Le Monde du 10/10/03.

La France tentée par une relance du programme nucléaire

La prise de position de la ministre déléguée à l'industrie, Nicole Fontaine, en faveur du lancement de l'EPR, le réacteur de troisième génération, rouvre le débat sur la place et la pérennité de l'électricité nucléaire, fer de lance d'EDF en Europe.

"La france ne peut raisonnablement pas se passer de l'énergie nucléaire." Nicole Fontaine ne cache plus ses convictions. Même s'il ne s'agit, pour l'instant, que de "proposer au premier ministre de faire le choix de l'EPR", le réacteur nucléaire dit de troisième génération, la décision annoncée, mercredi 8 octobre, par la ministre déléguée à l'industrie, est un premier pas vers une relance du nucléaire civil en France.

La décision définitive de construire l'EPR est attendue vers la fin de l'année, lors du débat parlementaire autour du projet de loi d'orientation énergétique que concoctent les services de Mme Fontaine. Mais les réactions, elles, ne se sont pas fait attendre. "Mme Fontaine a cédé aux sirènes du lobby nucléaire, a aussitôt déclaré, mercredi, Hélène Gassin, de Greenpeace France. Nous demandons au premier ministre de bien réfléchir."Le député Vert et ancien ministre de l'environnement, Yves Cochet, a qualifié, pour sa part, de "bêtise écologique, financière et énergétique" une éventuelle construction de l'EPR.

Les critiques se focalisent sur l'aspect prématuré que revêtirait une telle décision. "Le parc -de centrales actuelles- est suffisamment jeune pour qu'on prenne cette décision au plus tôt en 2012-2015", observe M. Cochet. Et ce d'autant plus qu'EDF vient d'annoncer la prolongation comptable de la vie de ses centrales nucléaires à 40 ans, ce qui, si l'Autorité de sûreté nucléaire donne son feu vert, reporterait à 2017 la fermeture de la plus ancienne centrale actuellement en service, à Fessenheim (Haut-Rhin).

Dans le rapport remis à la ministre, le 12 septembre, à l'issue du débat national sur les énergies, qui s'est déroulé au premier semestre 2003, le "comité des sages", nommé par le gouvernement pour superviser ce débat, était divisé et avait conclu qu'il était urgent d'attendre.

"La technologie EPR est d'ores et déjà obsolète", argumente Corinne Lepage, ancienne ministre de l'environnement d'Alain Juppé. De fait, le réacteur européen - en fait franco-allemand, puisque conçu par Siemens et Framatome - à eau pressurisé (European Pressurized Reactor), dont la conception remonte à la fin des années 1980, est de technologie conventionnelle. Ses principales innovations consistent en "des fonctions de sûreté assurées par des systèmes diversifiés et redondants" et un renforcement du confinement du coeur du réacteur de manière à résister à une explosion interne, type Tchernobyl, ou "à la chute d'un avion militaire lourd", explique son constructeur Areva.


RÉACTEUR DE TRANSITION

Mais Mme Fontaine a préféré faire siens les arguments développés par les partisans de l'EPR - Areva et son premier client EDF, mais aussi les députés de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques -, qui considèrent l'EPR comme un indispensable réacteur de transition. Un tiers du parc nucléaire actuel atteindra les 40 ans d'ici 2025. Compte tenu des délais très longs (onze ans) de procédures, de construction et de mise au point du premier réacteur démonstrateur, il faudrait lancer dès cette année le programme EPR pour espérer mettre en service les premières centrales de troisième génération à partir de 2020, martèlent en choeur députés et industriels. Il ne serait "pas raisonnable" d'attendre la quatrième génération "qui ne sera pas prête avant 2040", a tranché Mme Fontaine.

"La France va se retrouver une nouvelle fois isolée sur la scène internationale", déplore M. Cochet. Isolée ? Pas tout à fait. La Finlande a décidé, en mai 2002, de construire un nouveau réacteur nucléaire. C'était la première commande en Europe (hors France) depuis Tchernobyl, en 1986. Areva a répondu à l'appel d'offres, en présentant, parmi ses propositions, un EPR. Que la France décide de se doter de ce nouveau réacteur serait un argument de poids face aux concurrents russes et américains.

Le gouvernement semble aussi vouloir exploiter le contexte plus favorable au nucléaire que pourraient créer les dernières coupures d'électricité qui ont eu lieu en Europe ces derniers mois, dont la dernière, la plus spectaculaire, en Italie, le dimanche 28 septembre. Ces incidents à répétition ont mis en relief la puissance et la stabilité du parc électronucléaire français, premier exportateur de courant électrique en Europe.


RENOUVELER LE PARC ACTUEL

Une décision rapide en faveur de l'EPR n'est pas non plus dénuée d'arrière-pensées de politique intérieure. La droite sait que la gauche est profondément divisée sur la question nucléaire : le Parti communiste y est favorable, les Verts et une bonne partie de l'extrême gauche hostiles, et le PS partagé. Par ailleurs, le gouvernement envoie un signal à la CGT, dont la puissante Fédération mines-énergie - ouvertement pronucléaire - tient son congrès à Biarritz la semaine prochaine. Un congrès que Jean-Pierre Raffarin a qualifié lui-même d'"important" pour l'avenir d'EDF, le 26 juillet. De là à imaginer que le lancement de l'EPR pourrait servir de monnaie d'échange au premier ministre pour obtenir en retour un feu vert de la CGT au changement de statut d'EDF et de Gaz de France...

Reste à savoir qui va financer la construction de l'EPR. Le coût du démonstrateur, évalué à 3 milliards d'euros, "sera pris en charge par les industriels concernés", a dit la ministre. EDF et Areva sont plutôt sous pression à Bercy pour faire des économies et améliorer leurs résultats. Pour renouveler le parc actuel, "à raison de 4 000 MW par an, il faudrait mobiliser environ 5 milliards d'euros chaque année. (...) C'est la moitié de notre cash-flow opérationnel, un peu moins de la moitié de nos investissements totaux", soulignait M. Roussely devant les parlementaires en avril. Mercredi, dans un communiqué, le groupe public évoque "la mise au point d'un nouveau modèle de réacteur (...) sur la base d'une coopération européenne entre industriels et autorités de sûreté". Convaincre l'Europe de relancer le nucléaire, un nouveau défi pour M. Raffarin.

Pascal Galinier


Nicolas Hulot : "consulter la population"

Interrogé par Le Monde, Nicolas Hulot estime qu'"il aurait fallu consulter la population" avant toute décision. "Je ne serais pas opposé à l'organisation d'un référendum, car les choix qui sont proposés nous engagent durablement. Si la société fait un mauvais choix, elle pourra dire qu'elle l'a fait collectivement", estime le producteur d'émissions de télévision sur la nature, proche de Jacques Chirac. "Dans ce dossier, il aurait été urgent de ne pas prendre de décision, poursuit M. Hulot. La décision passe au forceps. La population aurait dû avoir le droit à un vrai débat sur l'énergie, où auraient été énoncés les inconvénients, les avantages, les risques. Il aurait fallu savoir s'il n'y avait pas d'autres options. Avons-nous épuisé tous les gisements d'économie ?"

Le Parti socialiste, dans un communiqué publié mercredi, condamne "une véritable parodie de débat sur la politique énergétique". Il "s'étonne d'une telle annonce à un moment où tous les crédits pour mieux maîtriser l'énergie et accroître la part des énergies renouvelables sont fortement diminués".


Une dizaine de sites candidats

Selon le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), une dizaine de sites sont candidats à l'installation du réacteur démonstrateur EPR. La construction se ferait, a priori, comme un réacteur supplémentaire, à côté d'une centrale déjà en fonctionnement. Le réseau Sortir du nucléaire avait affirmé, en novembre 2002, que le site de Penly (Seine-Maritime) avait déjà été choisi et qu'une lettre en ce sens avait été envoyée par François Roussely, président d'EDF, à des élus locaux. La compagnie avait alors assuré ne pas avoir trace qu'un tel courrier ait été expédié. Mais un responsable local avait affirmé avoir "la place disponible et les lignes pour l'accueillir".

En juin, le conseil régional de Rhône-Alpes a voté une motion demandant que le nouveau réacteur soit installé dans cette région, en raison notamment de sa position au coeur de l'Europe. Le président du conseil général de la Manche, Jean-François Le Grand, a exprimé au Monde son "intérêt" pour une installation sur le site de Flamanville.


"L'urgence de la construction de l'EPR n'est pas clairement démontrée"

A l'issue du Débat national sur les énergies, qui s'est déroulé au premier semestre 2003, un "comité des sages" composé d'Edgar Morin, sociologue, de Pierre Castillon, ancien président de l'Académie des technologies, et de Mac Lesggy, journaliste scientifique, a remis, le 12 septembre, ses conclusions au gouvernement. M. Morin a soumis une contribution séparée, exprimant quelques divergences.

Pierre Castillon et Mac Lesggy. Il est clair que la poursuite du programme électronucléaire français devrait entraîner, dans quelques années, la construction de nouvelles tranches nucléaires pour remplacer le parc actuel. Toute la question est de savoir quand ces tranches doivent être construites. Si la décision est prise aujourd'hui, le seul "candidat" possible est l'EPR. En revanche, si elle devait être différée de plusieurs décennies, le choix serait plus ouvert. Plusieurs modèles dits de "quatrième génération" sont en effet à l'étude au niveau international.

Il a semblé que si le constructeur potentiel de l'EPR, Areva, milite pour sa réalisation immédiate, c'est avant tout pour des raisons économiques et de stratégie industrielle. (...) Sa mise en service permettrait à Areva de disposer d'un réacteur démonstrateur, avantage de poids dans la bataille que s'apprêtent à livrer les grands constructeurs nucléaires mondiaux pour décrocher des commandes en Asie. (...)

L'opérateur national, EDF, a aussi manifesté son intérêt. Mais les différents calendriers présentés - et discordants - n'ont pas clairement démontré l'urgence de la construction de l'EPR.

Edgar morin. La problématique spécifique du nucléaire doit être vue dans le contexte futur :

- Il y a des protections fiables seulement à court et moyen terme pour les déchets radioactifs à très longue durée de rayonnement. Cela doit influer le choix politique sur le nucléaire lui-même. Toutefois, une centrale pourrait être alimentée par les déchets radioactifs et ainsi éliminer leur nuisance.

- Les nouvelles menaces terroristes peuvent menacer des centrales ou la Hague.

- Un réchauffement climatique perturberait le fonctionnement des centrales en période de canicule.

- L'investissement sur EPR se fait-il au détriment d'investissement sur le renouvelable ?

(...) Aussi les centrales actuelles ne devenant obsolètes qu'en 2030, il semble inutile de décider d'une nouvelle centrale EPR avant 2010. L'incertitude actuelle ne permet pas d'être assuré que l'EPR, conçu dans les années 1980, serait la filière de l'avenir. Un temps de réflexion de huit ans me semble nécessaire.