Sortir du nucléaire :
oui, mais quand et comment ?

" Sortir du nucléaire " est une expression courante chez les antinucléaires. Cela va de soi. Mais que recouvre-t-elle ? Ce n'est pas évident à la lecture de certains textes comme celui diffusé le 20 octobre 2003 par le Réseau sortir du nucléaire et la Confédération paysanne et adressé " à toutes les organisations altermondialistes, environnementalistes, aux syndicats, aux partis démocratiques, etc. "les invitant à la tenue" d'une réunion unitaire le mardi 4 novembre 2003 pour envisager une manifestation nationale contre la construction de nouveaux réacteurs nucléaires en France ".
Après avoir signalé que le risque de catastrophes nucléaires reste intolérable, ces deux organisations exigent :
"- un moratoire sur la construction de nouveaux réacteurs nucléaires
-la mise en uvre immédiate d'un ambitieux plan d'économies d'énergie et de développement des énergies renouvelables ".
C'est tout ce qui est exigé pour éviter un désastre possible sur nos réacteurs nucléaires.

Economies d'énergie : il n'est pas précisé que pour que des économies d'énergie interviennent dans le bilan électrique il faut qu'il s'agisse d'économies d'énergie électrique. Ce mot oublié n'est pas anodin !
Il est souvent dit qu'il est possible, rapidement sans que cela intervienne notablement sur notre mode de vie, de réduire de 50% la consommation d'électricité. Les exemples pris concernent généralement exclusivement la consommation domestique. Les derniers Tableaux de consommation disponibles actuellement ont été publiés en 2001 par le ministère de l'industrie et correspondent à l'année 1999 : la consommation domestique d'électricité représente 30% de la consommation intérieure totale (obtenue en soustrayant de la production totale le solde export moins import ainsi que la consommation des auxiliaires et pompages) et à 33 % de la consommation nette (déduction faite des pertes de réseau) ! (voir page 7) Pour arriver à ces 50% d'économies d'électricité consommée en France il faut un sacré chamboulement non seulement de la consommation domestique mais aussi, et d'une façon considérable, de la consommation industrielle et tertiaire ce qui n'est jamais précisé dans les économies d'énergie qui sont préconisées.
Seuls les citoyens sont mis en accusation. Par exemple on va demander qu'ils réduisent, voire suppriment, leur chauffage électrique, mais personne parmi ces antinucléaires, n'exige que l'Etat intervienne pour interdire et supprimer le chauffage électrique des bâtiments publics.
Personne n'intervient pour demander à l'Etat de prendre en compte la consommation d'électricité des sites de recherche scientifique. Un exemple : le site du CERN (Centre européen de recherche nucléaire) situé à cheval entre la Suisse et la France consomme à peu près la production électrique d'un réacteur nucléaire. Le synchrotron " Soleil " en cours de construction sera un gros consommateur d'électricité. Ce qu'on attend de ce projet scientifique justifie-t-il cette consommation ? Le projet ITER pour l'étude préalable à un futur très lointain et très hypothétique, voire totalement fantaisiste, sera lui aussi gros consommateur d'électricité. Dans les projets scientifiques, l'électricité consommée n'intervient que par son coût monétaire, celui-ci étant très modeste par rapport aux dégâts possibles de la production électrique (production de déchets nucléaires, accident possible) son impact est donc quasi nul sur les décisions.
Revenons à la consommation domestique. Bien sûr il existe des réfrigérateurs moins gourmands en électricité. Mais si vous avez un frigo vieux de quelques années, allez-vous le jeter tout de suite à la rue pour en acheter un autre ? Les antinucléaires ne vont pas jusqu'à préconiser une campagne de ce genre, idem pour les machines à laver ou à préconiser une semaine sans ascenseur etc.
Mais qui a protesté et proteste contre la piste de patin à glace sur la place de l'Hôtel de Ville à Paris, en plein air, en décembre 2002 et actuellement ? Combien de négawatts auraient été économisés si Paris Plage n'avait pas garni les bords de la Seine cet été ?
La clim, c'est du gâchis, mais tout de même nos antinucléaires qui exigent des économies d'énergie n'ont pas approuvé le manque de climatiseurs dans les villes pendant la canicule d'août !
Les industriels vont-ils bouleverser leur fabrication, ce qui est coûteux, pour économiser de l'électricité alors que leur existence est liée aux profits rapides que leur installation actuelle peut leur apporter. Pour eux, économiser notablement de l'électricité impliquera des investissements financiers non rentables compte tenu du faible coût du kWh.
Certains produits sont gros consommateurs d'électricité. L'aluminium en est un exemple, cela va du couvercle de yaourt aux avions et aux emballages. Réduire, voire supprimer l'électricité pour la fabrication, cela changerait pas mal la vie.

Que l'on consomme beaucoup plus d'électricité qu'autrefois et que ce n'est pas forcément le signe d'une meilleure qualité de notre vie, c'est une évidence. Que les économies d'énergie électrique soient une nécessité, c'est aussi une évidence, mais il est totalement absurde de penser que cela puisse se faire d'une façon notable, rapidement et sans contraintes. Seul l'épuisement des ressources énergétiques prévisible pour dans quelques décennies arrivera à réaliser ces économies. En aucun cas cela ne peut intervenir rapidement pour que nos réacteurs nucléaires restent à l'arrêt faute de consommateurs.

Les énergies renouvelables
Penser qu'un développement rapide des énergies renouvelables, essentiellement les éoliennes, puisse remplacer notre parc électronucléaire, nous plonge en pleine magie.
Il est nécessaire de regarder les chiffres de près. Bien sûr la quantification de notre société est un mal mais on ne peut y échapper lorsqu'on veut montrer qu'il est possible de fournir à la population la quantité de TWh (térawattheures) électriques qui lui permet de vivre actuellement.
Dans tous les journaux écologistes, l'éolienne est le symbole d'une vie nouvelle. Chez les antinucléaires, même quand elle fait allusion aux dangers énormes de l'énergie nucléaire, leur production médiatique prendra l'éolienne pour illustration mais pas les malformations des enfants suite à Tchernobyl !
Ce qui n'est jamais indiqué c'est la comparaison de la production de ces éoliennes à celle les réacteurs nucléaires. Quand on en donne la puissance on ne signale jamais qu'une éolienne ne produit du courant électrique que lorsque la vitesse du vent est comprise entre deux limites : quand elle est trop faible les pales ne tournent pas assez vite, quand elle est trop forte il faut les mettre en berne pour éviter leur destruction.
L'efficacité des éoliennes sur terre ne dépasse guère 20%. On n'a pas de chiffres pour les éoliennes françaises mais personne parmi les écologistes antinucléaires ne les réclame. En Allemagne, que l'on peut prendre pour référence, elle est de 16%. L'efficacité électronucléaire d'un réacteur en bon état est d'environ 80%. Ainsi à puissance égale une éolienne est 5 fois moins productrice de courant. Les éoliennes les plus performantes de 2,5 MW (mégawatts) équivalent à 500 kW (kilowatts) nucléaires. Ainsi pour remplacer 1000 MW nucléaires il faut mettre en place 2000 de ces éoliennes et cela ne représentera que 1,6% de la puissance nucléaire installée française.
Les éoliennes en mer -off shore- sont plus efficaces que sur terre à condition qu'elles soient assez loin des côtes ce qui est le cas au Danemark (10 à 14 km pour le parc de Horns Rev) mais impossible en France car le sous-sol marin descend trop vite à partir de nos côtes. Les efficacités annoncées pour les offshore les plus performants ne dépassent pas 40%. Ainsi le parc danois de 160 MW de Horns Rev qui a fait des pages dans la presse est équivalent à 80 MW nucléaire (l'efficacité d'un réacteur nucléaire est de 80% quand il n'y a pas de gros problèmes) soit 6% d'un réacteur de 1350 MW.
Dans la revue " Systèmes solaires, l'observateur des énergies renouvelables " de novembre 2003 on note " Le parc pionnier de Port La Nouvelle prévoit 16 éoliennes d'une puissance de 2,5 MW chacune soit 40 MW ". Ce parc serait situé à 8 km de la côte et son efficacité atteindra difficilement les 40% du parc offshore danois. Avec une efficacité de 30% il serait équivalent à 15 MW nucléaires
Si l'on prend en compte les " cinq projets offshore dans l'air " mentionnés dans la revue, chaque éolienne ayant une puissance de 2,5 MW :
- 16 éoliennes à Port La Nouvelle
- 84 éoliennes à Port Camargue
- 40 éoliennes à l'Ile de Groix
- 20 éoliennes au large de Saint Nazaire
- 20 sur la côte ouest du Cotentin
ce sont des projets énormes et parfois délirants comme celui de l'Ile de Groix dont la première rangée d'éoliennes est située à seulement 1,5 km de la Pointe des Chats, le parc projeté par Shell couvrant une superficie en mer supérieure à celle de l'île et l'île faisant de " l'ombre " au parc par vent de nord-ouest !
L'ensemble des projets représente 180 éoliennes pour une puissance maximale de 450 MW soit un peu plus de 150 MW nucléaires. Rappelons que la capacité électronucléaire de la France est de 65 702 MW.

Il faut signaler qu'en Allemagne la production d'énergie électrique renouvelable autre qu'éolienne (déchets, bois, etc.) dépasse la production éolienne et ne fait pas tant de battage médiatique. (Voir le Bulletin 96/97, avril-juillet 2003). L'analyse du fantasme éolien en France demanderait un long développement, au moins en ce qui concerne les écologistes, car du point de vue du lobby nucléaire, Jeumont-Industrie fabriquant les rotors on reste dans la même " maison " et c'est le nucléaire plus l'éolien.

En résumé
Si le nucléaire est désormais reconnu et présenté comme dangereux par les antinucléaires patentés ils ne proposent que des solutions qui, éventuellement, seraient peut-être efficaces à long terme. Par contre leurs perspectives relèvent du rêve. Ce point a été très bien exprimé par Jean-Luc Thierry lorsqu'il était le responsable nucléaire de Greenpeace, dans une émission de France-Culture le 10 août 2002.
Pour Jean-Luc Thierry, si les antinucléaires ont échoué c'est que, dans les années 70, ce n'était que des " dinosaures " qui n'ont pas su faire rêver. Pour réussir il faut donner aux citoyens du rêve. L'éolien et le solaire remplissent bien cette stratégie du rêve.
Le rêve, sur des gens angoissés peut être moins nocif que des drogues dures mais sur la société il est certainement redoutable. Un exemple : en 1945 la destruction d'Hiroshima, quasi instantanée, (" Une révolution scientifique " a titré Le Monde) était la preuve que la matière stockait une énorme quantité d'énergie, qui, une fois maîtrisée, allait résoudre tous les problèmes sociaux. Moins de trois ans plus tard c'était la guerre froide et la course aux armements. Quant au nucléaire civil il s'est bâti sur ce rêve d'une énergie à gogo en oubliant les déchets et la possibilité d'accident.
Il est important de rompre avec cette stratégie du rêve. Il faut au contraire fermer les impasses, prendre en compte les dégâts que notre société peut produire -et produit- maintenant. Il ne s'agit plus comme au 19ème siècle d'imaginer une société où le système de production serait amélioré. Il est évident actuellement que ce n'est pas l'organisation de la production qui est un danger mais ce que nous produisons.
Il est assez navrant que le problème de la contamination par le plomb ait été mis à l'ordre du jour par la faillite de Métaleurop et non par les dangers du plomb quelle que soit la façon dont on les gère.
Foncer dans le futur lointain sans se préoccuper des dangers immédiats fait partie de la gestion " douce " de notre société même si ces futurologues sont de bonne foi. Il est urgent de prendre en compte les dangers immédiats que notre société néglige. Le nucléaire est, parmi tous ces dangers, le plus redoutable.

Roger Belbéoch, novembre 2003.

P. S.
Le danger nucléaire est traité d'une façon étrange dans les revues écologistes. Par exemple dans le dernier numéro de la revue L'écologiste (n°11, octobre 2003) un article de Bernard Laponche " Nucléaire : des risques inacceptables " décrit correctement les dangers inacceptables du nucléaire et comporte un encart très clair " Sortons du nucléaireavant l'accident ". Ce qui est curieux c'est le contenu du dernier paragraphe titré " Abandon nécessaire " qui commence pourtant très bien en explicitant pourquoi il faut abandonner le nucléaire, avec tous ses inconvénients graves par rapport aux avantages. Mais il précise : " La sortie du nucléaire à la fin de vie technique des centrales nucléaires actuelles est parfaitement possible et peut être économiquement favorable () ". Si on peut laisser les réacteurs vivre jusqu'à leur fin de vie technique ­qui est considérée actuellement de 30 ans par les autorités de sûreté et qu'EDF veut prolonger à 40 ans, c'est supposer qu'il n'y aura pas d'accident avant. Ainsi après avoir montré les dangers de la technologie nucléaire (accidents, déchets, prolifération des armes nucléaires) Bernard Laponche finit par se référer à des critères économiques, le fric.
Dans la même revue on trouve un texte sur les négawatts " Décroissance : le scénario Négawatt " dont la stratégie est d'exiger la fermeture immédiate des centrales électriques au charbon ou au fioul. On croit lire EDF chez qui les nucléocrates ne rêvent que de les fermer au plus vite ces centrales thermiques classiques (appelées aussi centrales thermiques à flamme) qui existent aujourd'hui et qui, si elles étaient utilisées au maximum de leurs capacités pourraient permettre de fermer immédiatement un bon paquet de réacteurs nucléaires ! Si ces centrales sont démantelées, ce que demandent ces écolos négawatts, le problème de la sortie rapide du nucléaire pour échapper au désastre d'un accident sur un de nos réacteurs ne se posera plus, mais il faut alors accepter le risque de désastre nucléaire.
D'une façon générale à la lecture de la presse sur les énergies renouvelables on ne sait pas très bien s'il s'agit d'écologie ou de publicité EDF. L'éolienne est devenue le symbole commun des écolos et d'EDF et AREVA.
Faire rêver les gens escamote les problèmes auxquels ils sont soumis. C'est une façon douce d'éviter que les problèmes réels de notre société soient pris en considération par les citoyens, le peuple. C'est le meilleur moyen pour justifier les décisions de nos décideurs en évitant d'éventuelles " turbulences sociales ".