Le Généraliste n°998, 13 mai 1988:

Actualité médicale

Tchernobyl: une radiologue soviétique témoigne

Pendant plusieurs mois, l'hôpital numéro 6 de Moscou a traité les victimes de Tchernobyl les plus gravement irradiées. Des résultats étonnants ont été obtenus. Optimisme tempéré par l'incertitude du devenir des gens « sauvés ». Hélène Crié s'est rendue sur place et a rencontré médecins et « malades ».

La centrale de Tchernobyl: le « Sarcophage » qui entoure le fameux réacteur.

Hôpital numéro 6... Pour les Soviétiques, ce nom presque anonyme évoque des souvenirs que tous préféreraient oublier. C'est là, rue Novikov, à la périphérie de Moscou, dans un bâtiment de briques rouges très ordinaire, qu'ont été soignées les victimes les plus gravement irradiées par l'explosion du réacteur de Tchernobyl, le 26 avril 1986. Deux ans après l'infirmière Valentina, incapable de retenir ses larmes lorsqu'elle évoque les hommes qu'elle a accompagnés dans la mort, lance à des journalistes français « Je n'ai jamais vu la guerre. Mais ce que j'ai vu cette année là c'était aussi un mal terrible. » A ses côtés, Oleg Genrech, 28 ans, technicien de la centrale nucléaire, en congé maladie depuis deux ans, passe une main machinale dans ses cheveux. Au creux de son poignet, on aperçoit sa peau constellée de points rouges. Oleg est un rescapé de la catastrophe. Il se trouvait à quelques mètres du réacteur lorsque celui ci a explosé. Une heure plus tard, lorsqu'il a été évacué vers la clinique de Pripiat, située à quelques kilomètres, les médecins ont procédé à une décontamination immédiate de sa peau et lui ont administré de l'iode.

« Des brûlures terribles sur 90 % du corps »

Littéralement arrosé de particules radioactives, Oleg Genrech avait reçu une dose d'irradiation de 450 rems au corps, et 4 500 rems à la peau. « Immédiatement, j'ai ressenti une grande fatigue, j'ai commencé à vomir. » Les vraies douleurs sont apparues seulement quinze jours plus tard. Le technicien se trouvait alors à l'hôpital n° 6. « Des brûlures terribles, sur 90 % du corps », dit il en montrant des photos de lui à l'époque.

Sur les clichés, le technicien n'a plus de cheveux. Sa peau est à vif, un ulcère déforme son pied droit. « Conditions aseptiques durant deux mois au bloc stérile, antibiotiques à large spectre, transfusion totale de sang, et guérison des brûlures », énumère Angelina Guskova, le médecin qui l'a soigné. « Pendant la période dure de la maladie, il n'a pas eu d'infection. En juillet 1986, les brûlures étaient presque guéries, à l'exception de l'ulcère il a fallu procéder à une auto greffe. Son sang était redevenu normal. » Oleg ne retournera jamais travailler en zone nucléaire. Peut-être dans une centrale thermique « classique ».

Angelina Guskova est une autorité mondiale de la médecine radiologique. Membre de l'Académie des sciences, elle a reçu le prix Lénine, la plus haute distinction médicale d'URSS. « Aujourd'hui, l'hôpital est pratiquement vide. Nous ne traitons plus personne à plein temps. Nous pratiquons encore des traitements et des examens physiques et mentaux qui durent de cinq à sept jours, sur quatre cents personnes. » La catastrophe de Tchernobyl a permis aux médecins soviétiques d'approfondir leur pratique, jusque-là fondée, dit Mme Guskova, « sur de petits accidents de réacteurs d'essai, et sur des incidents en Chine et dans notre pays ».

De véritables miraculés

Le monde entier a entendu parler des greffes de moelle osseuse pratiquées sur les victimes de Tchernobyl. La méthode n'avait pas eu le succès escompté. « Maintenant, nous sommes sûrs que, même avec une dose de 800 rads, nous pouvons nous passer de ces transplantations, confirme le Dr Guskova. Quant aux brûlés, cette greffe aggrave leur cas. » L'équipe médicale de l'hôpital numéro 6 a réussi à sauver des malades ayant reçu jusqu'à 900 rems au corps, et 8 000 rems à la peau (l'un de ces « miraculés » est toujours en convalescence dans un sanatorium de Crimée). Ces sauvetages extrêmes ne sont finalement pas étonnants, lorsqu'on sait que certaines irradiations pratiquées pour des raisons médicales peuvent atteindre 1 200 rems au corps. « C'est plus étonnant lorsqu'il s'agit de victimes brûlées », admet Angelina Guskova.

Les guérisons sont elles définitives ? Le médecin ne répond pas directement : Oleg et un de ses collègues de Tchernobyl, patient de l'hôpital lui aussi, sont toujours dans la salle de conférence. Plus tard, en faisant visiter l'hôpital aux visiteurs français, un membre de l'équipe médicale évoque la possibilité de leucémies précoces, « dans quatre ou cinq ans, à cause de la mémoire de l'organisme. Evidemment, toutes les autres catégories de cancers sont également possibles. De toute façon, l'organisme est fragilisé et réceptif aux infections. »

Deux nouvelles unités de traitement

Avant Tchernobyl, l'hôpital numéro 6 était le seul établissement d'URSS capable de soigner ce que le Dr Guskova nomme les « maladies nucléaires ». On y traitait en outre tous les travailleurs de l'industrie nucléaire, quelle que soit leur maladie, « car il faut toujours observer si celle ci présente un rapport avec l'activité professionnelle ». Après le 26 avril 1986, l'hôpital numéro 6 a été vidé de tous ses malades pour se consacrer aux irradiés de la centrale ukrainienne. Aujourd'hui, une seconde unité médicale de ce type a été ouverte à Kiev, et une troisième est prévue en Biélorussie. Ceci par simple précaution, précise le Prix Lénine, et pour profiter de l'expérience acquise depuis Tchernobyl. Comme l'hôpital numéro 6, ces nouvelles unités travailleront sur « toutes les maladies qui resemblent à celles provoquées par les radiations ».

Hélène CRIE.