Science & Vie n°903, décembre 1992:
[La photo de l'Akatsuki Maru a été rajoutée par Infonucléaire.]

On peut faire des bombes avec le plutonium de La Hague

Le plutonium utilisé par les puissances militaires dans la fabrication des armes est d'une qualité différente de celle du plutonium issu des combustibles après irradiation dans les réacteurs destinés à la production d'électricité. Cette phrase tirée du dossier de presse remis par la Cogema lors du chargement de l'Akatsuki Maru constitue la réponse standard donnée par les autorités françaises aux journalistes qui posent la question la plus gênante. La réponse, on le voit, élude finement la question. L'interrogation ne concerne pas, bien entendu, les "puissances militaires", mais bien les Etats, voire les groupes terroristes, qui précisément ne sont pas des puissance militaires du moins si l'on entend par là des puissances nucléaires.

La réalité est plus simple : le plutonium transporté par l'Akatsuki Maru est bien utilisable pour fabriquer une bombe nucléaire,
William J. Dircks, le directeur de l'AIEA, l'a reconnu après d'autres lors du Forum de l'industrie japonaise à Yokohama, en avril dernier «Bien que le plutonium issu des réacteurs civils soit impur, a-t-il déclaré, car il contient une quantité significative d'isotopes non fissiles et n'est donc pas idéal pour la fabrication d'armes, il peut néanmoins être utilisé dans ce but».

La littérature spécialisée est émaillée de déclarations de ce genre.
Robert Selden, physicien atomiste du Lawrence Livermore Laboratory, le grand laboratoire militaire américain, a écrit dans un volume publié en 1984 par la Federation of American Scientist que «n'importe quel plutonium peut être utilisé directement pour faire des bombes nucléaires». En 1980, le physicien britannique Amory Lovins, collaborateur régulier du Bulletin of the Atomic Scientists, écrivait dans Nature: «le fait qu'il soit un peu plus difficile techniquement de réaliser une bombe avec du plutonium civil, est largement compensé par la plus grande facilite de s'en procurer». Theodor Taylor, physicien nucléaire du laboratoire militaire américain de Los Alamos, explique en 1976 à la US Nuclear Regulatory Commission qu'une personne en possession de dix kilos d'oxyde de plutonium pouvait en quelques semaines concevoir et fabriquer une bombe nucléaire grossière".

La preuve que c'est possible a d'ailleurs été apportée concrètement par les Etats-Unis, qui ont fait exploser en 1962, dans le désert du Nevada, une bombe provenant d'une centrale nucléaire classique. Cet essai, longtemps gardé secret, fut révélé en 1977. après que le Pr Albert Wohlstetter, de l'Université de Chicago et membre de la Nuclear Regularatory Commission, eut vendu la mèche au cours d'une enquête publique conduite par les autorités britanniques pour l'agrandissement de l'usine de retraitement de Windscale.

En nous aidant de la littérature spécialisée et de quelques physiciens et chimistes, nous avons reconstitué les principales opérations nécessaires pour fabriquer, à l'aide de quelques kilos de plutonium subtilisés dans les usines de La Hague, une bombe de la puissance de celle de Nagasaki (voir la B.D).

La bombe de Nagasaki contenait 6,2 kg de plutonium dont 1,3 kg de plutonium a fissionné, soit l'équivalent de 23 000 tonnes de TNT. La cargaison de l'Akatsuki Maru comprend 1,5 tonne de plutonium dont 1 tonne de plutonium fissile (Pu 239 et un peu de Pu 241). II suffit à des agents d'avoir dérobé deux cylindres contenant 12 kg d'oxyde de plutonium chacun pour donner à leurs commanditaires les moyens d'arriver à leurs fins.

La technique classique pour fabriquer une bombe A consiste à placer le combustible dans une enceinte entourée d'un réflecteur, elle même entourée d'explosifs. Mis à feu, ceux ci compriment le combustible qui atteint ainsi en un instant la masse critique et explose. Les neutrons libérés vont dans un premier temps se heurter au réflecteur qui va les renvoyer vers le plutonium et donc maximiser la réaction en chaîne. Le réflecteur peut être de l'uranium, ou mieux du béryllium. Avec une couche de béryllium de 32 cm d'épaisseur, le plutonium 239 nécessaire peut être réduit à 2,5 kg. Ce qui représente, vu sa forte densité, une sphère de 3,1 cm de rayon. Une mandarine !

Ce serait une bombe d'amateur, mais suffisante pour tuer quelques dizaines de milliers de personnes concentrées dans une ville.

Les Etats qui cherchent à devenir des puissances nucléaires ne peuvent se contenter de voler des boîtes de plutonium. Ils sont obligés de développer eux-mêmes le cycle nucléaire. Pour faire fonctionner ne serait ce qu'un réacteur, il leur faut de l'uranium enrichi. Pour un usage militaire, il faut de PU 235, ils peuvent tenter d'en voler. Cela s'est produit.
Près de 150 kg ont disparu, entre 1957 et 1967, des établissements Numec, entreprise de Pennsylvanie spécialisée dans le retraitement. De quoi faire une douzaine de bombes. Tout récemment diverses affaires de trafic d'uranium et même de plutonium en provenance d'Europe de l'Est ont défrayé la chronique. Mais pour développer une vraie force de frappe, il faut disposer de combustible à volonté. Ce qui suppose, pour la plupart des Etats, de construire une usine d'enrichissement. C'est ce que l'Irak était entrain de faire à la veille de la guerre du Golfe.

Le cas du Japon est différent. Ce pays, interdit de guerre, reçoit régulièrement de l'uranium enrichi des Etats-Unis, pour alimenter ses centrales. Sous contrôle de l'AIEA. Mais ce pays s'est vu autoriser à se lancer dans la filière du retraitement, puis de l'enrichissement, et enfin de la surgénération. Son objectif est l'autonomie complète en matière nucléaire, et nul doute qu'il y parviendra. Ses capacités de retraitement sont pour l'instant insuffisantes, ce qui l'oblige à aller retraiter son combustible irradié en Europe. Mais sa petite usine de Tokai-Mura produit du plutonium, dont une tonne inutilisée s'est déjà accumulée. L'usine suivante, de Rokkasho Mura, jumelle d'UP3 à La Hague, est en construction. Dès l'an 2000, elle devrait être capable de retraiter la totalité du combustible nippon.

En attendant, certaines voix s'élèvent, à Tokyo, pour dénoncer ce qui est présenté comme une dangereuse fuite en avant. Une délégation de l'ordre des avocats japonais est venue dire à Paris son inquiétude. Obsédés par le souvenir de Nagasaki, les avocats japonais font valoir que d'ici à 2010, d'après leurs calculs, leur pays disposera, toutes sources confondues, d'un surplus de 40 t (sur un total de 85 t) de plutonium fissile dont il n'aura pas l'usage. De quoi raser les principales capitales du monde.

La conscience de ce risque existe dans l'esprit des experts nucléaires japonais. En témoigne la suggestion, faite en octobre dernier par le président de la Nuclear Fuel Development Corporation japonaise, de développer le moyen d'utiliser comme combustible du plutonium "sale", mélangé à des éléments beaucoup plus radioactifs (comme l'américium), ce qui le rendrait très difficile à utiliser à des fins militaires

Même si l'on peut juger excessives les craintes de voir le Japon se lancer un jour dans l'aventure nucléaire militaire, il serait imprudent d'écarter cette hypothèse pour l'éternité. En attendant, il est certain que de nombreux pays ne demandent qu'à se procurer quelques unes des petites boîtes que l'Akatsuki Maru et d'autres navires vont transporter d'un bout du monde à l'autre pendant dix ans.

Jacqueline Denis-Lempereur et Bertrand Latome.