étais de service. Au matin du 9, éclatait la bombe atomique et je fus touché. Comme un éclair, le visage de Midori se présenta à mon esprit. Mais j'étais très occupé avec les blessés; et cinq heures plus tard une hémorragie me terrassa...
J'eus alors le pressentiment de la mort de Midori elle n'était pas venue me chercher; pourtant, de la maison au Collège, il n'y avait qu'un kilomètre. Même en se traînant, en rampant, il ne fallait pas cinq heures pour couvrir cette distance. Et je le savais : une femme pareille, même blessée, aussi longtemps qu'eût subsisté en elle une étincelle de vie, eût essayé de me rejoindre.
Le troisième jour au soir, les grosses besognes achevées, je rentrai donc chez moi. La maison n'était plus qu'un tas de cendres. Dans ce qui avait été la cuisine, tout de suite, je découvris quelques débris encore chauds, et complètement calcinés : tout ce qui me restait de Midori; mais tout près brillait la chaîne de son Rosaire, et sa petite croix.
Autour de notre maison, tous les voisins étaient morts aussi. Des os pareillement noircis étaient visibles parmi les cendres, dans la lumière du soleil couchant.
Pour abriter les restes de ma femme, je ne pus trouver qu'un seau rongé par le feu; c'est ainsi que je les portai au cimetière, en les serrant sur mon coeur.
Étrange destinée : J'avais tant cru que ce serait Midori qui me conduirait au tombeau... Maintenant ses pauvres restes reposaient dans mes bras... Sa voix semblait murmurer : pardonne, pardonne.

Le poste de secours de Mitsuyama

JUSQU'A L'ASSOMPTION

Au nord de Nagasaki, un groupe de montagnes couvertes de verdure se détache sur le ciel bleu. La carte les appelle Kuradake, mais les habitants les nomment plus simplement Mitsuyama, les trois montagnes. Dans la vallée, par delà ces sommets, se trouve une source minérale, réputée de toute antiquité pour guérir les brûlures. Cette source "attirait de nombreux malades et on avait bâti là, voici vingt ans, une auberge pour les accueillir. Nous pensâmes que ses eaux seraient encore le meilleur moyen de guérir nos milliers de brûlés, et un poste de secours fut donc établi à Koba.
Le 12 août, portant sur la poitrine des boîtes qui contenaient les os de nos morts, nous quittâmes Urakami pour Koba. Laissant derrière nous un paysage dépouillé, calciné, nous nous trouvions entourés d'arbres verts, de feuillages; la fraîche brise des montagnes rafraîchissait nos corps épuisés, ravivait nos esprits abattus. De temps en temps, nous nous arrêtions pour respirer à fond, nettoyant nos poumons des poussières et des saletés de l'incendie et du carnage. Chaque bouffée d'air nous donnait le sentiment d'une purification.
A Fujino-o, section de Koba, nous louâmes une maison pour la transformer en poste de secours. Mais tout d'abord, nous nous rendîmes dans la forêt qui s'étendait en face de ce bâtiment : un ruisseau clair et frais y coulait. Ayant laissé nos vêtements sur les rochers et sur les arbres, nous nous étendîmes dans l'eau; les flots nous servaient de matelas et les rocs de coussins. Regardées de bas en haut, les rives semblaient monter à pic, les arbres croisaient leurs branches au-dessus de nous... Les cigales exécutaient leur symphonie estivale et, dans l'étroite bande de ciel bleu qui s'étirait sur nos têtes, des nuages blancs voguaient paresseusement. Qu'il fait bon vivre, pensais-je en moi-même. Je me rappelai un poème que j'avais composé au front : Aujourd'hui encore j'ai survécu; et dans mes mains, d'autant plus, la vie apparaît précieuse... Ces phrases, je les répétai plusieurs fois.
En m'essuyant, je découvris avec surprise que tout le côté droit de mon corps était couvert d'innombrables petites coupures causées par des éclats de verre; maintenant j'en prenais conscience, et chacune me faisait mal. Je lavai mes habits tachés de sang, les étendis sur le rocher et, tout en attendant qu'ils sèchent, m'en allai dormir sous un arbre. C'était la première fois depuis l'explosion que je faisais un bon somme. En me réveillant, je trouvai les infirmières endormies elles aussi; elles devaient être terriblement fatiguées.
Le soir, de maison en maison, nous [...] visiter les malades. D'abord, Okamurasan, chef du groupe de quartier de Koba : nous le trouvâmes au lit, sérieusement atteint. Il nous dit qu'il était difficile de savoir combien de blessés contenait chaque maison. De fait, lorsque nous entrâmes chez Takamisan, un gros fermier du village, sa femme nous affirma que plus de cent citadins s'étaient réfugiés chez eux. Tout en essuyant la sueur qui, coulait de son front, elle coupait en tranches une rangée de citrouilles... Beaucoup de blessés, notamment des religieuses bouddhistes du monastère de Junshin, gisaient sous des moustiquaires. Ils mouraient du reste l'un après l'autre, et le fermier était une fois de plus sorti pour creuser des tombes. Les blessés avaient été amenés tels quels d'Urakami; on n'avait pas touché à leurs plaies, encore enveloppées des loques qu'on avait pu trouver au début. Aussi maintes blessures suppuraient-elles déjà; quand on enlevait les bandages improvisés, le pus s'écoulait avec une odeur nauséabonde. En débridant les plaies, nous trouvions presque toujours du verre, des éclats de bois, des parcelles de béton. Nous lavâmes les blessures, un peu cruellement, mais efficacement, à la créosote. Tout endurcis que nous étions, nous ne pouvions nous empêcher de frissonner à cette vue.
Comme chaque victime avait pour le moins dix à vingt plaies, les soigner n'était pas facile. On passait beaucoup de temps sur chacun de ces malheureux, à laver, nettoyer, coudre, arranger, bander. Le record fut de cent-dix plaies sur la même personne !...
Les brûlures, elles aussi, étaient sérieuses, affectant surtout les bras, la poitrine, la figure; de grandes plaques de peau s'étaient détachées, découvrant la chair vive. Les visages avaient gonflé monstrueusement, rendant la parole très difficile. Les brûlures qu'on avait, selon les instructions, soignées à l'huile, se présentaient dans de bonnes conditions, mais en beaucoup de cas, on avait employé des patates écrasées, des pelures de citrouille ou même de la terre, et l'infection était affreuse. Nous désinfections et apprenions aux patients à appliquer des compresses trempées dans l'eau des sources.
D'une maison à l'autre, à travers les champs, la présence de moustiquaires nous indiquaient les victimes; et nous puisions un nouveau courage dans la pensée qu'on nous attendait.
A dix heures du soir, nous avions visité toutes les maisons d'Inutsugi et rentrions à Fujino-o par le sentier de montagne [...]
Le 13 août se leva, clair et chaud. Après nous être lavés dans le ruisseau, nous descendîmes à Rokumaiita, dans le dessein de visiter ce village, ainsi que Toppomizu, Akamizu et Odorize. C'était un tour d'environ huit kilomètres et nous avions espéré en finir avec Rokumai-ita dès avant le déjeuner. En fait, nous y trouvâmes beaucoup plus de blessés que nous le pensions et la nouvelle de notre arrivée en fit affluer d'autres : nous n'eûmes pas fini avant dix heures.
Mais on nous avait préparé à déjeuner chez le fermier Matsushita, et ce fut une joyeuse surprise lorsque, nos mains à peine lavées, nous pénétrâmes dans la maison. Assis sur la natte, servi de riz neigeux et fumant, je songeai une fois de plus : quel curieux sentiment que d'être encore vivant ! Les larmes m'en venaient aux yeux.
Mangez autant qu'il vous plaira, nous avait aimablement dit notre hôte. Tous les villages ont besoin de vous et nous ne pouvons vous laisser affamés. Mangez pour tenir jusqu'au soir... Nous ne nous fîmes pas prier; puis, tout regaillardis, nous reprîmes notre route...
Nous venions de finir Akamizu quand se fit entendre un formidable bruit de moteur. En hâte, l'on s'entassa l'un sur l'autre à l'ombre des rochers. Une explosion atomique eût été la fin et je priais qu'elle ne se produisît pas. Les bombes ordinaires, les rafales de mitrailleuses, nous connaissions cela; avec un peu de prudence on pouvait y échapper. Mais, pour la bombe atomique, on ne savait ni où ni quand elle viendrait, ni comment s'en préserver... Quoi d'étonnant si nous nous sentions nerveux et tremblants
 ?...
Le grondement, enfin, s'éteignit; regagnant la route, nous avançâmes à la file indienne, prenant bien garde de ne pas projeter, sur la route blanche, nos ombres noires et mouvantes. Nous n'avions plus ni maison, ni possessions, ni famille; nous allions de village en village dans l'accoutrement misérable que nous avions parmi les ruines... Qui eût cru que nous étions un groupe de docteurs, de professeurs, d'assistants, d'élèves d'une Faculté de médecine
 ?
Les uns avaient autour de la tête des bandages que perçait un sang tout frais; d'autres clopinaient sur une jambe blessée; d'autres, touchés à la poitrine, respiraient péniblement; ceux-ci étaient d'une pâleur de cendre, car la radioactivité avait affecté leur sang; ceux-là tâtonnaient sur la route, ayant perdu leurs lunettes...
Mais nous avancions, nous soutenant sur des bâtons ou sur l'épaule d'un voisin ; nous donnant la main fraternellement, nous avancions. Les uns portaient aux pieds des souliers déchirés, d'autres des pantoufles, ou des gettas de bois (Socques de bois, traditionnelles au Japon), ou des bottes de caoutchouc. Le sang séché couvrait les pantalons déchirés et les chemises en lambeaux. Les uns se protégeaient la tête avec un essuie-main, un mouchoir, tandis que leurs voisins avaient des casques. Nos têtes et nos épaules étaient couvertes d'herbes pour servir de camouflage contre les avions.
- Nous en faisons un, de tableau, soupira Choro.
Nous ressemblions en effet à une armée en déroute. Mais nous restions animés du désir de la vérité et du service. Sous le soleil écrasant, sous le grondement des avions ennemis, nous allions à la recherche des blessés, animés de l'élan professionnel. Aider les hommes, c'était ce qu'il fallait; car nous restions un Collège Médical
 ! Mais aussi c'était pour la recherche de la vérité que nous avions vécu : voici que s'offrait à nous un champ d'observation absolument neuf; le négliger eût été non seulement cruauté envers les hommes mais faute envers la science.
J'avais commencé à ressentir les symptômes de la maladie atomique; je savais qu'en m'épuisant comme je le faisais, je serais bientôt mort ou du moins sérieusement malade. Nous n'avions nul instrument d'expérimentation; nous ne possédions même pas de papier ou de crayon. Seulement quelques scalpels, des pinces, des aiguilles, avec une réserve de désinfectants et de bandages que nous portions dans des sacs à provision. Mais nous gardions nos têtes, nos yeux, nos mains, et la volonté de faire quelque chose.
- Des avions
 ! Tous par terre !
Nous nous jetions sur l'herbe poussiéreuse. Des fourmis circulaient sur les tiges que touchaient nos visages...
- Ils sont partis ! En avant !
On se relevait en titubant et l'on se hâtait, sous les feux du soleil.
- Encore un avion
 ! Un chasseur ! Tous sous les rochers ! En vitesse !
- Ne cassez pas les bouteilles de médicaments
 ! Nous n'en avons pas d'autres.
S'abriter des avions, courir pour rattraper le temps perdu, puis se reposer épuisés sous des arbres, regarder sa montre et repartir, surpris de l'heure avancée... ce fut toute notre journée. Le tour des villages dura plus longtemps que nous l'avions prévu. Nos pieds nous torturaient à chaque pas et le soir, nous étions physiquement et moralement à bout.
Il y avait cinq fois plus de patients qu'on l'avait pensé; il y en avait dans chaque maison. Beaucoup n'étaient pour leurs hôtes que des inconnus; mais comme ils étaient venus s'écrouler sur place, incapables de se mouvoir, on les soignait du mieux qu'on pouvait. D'autres gisaient dans les bosquets de bambous, sur des nattes... Nous fûmes bientôt à court de bandages : l'infirmière-chef et Tsubakiyama durent s'imposer une heure de route étouffante jusqu'au Collège, pour refaire nos provisions. Au moment où elles nous quittaient, nous nous dîmes, mi-sérieux, mi-moqueurs : S'il y a encore une explosion, ce sera adieu pour de bon !...
Mais le soir, elles rentraient, vivantes, joyeuses, avec leurs sacs. L'infirmière Oishi arrivait avec elles. Le matin du 9 août, avant l'explosion, apprenant que son frère avait été tué au combat, elle était retournée à la maison. Le lendemain, informée de la destruction du Collège, elle revenait en toute hâte de Kita Matsuura, un voyage de dix heures en train, pour offrir ses services. Je voulais au moins retrouver vos restes, nous dit-elle en pleurant. L'arrivée de cette jeune fille vigoureuse et énergique nous réconforta : à dix heures du soir, nous pûmes achever la besogne et retourner à Fujino-o. Autour du feu, tout en faisant bouillir des patates et des citrouilles, nous discutâmes des symptômes de la maladie atomique : des troubles digestifs étaient maintenant apparus, herpès purulents de la bouche, stomatites... Tout en jetant du bois dans la flamme et des arguments dans le débat, nous nous trouvâmes vite devant un souper fumant.

14 AOUT 1945

Ce jour, sur un circuit de neuf kilomètres, quatre villages étaient à visiter : Azebetto, Kawadoko, Tobita et Kotani. La route serpentait par monts et par vaux; parfois, nous regardions telle maison solitaire au sommet d'une montagne et nous hésitions à y grimper. Mais songeant au service à rendre, à l'enquête à faire, nous empoignions nos bâtons et, pas à pas, avions raison de la pente.
Les familles nous accueillaient avec joie et gratitude. Les malades se sentaient mieux dès l'arrivée des docteurs, et déjà ils défaisaient leurs bandages. On entendait couper des concombres dans la cuisine; nos hôtes préparaient le thé...
Le soir, nous étions accablés de faim, de fatigue, de douleur. Nous retournâmes deux par deux, nous tenant la main en silence, tandis que la lune brillait dans le ciel.
- Le jour s'achève mais le chemin est encore long, murmura le Professeur Seiki... Juste à ce moment, j'éprouvai une crampe au pied droit et m'écroulai tandis que tous se précipitaient pour me masser...
La lune disparut et l'obscurité nous enveloppa. On ne voyait personne; Fujino-o était encore à trois kilomètres... Après environ une demi-heure, les muscles de ma jambe se relâchèrent; appuyé sur l'épaule de Petite Fève, j'arrivai à marcher; mais après environ un kilomètre, c'est elle qui tomba en pâmoison. Petit Tonneau et Oishi durent la soutenir en mettant ses bras sur leurs épaules tandis que Choro me portait sur son dos.
Finalement, nous atteignîmes la maison de Takamisan, où nous fîmes halte. La maîtresse de maison, désolée de nous voir si attardés, prépara un souper; nous étions trop affamés pour protester; nous dévorions le riz et les citrouilles, les patates et les prunes, nous étouffant en mangeant comme des chiens faméliques...

15 AOUT 1945.

Pour fêter l'Assomption, on célébra la messe à l'église de Koba. Néanmoins, le ronflement des moteurs ennemis obligea à l'interrompre; en hâte, le Père Shimizu transporta la Sainte Hostie dans l'abri derrière l'église.
Après la cérémonie, nous recommençâmes le tour des malades d'Inutsugi. Nos patients continuaient à mourir, tandis que l'afflux des nouveaux cas était plutôt en régression. Nous avions d'ailleurs l'impression de toucher la limite de nos forces; l'on aurait pu se demander si nous n'étions pas nous-mêmes les cas les plus sérieux. Les patients, au moins, s'exprimaient sans peine; mais nous, pour articuler les plus simples réponses, il nous fallait réfléchir... C'est la guerre; on ne peut céder maintenant, pensions-nous. Choro, qui nous avait quittés ce matin-là pour aller chercher du ravitaillement au quartier général du Collège, revint tôt dans la soirée; il était manifestement ému. Le sac de riz, le paquet de farine de haricots et les conserves qu'il apportait furent bienvenus; mais quelles nouvelles il nous communiqua :
- Il semble que la guerre soit finie, dit-il.
- Finie
 ? Comment cela !
- Reddition sans conditions. Acceptation totale de la déclaration de Potsdam.
Un lourd silence tomba, que je rompis :
- C'est impossible !
- La ville est sens dessus dessous. Certains l'affirment, d'autres le nient. Il y a eu une émission spéciale de la radio à midi. Difficile à prendre... mais le mot " Nous ", réservé à l'empereur, a été perçu plusieurs fois, et beaucoup croient que le souverain a parlé lui-même. Par contre, les gendarmes ont fait le tour de la ville en camion, criant que tout cela, c'est de la propagande ennemie, et qu'il faut n'en rien croire. Ils hurlaient : nous combattrons jusqu'à la fin, même sur notre sol, et des choses pareilles. Personne n'est sûr. Des gens ont été battus pour avoir dit : la guerre est finie...
Le silence retomba morose. Était-ce vrai
 ? Non, ce ne pouvait être vrai ! Encore un faux bruit !... Mais peut-être tout de même ? Dans ma tête, les questions menaient leur sarabande. De nouveau, il fut dix heures du soir et la besogne s'acheva, mais le souper, composé des conserves de Choro, nous parut insipide.

APRÈS L'ASSOMPTION

16 AOUT 1945.

" Pas de doute, c'est une bombe à retardement, une bombe atomique à retardement. Dans une minute, elle va sauter... je l'entends... ou peut-être dans cinq minutes... Mais personne ne sait qu'elle est tombée ici... Moi seul
 !... Je dois la détruire ". Comme j'ai un bambou en main, je cogne... A côté de moi, il y a toute une série de javelines; l'une après l'autre, je les lance. Je me désespère, je transpire... Elle va exploser... Je le sais ! Voici le fracas, l'éclair,... la lueur sur mon visage. Je m'écrie : " Elle m'a eu !
- Docteur, Docteur, qu'y a-t-il
 ?
L'infirmière-chef est penchée sur moi; Petite Fève vient d'ouvrir les volets... le soleil me tape dans les yeux...
- Vous avez la fièvre, dit l'infirmière-chef, m'épongeant le front de son essuie-main. J'essaie de me lever, je me sens tout étourdi, et j'éprouve une forte douleur dans la jambe droite. Impossible de la bouger.
- Rien d'étonnant ! Toutes vos plaies sont infectées et suppurent, fit l'infirmière-chef en m'examinant. Pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt
 ?
- C'est la guerre, répondis-je avec une fausse fierté; mais je ne pouvais me redresser. Après m'avoir soigné et donné une injection, les autres s'en allèrent à Kawabira. Tsubakiyama s'en fut aux nouvelles à la ville. Je restais donc seul, assoupi et gémissant...
- Docteur, fit soudain une voix.
Tsubakiyama était revenue. D'un air triste, elle me tendit un journal; je le pris et un regard me suffit. C'étaient bien les titres que, pendant des années, nous avions redouté de lire : Une décision impériale met fin à la guerre. Le Japon battu. J'éclatai en sanglots; pendant vingt minutes, une demi-heure, je pleurai comme un enfant; même toutes larmes versées, les sanglots n'arrêtaient pas. Tsubakiyama et moi nous gisions sur le sol, les épaules secouées.
Tôt dans la soirée, ceux qui étaient partis en tournée revinrent et en les voyant, je me remis à pleurer. Nous pleurions tous ensemble, nous tenant par la main; nous pleurions tandis que se couchait le soleil, que la lune montait à l'horizon. Ni souper ni thé. Pas une pensée, pas un mot. Nos esprits étaient noyés dans un océan de peine. L'épuisement seul nous fit glisser dans le sommeil.

17 AOUT 1945

" Les monts et les fleuves demeurent, bien que les empires périssent ». En ouvrant les volets, nous revîmes les trois montagnes se profilant sur le ciel aussi tranquillement que de coutume, insouciantes des nuages qui voguaient au-dessus d'elles. A ce moment, toutes choses pour nous ne valaient pas un flocon de neige. Notre foi dans l'inviolabilité de l'Empire s'était écroulée en un instant. Dans le ciel d'été, les avions américains planaient vainqueurs. Ils passaient très bas, examinant le pays à l'aise. Un B29 apparut, disparut, sa gigantesque carlingue touchant presque les trois cimes.
La guerre était finie et nous l'avions perdue. Nous décidâmes de ne rien faire ce jour-là; après le déjeuner, nous restâmes étendus sur nos nattes, regardant les nuages, les collines, les avions. Verres et assiettes étaient restés abandonnés autour du foyer. Nous n'avions pas envie de faire quoi que ce soit...
Un homme vint nous demander d'aller voir un malade !... Nous étions battus; que comptait un malade, quand cent millions d'hommes étaient en train de pleurer. Peu importait un ou deux blessés; leur salut ne changerait rien au destin de notre pays. Nous renvoyâmes l'homme... Il s'en alla, découragé; je le regardais traverser le champ devant la maison; soudain mes sentiments changèrent : Faites-le revenir, dis-je à Petite Fève. Sauver les vies humaines, voilà ce qui importait ! Le pays était vaincu mais les blessés vivaient encore. La guerre était finie, mais nous restions une équipe de secours. Le Japon avait péri, mais la médecine demeurait. Là était notre travail et notre devoir : veiller sur la santé et la vie des personnes, indépendamment du sort de l'État. Le Japon en était arrivé là pour n'avoir pas assez estimé la vie individuelle... Respecter cette vie pouvait être, je commençais à le percevoir, le début d'une nouvelle vue sur le monde.
Ces gens à qui l'on avait fait croire que leur pays pouvait gagner la guerre avaient été en réalité frappés de telle façon qu'il la perdît; ils étaient sûrement les plus désespérés;... or moi, moi, je pouvais leur apporter soulagement et réconfort. C'était à moi d'aller à eux - je me levai, tout vacillant, les autres m'imitèrent; notre courage nous revint; la détermination de continuer notre travail nous donna force et joie.
Ce n'était plus au nom de la guerre qu'on nous poussait à agir. Nous y allions en toute spontanéité, sentant qu'il nous incombait de sauver la vie de nos compatriotes. Nous étions épuisés physiquement ; mais, spirituellement, nous nous sentions forts.
Des chasseurs à l'étoile blanche nous survolaient; mais, aujourd'hui rien ne s'ensuivrait. Nous marchions en groupes le long des routes; à chaque passage, un étrange sentiment nous saisissait, de ne pas avoir à courir, à nous cacher.

18 AOUT 1945.

La rumeur se répandit que les troupes alliées débarquaient et que femmes et enfants devaient être évacués dans les collines. Spectacle triste et ridicule à la fois, de voir des Japonais affolés fuir avec leurs biens, abandonnant leur ville et leur maison pour une destination incertaine. Durant plusieurs semaines, le désordre consécutif à la capitulation se manifesta de différentes façons. Mais comme nous avions perdu toutes nos propriétés et ne gardions pour nous que des malades et des blessés, nous continuâmes tranquillement notre besogne. Notre souffrance intérieure était profonde et lourde. Notre Japon, symbolisé par le Fuji qui perce les nuages dans la lumière du soleil levant, notre Japon avait péri. Notre peuple était écrasé au fond de l'abîme; il ne lui restait qu'à vivre dans la honte; bienheureux ceux de nos amis que la bombe atomique avait fauchés. Chaque soir, après le dîner, en plein air sous les rayons de lune ou, quand il pleuvait, autour du foyer, nous nous parlions du fond du coeur, entamant parfois de chaudes discussions Que ferons-nous dans l'avenir
 ? C'est autour de ce problème que tournaient les conversations. Mais durant la journée, nous ne pensions qu'aux malades, et ne nous occupions de rien d'autre...

Progressivement, la terrible maladie atomique apparut chez nos patients, chez des réfugiés qui, jusqu'alors, avaient semblé parfaitement indemnes, et parmi nous. Certains symptômes nous étaient familiers par nos expériences intérieures, et leur présence, en confirmant nos théories, nous rendait presque fiers. Mais d'autres caractères étaient inattendus, et nous ne savions comment les soigner... Entre-temps, la Station de Mitsuyama continuait son travail, elle ne ferma que le 8 octobre.
L'un après l'autre, les membres de l'équipe se mirent au lit. Surmenage, mauvaise alimentation, rayonnement atomique avaient sapé nos forces. Les globules blancs, chez le Dr Si, étaient réduits de moitié; chez Moriuchi se révélèrent des points d'hémorragie; l'infirmière-chef perdit sa chevelure. Ceux qui étaient couchés restaient seuls à la station durant le jour. Les autres rentraient le soir et la nuit pour veiller sur eux et repartaient le lendemain matin pour les visites, faisant régulièrement quelque huit kilomètres par la route brûlante de la vallée, passant de village en village, de maison en maison.
Quand certains invalides s'étaient remis, ceux qui les avaient soignés tombaient malades. Soigner et se faire soigner, donner des injections et en recevoir, courir chercher de l'eau au ruisseau quand un malade avait soif, rapporter quelques poires quand un autre n'avait pas d'appétit pour une nourriture normale, faire quinze milles jusqu'à la grande ville pour y prendre des médicaments; c'est sur ce rythme que se liait notre équipe.
Notre amitié à tous, à cette époque, était sincère et profonde. Le soir à la lueur d'une lanterne, nous nous réunissions pour prier pour nos amis défunts. Si Takami nous donnait des fleurs de persimmons, nous songions aux yeux brillants d'Inoué et si Harada-san, pour célébrer la kermesse, nous envoyait des gâteaux de riz, nous pensions à Hama. S'il s'agissait de cerises d'hiver, venant de la femme du vannier, nous nous souvenions du nez rouge de Yamashita, et si des patates douces arrivaient de chez Mitsushita-san, nous regrettions Oyanagi et Yoshida, qui se trouvaient sur le champ de pommes de terre lors de l'explosion. Des larmes me montaient aux yeux en songeant combien nous serions heureux si Fujimoto et Kataoka et Kozasa étaient là avec nous pour savourer les patates...

Le 20 septembre, mon état devint grave et je perdis tout espoir de guérison. Pendant plus d'une semaine, j'avais subi les attaques de la maladie atomique et une forte fièvre; or, tandis que j'étais en cet état, on me supplia d'aller voir un malade, sur le sommet d'une colline, à quelque distance. Cette course pouvait hâter ma mort, mais je jugeai que donner ma vie pour un concitoyen inconnu serait un beau sacrifice et donc je me mis en route. Mes genoux semblaient se dérober sous moi. Après m'être reposé dans le bâtiment temporaire du Monastère Juashin à Kawa-doko, où je subis les reproches de l'Abbé pour ma témérité, j'arrivai pourtant avec peine â faire la visite. Quand, finalement, je rentrai, tard dans la soirée, ce fut pour me mettre au lit et ne plus jamais m'en relever.
Lorsque je m'éveillai d'une sorte de coma douloureux, je notai un curieux changement dans mon rythme respiratoire. Anxieux, j'écoutai soigneusement et reconnus les symptômes de Cheynes-Stock... la respiration du moribond... Toutes les apparences de Cheynes-Stock, dis-je tout haut. A ce moment, je vis à mon chevet le Dr Tomita, qui avait jadis étudié à notre département, était ensuite parti au front et venait de rentrer. Oui, avoua-t-il d'un air embarrassé.
- C'est gentil à vous d'être venu de si loin, répondis-je en lui tendant la main. A ce moment, j'aperçus encore Miss Morita, l'infirmière-chef de l'Hôpital de la Marine.
- Ne vous inquiétez pas, Docteur, vous en sortirez, assura-t-elle. Seulement, restez tranquille !
Elle me fit une injection dans le bras; à la douleur éprouvée, je crus reconnaître la coramine. Dans ce cas, pensai-je, mon pouls doit être bien faible. Je sentais en effet au coeur une lourdeur douloureuse, mais l'infirmière-chef me rassura... Si elle parlait ainsi, peut-être allais-je tout de même en sortir
 ?... Toutes sortes de pensées s'épanouirent, s'évanouirent, revinrent encore et disparurent. Je ne pouvais remuer la tête et trouvais même difficile d'ouvrir les yeux. Mais il semblait qu'une foule de gens étaient groupés autour de moi, tantôt chuchotant, tantôt s'affairant. Malgré cela, un sentiment de solitude me saisit. Je questionnai : Où est le Dr Si ?
- Il est sorti pour quelques minutes, mais il rentrera bientôt, répondit l'infirmière-chef.
- Oui
 ? dis-je, en retombant dans l'inconscience.
En fait, le Dr Si avait passé toute la journée à essayer de me sauver la vie, et pour l'instant était allé appeler les professeurs Kayano, Shirabe et Kagura, leur demandant conseils et remèdes. Les trois professeurs, informés de mon état, conclurent du reste qu'il n'y avait pas d'espoir. Sans que je le sache, beaucoup d'amis s'affairaient pour me tirer de là...
Le Père Togawa vint m'administrer. Je me préparai pour la fin, prêt à toute éventualité. Quand je revins à moi, il me parut que c'était l'après-midi. Tous mes amis étaient autour de moi; leurs visages me réconfortaient. Mon coeur avait déjà commencé à lutter contre la mort et je savais que la prochaine crise serait décisive... Les volets étaient ouverts et les Trois Montagnes, symbole de la Trinité se découpaient sur le ciel bleu, qui parlait d'automne. " Le nuage d'automne disparaît dans la clarté du ciel ". Je répétai le poème deux fois, avant de sombrer dans l'ultime inconscience...
Quand je sortis de ma condition critique, une semaine plus tard, il n'est personne qui ne parlât de miracle !

Novembre 1945, à l'hôpital de la Marine de Ohmura, photo  ; documents restitués par l'armée américaine.
Ce garçon de 16 ans (
Sumiteru Taniguchi) roulait en bicyclette près de Sumiyoshi-cho à 2 kilomètres au nord de l'épicentre. L'explosion l'a touché par derrière, les brûlures couvrent plus d'un tiers de son corps, et la poitrine et le ventre sont gravement atteints. Pendant 21 mois, il a dû rester allongé sur le ventre (voir le témoignage en vidéo). Ce n'est qu'en mars 1949 qu'il a pu quitter l'hôpital, après 3 ans et sept mois. Il est un des très rares survivants parmis les plus touchés par la bombe, il est toujours en vie 70 ans après (voir la vidéo) et retourne régulièrement pour des traitements à l'hôpital...

SYMPTÔMES ET REMÈDES

Les effets de la radioactivité sur les êtres vivants étaient déjà - pour plus d'un point - connus par l'expérience. Ils diffèrent selon que le sujet a été exposé brièvement à une action intense ou longuement à une action faible; mais le principe général est toujours que la radioactivité détruit les cellules de tout être vivant et cause la dégénérescence des tissus. Ces conséquences ne sont pourtant pas immédiates; il s'intercale une période d'incubation dont la longueur diffère selon les organes affectés. Au moment même, nulle douleur, nulle blessure : la pénétration des rayons n'a pas d'effet sur les centres nerveux; la victime ne s'en rend compte que plus tard, au moment où apparaissent les symptômes.
Certaines parties de l'organisme résistent beaucoup mieux que d'autres. Les plus vulnérables sont la moëlle, les glandes lymphatiques et génitales.
La moëlle des os est l'usine où se fabrique le sang; tout dommage qu'elle subit diminue en général la production de globules rouges et blancs. Au contraire, en cas d'affection chronique, la moelle dégénère, émettant une énorme quantité de globules blancs, du " sang blanc " (leucémie)... Ce cas se présente particulièrement sous l'influence prolongée d'une radioactivité faible. Les glandes lymphatiques, par exemple les amygdales, sont très souvent attaquées et souvent détruites. Les glandes génitales ralentissent ou cessent leurs fonctions : les victimes sont frappées de stérilité ou leur progéniture est mal conformée. Les muqueuses sont, elles aussi, facilement affectées : congestion, inflammation et même ulcères. L'inflammation des organes digestifs crée une sorte de dysenterie. Attaqués aux pointes et aux racines, les cheveux tombent. Ces effets, cependant, sont temporaires.
Si les poumons sont attaqués, cela finit en pneumonie; s'il s'agit des reins, en atrophie. Parmi les effets initiaux, ressentis quelques heures après l'explosion et pouvant durer plusieurs jours, figurent une sorte d'épuisement, de torpeur et des nausées. Plus la victime est jeune, plus les effets sont puissants; des vieillards pourront survivre à une irradiation qui tuerait des personnes moins âgées.
Chaque variété de radioactivité est mortelle à une certaine dose, mais comme une période d'incubation est requise, on ne meurt jamais tout de suite. Cependant rien ne pourrait sauver la vie de quiconque a subi l'effet de la dose funeste...
Naturellement, le plus grand ravage fut causé par les neutrons et les rayons gamma que dégagea la bombe même. La radioactivité résiduelle fut vite beaucoup plus faible, mais aussi plus difficile à combattre. C'est ce qui accrédita l'idée que, pour soixante-quinze ans, le district serait inhabitable.
Les bruits touchant les gaz empoisonnés, la persuasion que le vent de l'explosion était nocif, tout cela était dû en fait à la radioactivité...
Voici à peu près l'ordre d'apparition des symptômes. Environ trois heures après l'explosion, venaient les nausées et la torpeur générale; celles-ci croissaient pendant une journée puis disparaissaient graduellement. A partir du troisième jour se manifestaient les troubles digestifs et, dans ce cas, les malades mouraient après huit jours. La seconde semaine se produisaient les hémorragies dues aux désordres sanguins. La plupart des patients y succombaient. La quatrième semaine se révélaient les graves désordres causés par la diminution des globules blancs, désordres presque toujours mortels.
La perte des cheveux commençait la troisième semaine; l'irrégularité des glandes sexuelles plus tôt, pour se continuer environ dix semaines.
Dans tous les cas, les enfants étaient affectés plus vite et plus violemment que les adultes.
En septembre, tandis que les matinées fraîchissaient et que le parfum de l'automne flottait dans l'air, la confusion consécutive à la capitulation s'était plus ou moins apaisée; les survivants se considéraient pour la plupart comme sûrs d'en réchapper et poussaient des soupirs de soulagement.
Soudain, vers le 5 de ce mois, soit durant la quatrième semaine après l'explosion, les gens recommencèrent à mourir comme des mouches. Cette hécatombe, causée par la diminution des globules blancs, causa une panique universelle. Des gens qui s'étaient trouvés dans un rayon d'un kilomètre à l'intérieur des maisons n'avaient d'abord guère souffert et se trouvaient apparemment en bonne santé, soignant les malades ou déblayant les ruines ; tout à coup ils tombaient malades. Langueur, pâleur sur tout le corps, température au-dessus de 40°, stomatite et ulcères de gencives. Pharyngite, amygdalite les rendaient incapables d'avaler quoi que ce fût. Des taches sanglantes d'un rouge-brun apparaissaient sur la peau, d'abord en haut des bras, puis aux cuisses. Elles variaient en surface, d'une tête d'aiguille à une fève rouge et parfois se gonflaient comme le bout d'un doigt. On notait régulièrement une remarquable diminution du nombre des globules blancs, et quand ce nombre tombait au-dessous de 2000, la mort était presque toujours inévitable. La maladie progressait d'ailleurs au galop et généralement les patients succombaient en neuf jours.
Parmi les cas les plus curieux se rangeaient les victimes indirectes de la radioactivité. Les arbres et les plantes, entre deux et sept mètres de hauteur, furent réduits à une couleur rouge pâle. L'herbe sur laquelle tomba la pluie radioactivée se flétrit par la suite. Le jour de l'explosion, deux fermiers de Kawabira coupèrent de cette herbe et la ramenèrent chez eux comme combustible. Le jour suivant, leurs épaules, leurs bras et leurs jambes qui s'étaient trouvés en contact avec l'herbe, étaient couverts d'une éruption rouge accompagnée de vives démangeaisons. Mais ils guérirent en quelques jours.
Aux premiers symptômes, les remèdes les plus effectifs furent des injections de vitamines B et de glucose.
Pour les brûlures, les sources minérales s'imposèrent à l'expérience, de préférence aux remèdes et injections : les premières guérissaient les plaies en une moyenne de 24 jours tandis que les seconds en demandaient 38. Les bains d'eau minérale furent utiles aussi pour les traumatismes, et moi-même j'en bénéficiai grandement. Les sources sont comme une pharmacie naturelle.
Nous avons été les premiers à essayer ce qu'on appelle le traitement par autoserum, qui fut rapidement adopté par d'autres médecins, avec des résultats divers... Nous prenions au patient deux centimètres cubes de sang et les lui réinjections dans les muscles de la cuisse. Les résultats les meilleurs furent obtenus sur des moribonds; sans exception ils revinrent à la vie, et depuis lors plus personne ne mourut.
Quant au régime, nous donnions aux malades du foie de n'importe quel animal, soit cru, soit fort peu rôti, ainsi que des légumes frais autant qu'ils en pouvaient prendre. Le système se révéla efficace. Le vin de riz, lui aussi, avait d'excellents effets. Il se rencontra même des cas où des malades, abandonnés par les médecins et désireux de faire à leur guise avant de mourir, burent comme des trous... et se rétablirent !
Les effets de la radioactivité résiduelle dans les districts proches du centre de l'explosion constituèrent ensuite les objets de mon étude... Après la fermeture du poste de Mitsuyama en octobre, je bâtis une hutte à Ueno-machi, à quelque 600 mètres du centre de l'explosion, et c'est là que je suis étendu aujourd'hui, observant soigneusement tout ce qui se passe autour de moi, tandis que j'écris Les Cloches de Nagasaki.
Inutile de dire qu'une radioactivité marquée subsista quelque temps dans ce district. Elle diminua de jour en jour mais cependant, maintenant encore, un an après l'explosion, il reste une certaine quantité de barium et de strontium radioactifs, produits par la division des atomes d'uranium, et qui émettent de minimes quantités de rayons.
Naturellement les effets de cette radioactivité résiduelle furent d'autant plus marqués que les gens étaient revenus plus tôt habiter le district. Ceux qui s'y fixèrent dans des huttes, trois semaines après l'explosion, éprouvèrent les nausées atomiques durant un mois, ainsi que de violentes diarrhées. Ceux qui ne revinrent qu'après un mois souffrirent moins, mais cependant les symptômes furent les mêmes. Les personnes qui souffrirent le plus avaient transporté des cendres et des tuiles pour déblayer leurs maisons incendiées ou évacué des cadavres.
Par-dessus le marché, les piqûres de moustiques, de mouches, et les petites blessures suppuraient aisément; conséquence nouvelle de la diminution des globules blancs...
Après trois mois, on n'observa plus de désordres sérieux. Les gens se mirent très nombreux à bâtir des huttes et à résider dans le district. C'était surtout des démobilisés, des réfugiés venus d'autres secteurs bombardés et enfin des rapatriés. Fait étrange : les globules blancs de ces derniers arrivants, au lieu de diminuer, augmentaient jusqu'à doubler durant le premier mois. Ce fait, révélateur d'une exposition continue à une radioactivité faible, démontre qu'il existe encore une quantité infinitésimale de radioactivité dans le district, comme du reste les Américains nous en avaient avertis. Mais, vu le rythme relativement rapide de décroissance de cette radioactivité, la théorie des 75 années dangereuses est absolument fausse, et tout péril cessera probablement bientôt.
Ces personnes dont les globules blancs ont tant augmenté sont d'ailleurs dans un état de santé excellent. J'ai habité cet endroit pendant tout un temps, mais on ne m'a jamais consulté que pour des maladies parasitaires. L'hiver, les gens ont dormi dans des huttes ouvertes à tous les vents; la neige y entrait, et des stalactites de glace se formaient au plafond; ils n'avaient pour se protéger que les couvertures distribuées. Pourtant, on n'entendit jamais parler de pneumonie, ni même de simples rhumes; par ailleurs, ces derniers temps, les plaies guérissaient sans suppurer... Dans le domaine de la fécondité, les accidents ont cessé. Je suis optimiste pour l'avenir. Les seuls cas douteux ou décourageants sont les brûlures atomiques, lesquelles ne sont pas de simples brûlures mais en diffèrent radicalement. Il est bien connu que ce genre de blessures développe des kéloïdes; celles-ci démangent terriblement, et l'on ne peut s'empêcher de les gratter; après quelques années, elles deviennent des ulcères puis des cancers. Le cancer sortira-t-il des brûlures atomiques
 ? Grave question que l'avenir seul résoudra.