[Le 31 octobre 1952] une première expérience
(nom de code « Mike ») a prouvé la justesse de la théorie
de la réaction thermonucléaire : il y a eu fusion
des isotopes d'hydrogène, libérant une incroyable
quantité d'énergie. Le souffle a littéralement
pulvérisé l'île d'Elugelab, dans le Pacifique,
large d'un kilomètre et demi.
Voir le reportage
"The
H bombe" en Realvideo 33Kb.
On estime que la détonation équivaut
à celle de dix millions de tonnes (ou dix mégatonnes)
de TNT. Elle est donc presque mille fois plus forte que celle
d'Hiroshima. Cependant, le système n'est pas opérationnel
tel quel. Il a fallu, en effet, une machine réfrigérante,
plus grande qu'une maison à un étage et pesant soixante
cinq tonnes, pour conserver l'hydrogène à l'état
liquide avant la détonation. On met donc une nouvelle bombe
plus puissante - et plus perfectionnée - à l'étude.
Le 1er mars 1954, on se sert de l'isotope d'hydrogène sec
appelé deutérure de lithium 6 - ce qui signifie
que le système peut fonctionner sans réfrigération
- pour faire exploser « Bravo », une bombe de quinze mégatonnes, soit une fois
et demie plus puissante que Mike. Pourtant, ce n'est pas la puissance
de cet engin qui compte. Mike était encombrant, difficilement
adaptable à des fins militaires. Bravo est une arme pratique,
qui peut être lâchée d'un avion ou expédiée
par missile.
Mais, finalement, le plus important c'est
que Bravo va faire comprendre au monde entier le danger des retombées
radioactives et ce non à cause de sa puissance, mais à
cause d'un léger changement météorologique.
Bravo explose à la surface de l'atoll de Bikini, dans les
îles Marshall, pulvérisant des millions de tonnes
de corail qui sont aspirées par l'énorme boule de
feu qui se transforme en un gigantesque nuage blanc. A mesure
que celui-ci grandit, le vent assez violent change de direction
pour souffler de quelques degrés plus à l'est :
le nuage de retombées parcourt rapidement l'océan
Pacifique et, sous l'effet de la pesanteur, les particules de
corail radioactives commencent à redescendre sur une zone
en forme de cigare de onze mille kilomètres carrés.
Le nouveau chemin des retombées passe directement au dessus
d'un certain nombre d'îlots habités des îles
Marshall, dont la population se trouve exposée à
des radiations allant jusqu'à 175 rem.
Aussitôt, c'est la panique et l'évacuation. C'est
la première catastrophe officielle concernant les retombées.
La CEA [américain] pense cependant pouvoir maîtriser
ses effets sur le plan politique, car les victimes se trouvent
probablament assez loin des Etats-Unis pour que l'on évite
l'esclandre. Le 12 mars, la CEA publie un communiqué de
presse sur l'explosion de Bravo, mémorable pour son caractère
elliptique, voire délibérément mensonger :
« Au cours d'une expérience atomique de pure
routine [comme si l'on pouvait considérer comme parfaitement
banale la première bombe H d'un format maniable] 236 habitants
ont été évacués des atolls voisins
[...] comme cela avait été prévu, par mesure
de précaution [laissant entendre que la chose avait été
« prévue » avant que le vent ne tourne].
Ces personnes ont été, par inadvertance, exposées
à certaines radiations [on estime sans doute que l'adjectif
indéfini « certaines » suffit à
désigner la
dose considérable de 175 rem.]. Il n'y a pas eu de
brûlures [c'est faux, il y en a eu beaucoup, ainsi que d'autres
troubles]. Aux dernières nouvelles, tout le monde se porte
bien [comme si l'on pouvait déjà savoir, après
les crises de vomissements et de diarrhées, comment les
choses vont évoluer]. » En fait, on fera, plusieurs
années plus tard, une étude médicale très
poussée sur la santé des enfants victimes de Bravo :
elle révélera des cas de croissance retardée,
une épidémie de dérèglements thyroïdiens
et un cas de leucémie.
La CEA est manifestement persuadée que ses affirmations
fallacieuses ne feront l'objet d'aucune enquête publique ;
les îles Marshall ne sont pas le Nevada ! Malheureusement
pour elles, une forte pluie de retombées a touché
un thonier japonais, le
Dragon chanceux [Fukuryu Maru n°5],
qui au moment de l'explosion se trouvait à l'est de l'île
de Bikini, juste en dehors de la zone dite « dangereuse ».
Quand le Dragon chanceux regagne Yaizu, son port d'attache,
à quelque deux cents kilomètres au sud-ouest de
Tokyo, presque tous les vingt trois membres de l'équipage
souffrent d'une forme quelconque de troubles dus aux radiations.
La mésaventure de ces pêcheurs
déclenche une vague de protestations japonaises contre
les expériences atomiques. Les autorités nippones
sont obligées de détruire d'énormes quantités
de poisson.
Photo: Kyodo. L'inspection
du thon au compteur Geiger pour détecter et mesurer la
radioactivité, dans le port de Yaizu. On dut jeter le thon
et autres poissons rapportés par le Fukuryu maru.
Un total de 683 bateaux japonais furent reconnus comme contaminés
par les radiations et 457 tonnes de thon et d'autres poissons
furent jetées.
Six mois plus tard, un des marins, âgé
de trente neuf ans, succombe.
L'un des médecins japonais avance trois hypothèses
à ce décès (1) une hépatite sérique,
causée par une transfusion de sang ; (2) une dégénérescence
du foie occasionnée par les débris d'autres cellules
sensibles à la radioactivité détruites par
l'irradiation ; (3) une lésion directement due à
l'irradiation. Le ton des protestations monte. Les Etats Unis
acceptent la responsabilité de l'accident et par l'entremise
de leur ambassadeur au Japon remettent à la veuve un chèque
d'un million de yens (environ 3 800 dollars).
Extrait de "Les barons de
l'atome",
Peter Pringle - James Spigelman, Le Seuil, 1982.
[Photos rajoutées par Infonucléaire]
Le 1er
mars 1954, à 3 h 40, vingt-trois pêcheurs japonais
se trouvaient à bord d'un bateau de pêche, le Fukuryu
Maru n°5. Ils étaient occupés à pêcher
au milieu du Pacifique à environ 167 kilomètres
au nord-ouest de l'atoll de Bikini, champ de tir de l'armée
américaine, quand un éclair blanc-rougeâtre
fut aperçu à l'horizon en direction sud-ouest. Sept
à huit minutes plus tard, ils entendirent une forte explosion.
On apprit par la suite qu'éclair et explosion avaient été
provoqués par l'essai de la bombe à hydrogène
sur l'atoll de Bikini.
Environ trois heures plus tard, une fine poussière commença
de tomber sur le bateau ; elle tomba pendant plusieurs heures
et cessa vers midi, recouvrant pêcheurs et poissons d'une
fine pellicule. Après une traversée de deux semaines,
le 14 mars 1954, le bateau contaminé par la poussière
radioactive est de retour au port de Yaizu, préfecture
de Shinoza, au Japon.
" Pendant le retour au port, nous dit le rapport des
chimistes japonais qui s'occupèrent des mesures de la contamination
subie, l'équipage se plaignit de lésions de la peau
et d'une chute de cheveux, dues aux effets directs de la poussière
radioactive, ainsi que de symptômes généraux
tels que malaises, diarrhées, nausées et vomissements
qui avaient été couramment observés parmi
les victimes des bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki. En
entendant les récits des marins, on comprit qu'ils souffraient
d'une maladie des rayons causée par un type différent
de radioactivité de celui qui était associé
aux lésions directes des bombes atomiques d'Hiroshima et
Nagasaki.
" Pour Hiroshima, on avait supposé que les produits
de fission qui étaient tombés dans la partie Ouest
de la ville le jour de l'explosion de la bombe atomique, avaient
causé quelques accidents dus aux radiations parmi les gens
qui s'y trouvaient. On ne connaissait pas leurs détails
et ils étaient souvent cachés par les lésions
directes provoquées par l'explosion de la bombe atomique.
À Nagasaki, une poussière radioactive contenant
de façon évidente certains produits de fission couvrit
tout le quartier de Nishiyama. D'après le premier examen,
qui fut effectué pour la première fois deux mois
après le bombardement, l'influence de la poussière
radioactive sur le corps humain se révéla par une
leucocytose montrant une augmentation du nombre de leucocytes
à environ 30 000 à 50 000 par mm3 dans
certains cas. Il n'y avait cependant aucun symptôme d'accident
par bombes atomiques telles que chute de cheveux, saignements,
etc. On n'observait pas non plus de leucopénie et on n'a
alors relaté depuis, parmi les personnes atteintes, aucun
cas d'accident de radiation qui pourrait être considéré
comme résultant de l'exposition à la poussière
radioactive.
" L'équipage du Fukuryu Maru n°5 passa donc
deux semaines sur leur bateau qui était fortement contaminé
par la poussière radioactive. En plus de ceci, la surface
de leurs corps était contaminée par la poussière
et il y avait aussi une possibilité que des produits de
fission aient pu en partie être absorbés par les
voies respiratoires et digestives. On a pensé, à
cause de cela, que l'équipage de ce bateau souffrait d'une
sorte de mal des rayons différent de celui qu'avaient causé
les blessures de la bombe atomique. "
Les chimistes japonais se rendirent trois fois à bord,
les 19 mars, 21 avril et 16 mai 1954, avec des appareils de mesure.
[...] Les chercheurs japonais estimèrent d'emblée
que la dose totale reçue par l'équipage variait
entre 200 et 500 rems, ce dernier seuil étant alors considéré
comme létal. Ils recueillirent également des échantillons
de cendres radioactives, qu'ils déposent avec précaution
dans un récipient en plomb et rentrent dans leur laboratoire
afin d'examiner de plus près ces mystérieuses cendres
thermonucléaires.
" Ce sont des petites particules sèches qui ressemblent
à des grains de sable blanc plutôt qu'à des
cendres, nous dit le compte rendu d'observation. Diamètre
des particules de 100 à 400 microns. Moyenne : 257
microns. Celles-ci font un faible bruit en tombant. Bien qu'il
y eut des inégalités dans la surface de ces particules
qui éclairées de côté réfléchissent
intensément la lumière, elles paraissent lisses
dans l'ensemble et ressemblent à du verre semi-transparent.
En examinant de plus près, on voit à leur surface
de nombreux grains, gros, analogues à des points noirs.
Le nombre de grains par particule varie de 2 à 4. Quand
on place les particules blanches sur une lame de verre et quand
on les pique avec une aiguille, elles se cassent facilement. "
Photo:
mars 1970, MORISHITA Ittetsu.
Après avoir été pris sous les retombées
radioactives des cendres de la mort, le Fukuryu maru n°5
fut acquis par le Gouvernement japonais, transformé et
utilisé comme bateau école de l'Ecole des Pêches,
rebaptisé Hayabusa maru. Mis au rebut en 1966 dans
un coin de la baie de Tokyo. Il fut redécouvert plus tard,
au printemps de 1967, un mouvement de citoyens s'organisa en vue
de la préservation du bateau comme témoin de la
lutte pour le bannissement des armes nucléaires.
Les chimistes japonais nous disent ensuite qu'" il n'y
a aucun rapport direct entre la taille des particules et leur
radioactivité. Quelques particules accusaient une radioactivité
très faible au moment de notre examen, le 16 mai 1954,
soit 77 jours après la chute. Il semble cependant que les
particules présentant des grains noirs accusent une forte
radioactivité. Mesuré au compteur Geiger Müller,
1 mg de cendres donnait 4 218 comptages par minutes. Dans les
mêmes conditions, 0,4 mg de cobalt 60 donnait 7 475 comptages
par minute. "
Pendant ce temps-là, l'armateur du navire ordonne le déchargement
et la vente du produit de la pêche. Conséquence,
le 7 mars 1954, 41 thons arrivèrent au marché central
de Kioti. Alertés, les chercheurs de l'Institut Chimique
se précipitent sur place et prélèvent des
échantillons de ces poissons directement sur le marché.
Une partie de la cargaison ayant déjà été
transformée, les chercheurs se font remettre des produits
manufacturés réalisés à partir de
leur chair, afin d'en analyser la contamination. Résultat ?
" Les analyses des thons montrent que ces poissons n'ont
été contaminé que sur la partie externe de
leur épiderme et on n'a décelé aucune radioactivité
dans les muscles et les arêtes. Au marché de Yaizu,
le même couteau a servi pour enlever les peaux et les muscles
des thons. On n'a cependant décelé aucune contamination
dans les muscles quand le couteau était lavé après
chaque emploi. La contamination des foies de requins pourrait
s'expliquer par le fait qu'ils avaient été prélevés
sur les poissons et laissés sur le pont du bateau. Les
nageoires des requins avaient été laissées
sur le pont pour sécher et leur contamination marquée
pourrait être attribuée au fait que les cendres radioactives
sont tombées sur elles quand leur humidité convenait
à leur pénétration. "
Restait à établir le pronostic vital des marins
de ce bateau. Les cendres radioactives furent donc inoculées
sur des animaux de laboratoire, souris adultes. En résumé,
les chercheurs constatent que les éléments radioactifs
se déposent surtout sur les os. Mais ils ne nous disent
rien du destin sanitaire des 23 pêcheurs irradiés.
Extrait de: Atomic Park. A la recherche
des victimes du nucléaire,
Jean-Philippe Desbordes, Actes Sud, 2006.