DOUNREAY
une décision immédiate de fermeture d'un site nucléaire
(quelques informations que vous n'avez pas pu lire dans la presse française)

 

Une polémique "exotique"

Au matin du 5 juin 1998, nous entendions par hasard une information diffusé par la BBC (radio 4), concernant les installations nucléaires de Dounreay en Ecosse. Il s'agissait d'une décision du gouvernement britannique, qui paraissait avoir une certaine importance puisqu'elle faisait le premier titre de l'émission. Nous comprenions que l'activité de retraitement de matériaux nucléaires à Dounreay devait être arrêtée à terme plus ou moins lointain, mais sans bien saisir les tenants et les aboutissants de cette décision. Une lecture attentive de quelques grands quotidiens nationaux français ce jour-là et dans la semaine qui a suivi ne nous a pas permis d'y trouver la moindre allusion à cet événement "exotique".

Intrigués nous prenions contact avec l'association Shut down Sizewell Campaign (à laquelle nous sommes jumelés depuis octobre 1987) qui nous faisait rapidement parvenir de copieux articles publiés par The Times et The Guardian du 6 juin 1998. Après avoir complété notre information par des éléments glanés sur Internet, bien que de nombreux points paraissent un peu flous (les éléments fournis par les différentes sources sont souvent imprécis et pas toujours très cohérents), nous estimons être en mesure de vous présenter les grandes lignes de cette affaire, qui ne manque pas d'intérêt et à eu fort peu d'échos en France (Wise y a consacré un court article dans le numéro de Mai-Juin 1998 d'Investigation Plutonium).

Le 5 juin 1998, John Battle, ministre de l'énergie (the Energy Minister), annonçait : " L'UKAEA m'a informé récemment que le maintien à long terme d'une activité commerciale de retraitement à Dounreay n'est pas économiquement justifié. Le retraitement sera arrêté quand l'établissement aura achevé le retraitement de son propre combustible et de l'uranium fortement enrichi en provenance de Géorgie, ainsi que les contrats en cours " (traduction de la citation de The Times du 6 juin 1998) ; (UKAEA : United Kingdom Atomic Energy Authority, principal organisme public britannique s'occupant de l'énergie nucléaire).

Cette déclaration intervenait après plus d'un mois d'une très vive polémique, déclenchée à la fin du mois d'avril par l'annonce de l'arrivée imminente, à bord d'un avion de transport des Etats-Unis, de combustible plus ou moins usé (les sources dont nous disposons varient sur ce point), à base d'uranium fortement enrichi, en provenance de Géorgie ex soviétique.

La contestation était menée par des associations, mais aussi par le parti nationaliste écossais (SNP : Scottish National Party) dont la progression inquiète depuis quelques temps les autorités britanniques et dont le congrès devait se tenir au mois de juin. Le gouvernement ayant justifié sa décision d'accepter le matériau géorgien par le fait que s'il était laissé en Géorgie il pouvait tomber dans de mauvaises mains, Alex Salmond, leader du SNP accusait Tony Blair de " prostituer l'Ecosse, en en faisant une poubelle nucléaire au service du monde entier, pour gagner les bonnes grâces de l'administration Clinton " (traduction de la citation de BBC on line Network-BBC News du 22 avril 1998). Les contestataires profitaient de sérieux incidents d'exploitation et du lourd passé du site.

Un passé chargé

Situé sur la côte nord de l'Ecosse, où il occupe 54 hectares (135 acres), dans une région très peu peuplée (comté de Caithness), l'établissement de Dounreay fut ouvert en 1955 en vue de lancer le programme britannique de surgénérateurs à neutrons rapides. Trois réacteurs y ont été construits : DFR (Dounreay Fast Reactor) remplacé à la fin des années 70 par un prototype plus puissant, dénommé PFR (Prototype Fast Reactor), auquel il faut ajouter DMTR (Dounreay Materials Test Reactor), petite installation destinée à tester le comportement des matériaux sous irradiation. Après 1994, à la suite de la décision du gouvernement britannique d'arrêter le développement des surgénérateurs, plus aucun réacteur n'était en service sur le site. Mais y restaient en activité un atelier de conditionnement de déchets nucléaires, et surtout deux installations de retraitement. L'une est affectée au combustible provenant de réacteurs à neutrons rapides, l'autre, plus petite, est destinée à traiter des combustibles à base d'uranium fortement enrichi, utilisés dans des réacteurs de recherche situés dans divers pays. Actuellement le site, propriété du Department of Trade and Industry, est géré par l'UKEA. Ces deux organismes sont publics. Mais une partie des installations est louée à différents opérateurs privés (il y en a au moins trois). Ce n'est pas particulièrement simple et le partage des responsabilités ne doit pas être évident.

L'histoire du site a été émaillée de sérieux incidents. Le plus remarquable s'est produit dans un puits de 65 m de profondeur, creusé initialement pour accéder au tuyau d'évacuation en mer des effluents liquides ; il a en fait servi de poubelle pour un mélange de déchets non répertoriés mais qui contiendraient 4 kg de plutonium et 100 kg d'uranium. En 1997, à la suite d'une explosion officiellement attribuée à une réaction chimique, il fut scellé. Des photographies que la BBC a pu se procurer en octobre 1996 suggèrent que l'explosion fut très violente : un bouchon de béton de 12,5 tonnes fut projeté à 4 m à coté du puits. Mais pour les experts il n'y a pas eu de dégâts significatifs. Des documents obtenus par la BBC en 1997 indiquent qu'après l'explosion, la contamination autour du puits, y compris bien à l'extérieur de la clôture du site, était très élevée. Mais les responsables des installations ont toujours soutenu qu'une photographie prise dans le puits montre que, dans l'ensemble, les déchets n'ont pas été perturbés par l'explosion (d'après BBC on line Network-BBC News du 31 mars 1998). Il y a environ trois ans un comité gouvernemental pour la gestion des déchets radioactifs indiquait qu'une falaise soumise à l'érosion naturelle menaçait de s'effondrer dans les cent ans à venir, et que le puits pourrait alors fuir.

Une étude de la contamination radioactive, engagée en 1997, a montré que celle-ci est largement présente sur le site et alentour. Son origine n'est pas claire. Une partie, en particulier sur le rivage, provient certainement de l'explosion de 1977 ; L'UKAEA a également mis en cause des fuites au cours de transports de matières.

L'image de marque de Dounreay s'est fortement dégradée au cours du temps. L'opinion locale, à l'origine, était favorable au fonctionnement du site, à cause des emplois qu'il créait. Mais peu de temps avant que le gouvernement accepte l'arrivée du combustible géorgien, un référendum a eu lieu dans le comté de Caithness, à l'initiative de l'association Caithness against Nuclear Dumping et organisé par the Electoral Reform Society : 65,5 % des votants s'étaient prononcés contre l'importation de combustible à retraiter. Le prestige du site ne s'est pas amélioré quand, en mai 1998, un câble d'alimentation électrique était coupé accidentellement ; le système de secours se montrant défaillant, les installations de retraitement étaient alors privées d'énergie pendant 16 heures. Et pour corser le tout, au début de juin, il apparaissait que 170 kg d'uranium enrichi semblaient avoir disparu pendant les années 60 (disparition réelle ou incertitude due à des comptes approximatifs, la question ne sera sans doute jamais tranchée).

Un arrêt provisoire des activités, pour enquête de sécurité, était alors décidé (il devrait durer environ un an). Enfin, la déclaration gouvernementale du 5 juin précisait le sort futur du site.

Une condamnation difficile

Pendant toute cette période, le gouvernement a donné l'impression de louvoyer au gré des événements. Le ministre du commerce et de l'industrie du cabinet fantôme (the Shadow Trade and Industry Secretary), John Redwood, pouvait se donner le plaisir d'ironiser : " D'abord on nous dit que, pour traiter le matériau géorgien, la Grande Bretagne a des installations sûres. Alors, nous apprenons que l'inspection nucléaire les ferme, parce qu'elles ne sont pas sûres. Puis on nous dit qu'elles seront améliorées, de sorte que le travail puisse reprendre. Et maintenant on nous apprend qu'à long terme, le site devra être fermé. Cette politique est une vraie pagaille. " (traduction de la citation de The Times du 6 juin 1998). Mais dans l'ensemble, si on en juge par les déclarations publiées dans la presse, la décision semble bien accueillie par les organisations qui protestaient depuis plusieurs mois. Les associations de défense de l'environnement émettent quelques objections à la poursuite des travaux de retraitement. The Guardian résume ainsi leur argumentation : " il y a des surplus mondiaux d'uranium et de plutonium ; pourquoi continuer à en extraire de combustible usagé, alors que celui-ci pourrait être stocké de façon sûre, ce qui économiserait l'argent des contribuables ". On remarquera l'importance donnée à l'argument étroitement économique, et la sûreté supposée du stockage de combustible usagé. Pete Roche, de Greenpeace, fait cependant remarquer : " Continuer le retraitement est complètement inutile dans le processus de mise hors service des installations. Cela implique que Dounreay continuera à brasser des déchets radioactifs qui aboutiront dans nos mers et notre atmosphère, jusqu'en 2006. " (traduction de la citation de The Guardian du 6 juin 1998). Quand au parti nationaliste écossais, si on en croit The Times, il se réjouit essentiellement de " la victoire de ceux qui se sont constamment opposés au secret dans l'industrie nucléaire " (la transparence, si chère aux partis politiques français, n'est pas loin), et du " camouflet infligé à Tony Blair amené à faire volte-face ".

Une fin pleine d'avenir

Même si le terme en est lointain, le processus de mise hors service du site parait maintenant irréversible.

Mais cela prendra beaucoup de temps. L'essentiel des installations a cessé actuellement toute activité, en attendant les résultats de l'enquête en cours, menée par l'Agence pour l'environnement (the Environment Agency) et l'Inspection des installations nucléaires ( the Nuclear Installations Inspectorate). Cela pourra durer de l'ordre d'un an. Ensuite les derniers contrats conclus devront être honorés et surtout, les travaux qui étaient en cours devront être achevés. L'entreprise est gigantesque car pour l'essentiel il s'agit de la démolition des réacteurs, déjà hors service, et des installations de retraitement, ainsi que du "nettoyage" du site (dans la mesure où cela est possible !).

Le démantèlement de la structure du plus petit réacteur (MTR) a été entamé. Pour DFR, l'essentiel du combustible et le réfrigérant ont été retirés du réacteur. Mais une petite partie du combustible est restée coincée, et il faudra mettre au point les techniques adéquates pour résoudre ce problème. PFR, le plus gros réacteur, a également été débarrassé de son combustible. Les opérations de vidange du réfrigérant, 1500 tonnes de sodium, sont en cours. La construction d'un atelier destiné à décontaminer ce réfrigérant, a été entamée (on remarquera qu'en France le sodium de Superphénix est censé être propre). D'après The Times, le sodium de Dounreay, une fois purifié, devrait être rejeté en mer. S'il est vraiment décontaminé et purifié nous ne comprenons pas pourquoi, alors qu'il a dû être extrait à grands frais de sel naturel, il ne serait pas réutilisé dans l'industrie chimique.

On prévoit actuellement que les opérations de mise hors service et démantèlement des installations, et de nettoyage, dureront de l'ordre d'un siècle.

La note devrait être salée, 850 millions de livres sterling (environ 8 milliards de francs), d'après The Times. Rien que le nettoyage du puits où a eu lieu l'explosion de 1977, devrait prendre 25 ans et coûter 350 millions de livres (plus de 3 milliards de francs). Les deux quotidiens que nous avons consultés s'accordent à penser que les personnes travaillant actuellement sur le site (1600 environ) n'ont pas trop de souci à se faire pour leur emploi. The Times évalue à 1200 postes de travail la main d'uvre nécessaire aux travaux de long terme. The Guardian estime même que les emplois à Dounreay sont plus sûrs que dans n'importe quelle autre industrie. Sur ce point on est loin du ton de la presse française à propos de Superphénix.

A la différence de The Times, The Guardian estime que la décision concernant Dounreay est un coup pour l'industrie nucléaire, et que la viabilité du retraitement à Sellafield est mise en question. Il est certain qu'un contrat en cours de négociation avec des australiens a été abandonné et que nombre de partisans de l'énergie nucléaire ont été contrariés par la décision gouvernementale. Mais l'argumentation officielle reste étroitement économique, et sur cette base rien ne presse. De plus, les activités de retraitement effectuées à Dounreay sont relativement mineures par rapport à celles de Sellafield.

En Grande-Bretagne, les perspectives grandioses de la filière surgénératrice semblent bel et bien abandonnées, ce qui n'est pas rien, et la sensibilité de l'opinion aux problèmes de contamination "courante" semble vive. L'industrie nucléaire britannique a un profil bas. Mais elle est prête à rebondir ; ses activités sont plutôt stationnaires qu'en déclin. Pas plus qu'ailleurs il n'y a de perspective d'un arrêt rapide ni même d'une diminution significative, à court ou moyen terme, des activités de production.