Regardez ! Un parachute...

Futaba Kitayama, ménagère, 33 ans. Atomisée à 1 700 mètres de l'hypocentre dans la rue, près du pont Tsurumi-bashi. Extrait de « Pika Don ! La leçon de Hiroshima », Groupe du 6 août, Edition Autrement, 1985

Après une nuit de terreur, hachée par le hurlement sinistre des sirènes, qui nous avait jetés à plusieurs reprises et la peur au ventre, dans les abris antiaériens, l'aube du 6 août 1945 se leva.
Dès le matin, le soleil tapait déjà fort. Membre du tonarigumi [1] du quartier de Daiya-cho où je vivais, j'étais de service, ce jour-là, au travail volontaire de la démolition préventive. Journaliste au Chugoku-Shimbun, mon mari, qui s'était précipité au bureau dès l'alerte de la nuit dernière, n'était pas encore rentré. Avalant sans grand appétit mon petit déjeuner, je préparai un casse-croûte pour mon mari qui rentrerait pendant mon absence et sortis.
Le rassemblement était fixé à 7 heures et demie. La plupart des participants à ce service étaient des femmes dont quelques-unes dépassaient la soixantaine. Nous étions en état d'alerte depuis le matin mais l'accoutumance faisait que je marchais à côté de Mme Yamaguchi, ma voisine, sans m'inquiéter particulièrement. En cours de route, l'alerte fut levée.
Notre service devait avoir lieu dans le quartier de Tsurumi-cho, où nous étions chargés de déblayer les décombres des opérations de démolition. Notre travail commençait à 8 heures et nous traversions en files le pont Tsurumi-bashi.
Le spectacle de ce cours d'eau se grava à jamais dans ma mémoire. Quel contraste entre la guerre broyant les hommes dans sa boucherie et cette nature si belle, si sereine ! Cet écoulement d'une limpide innocence, s'abandonnant à son éternel destin, je le revois aujourd'hui encore dans toute sa pureté.
A trente mètres environ du pont que nous venions de traverser, nous entendîmes soudain un vrombissement d'avions d'une surprenante netteté. Que des avions ennemis survolent la ville malgré la levée de l'alerte aérienne, c'était pour nous chose fréquente. Impossible de savoir à quelle altitude ils volaient mais avec leurs ailes scintillant dans les rayons du soleil, les avions paraissaient si petits qu'on aurait cru pouvoir les tenir dans les mains.
- C'est beau ! Une vraie féerie..., dis-je à mi-voix à Mme Yamaguchi qui marchait à mes côtés.
- Vous êtes bien romantique ! Rêver dans un moment pareil..., me répondit-elle sur un ton mi-plaisant mi-sérieux.
Le fait est qu'à cet instant, le ciel était de toute beauté. Dans l'azur sans nuages, les avions, bijoux d'argent, glissaient lentement d'est en ouest dans un discret ronronnement. La main en visière, je m'enivrai un moment de ce spectacle.
Soudain, j'entendis une voix crier : « Regardez ! Un parachute... Le voilà qui descend. »
Je me tournai instinctivement dans la direction du doigt pointé. Ce fut à ce moment précis. Le ciel s'embrasa. Comment expliquer cet éclat ? Le feu avait-il pris dans mes yeux ? Ou encore était-ce l'étincelle d'un bleu-violet sinistre que le tram fait jaillir parfois du fil électrique mais d'une intensité de plusieurs centaines de milliards de fois supérieure ? Non, ce n'est pas ça.
Lequel fut le premier, l'éclat (Pika !) ou le formidable coup de gong (Don !) qui vibra jusqu'au fond des entrailles ? Je fus soufflée violemment face contre terre. En même temps, une pluie d'objets s'abattit sur ma tête et sur mon dos. Aveuglée, j'étais plongée dans les ténèbres. Je crus que le moment fatal auquel je m'étais toujours préparée venait d'arriver.
Alors, dans un éclair, les visages de mes trois enfants, réfugiés à la campagne, apparurent devant mes yeux. Poussée brusquement par une impulsion irrésistible à me ressaisir, je rassemblai toutes mes forces pour me redresser. Mais j'avais beau essayer de me dégager, les morceaux de bois et les tuiles qui ne cessaient de me recouvrir me paralysaient. « Je ne peux pas me laisser mourir comme ça ! Et les enfants, qu'est-ce qu'ils vont devenir ? Mon mari est peut-être déjà mort... Je dois sortir de là à tout prix... » Comme une folle, je parvins finalement à me dégager en rampant.
Soudain, je sentis une puanteur de soufre dans l'air. « Ça doit être une bombe incendiaire... » Machinalement, avec le linge que je portais à la ceinture, j'essuyai vigoureusement mon nez et ma bouche. C'est alors que, pour la première fois, j'éprouvai une sensation anormale au visage. Quand je sentis la peau de mon visage se détacher d'un seul coup, je tressaillis. « Quelle horreur ! Cette main... » La peau de ma main droite, de la deuxième phalange au bout des doigts, partait en lambeaux. Et la peau de toute la main gauche se détachait, elle aussi, comme un gant. « Ça y est ! Des brûlures ! ... » Ce gémissement m'échappa du fond de l'âme et je me dis que mon visage, que je ne pouvais voir, était dans le même état. « Tout à l'heure, en écartant ces morceaux de bois comme une éperdue pour me dégager, j'ai dû me blesser aux mains et au visage couverts de brûlures. C'est la fin ! » A bout de force, je m'accroupis sur place. Mais je réalisai soudain qu'il n'y avait personne autour de moi. « Qu'est-ce qui est arrivé ? Et tous ceux qui étaient avec moi ? Et Mme Yamaguchi, qu'est-ce qu'elle est devenue ? » Une brusque épouvante me poussa à fuir : je me mis à courir, hors de moi. Mais où aller ? Dans quelle direction ? Tout était jonché de débris de bois et de tuiles... Comment aurait-on pu s'y retrouver ?
Il y a un instant à peine, il faisait si beau, et maintenant... Tout était plongé dans une obscurité crépusculaire et ma vue était troublée comme par un brouillard. « Serait-ce que je suis devenue folle ? » En regardant autour de moi, j'aperçus des silhouettes qui s'éloignaient en courant sur le pont. « Ah oui, c'est le pont Tsurumi-bashi. Il faut que je le traverse vite moi aussi, c'est l'unique chance de salut. »
Sautant par-dessus débris et gravats, je m'élançai comme une folle vers le pont. Quel spectacle ! Une foule innombrable grouillait dans l'eau sous le pont. Tous - s'agissait-il d'hommes ou de femmes ? - sans exception, le visage grisâtre et boursouflé, les cheveux hérissés, agitant les bras vers le ciel, poussant des gémissements étranglés, ils se bousculaient : c'était à qui se jetterait le plus vite à l'eau. Exposée à des rayons si intenses que mon mompé [2] tombait en loques, je souffrais comme une écorchée. Juste au moment de me lancer à l'eau, je me souvins ne pas savoir nager. Revenue sur le pont, je tombai sur une malheureuse lycéenne qui errait comme une somnambule et que j'encourageai d'un « Vite ! Vite ! » en courant vers l'autre rive : un coup d'oeil par-dessus mon épaule me fit voir une mer de feu s'étendant du quartier Takeyacho jusqu'à celui de Hatchobori et moi qui croyais que la bombe n'avait touché que les alentours...
Tout en courant, je me répétais le nom de mes trois enfants et ne cessais de m'encourager : « Non, non ! Maman ne va pas se laisser mourir comme ça ! Ne vous inquiétez pas ! » J'ai beau essayer mais impossible de me rappeler où et comment m'entraîna ma course. Mais les innombrables scènes atroces que je rencontrai en chemin restent à jamais gravées dans mes rétines.
Où je vis cette scène, je l'ignore : tandis qu'une jeune femme, peut-être une maman, couverte de sang du visage aux épaules, tentait de s'élancer dans une maison en proie aux flammes et criait sans arrêt « Mon petit ! Mon petit ! », un homme s'efforçait de la retenir dans ses bras mais elle, furie démente, ne cessait de hurler : « Lâche-moi ! Lâche-moi ! Ah, mon petit, il va mourir brûlé ! »
Comme il me semble avoir emprunté une avenue où passe le tram, j'ai probablement dû suivre l'avenue Matoba qui mène au Champ de Manoeuvres de l'Est. Je traversai le pont Kojin-bashi - je ne savais pas alors qu'il s'agissait de ce pont-là - ; débarrassé de son parapet si solide en béton armé, sans doute soufflé par l'explosion, il paraissait terriblement instable. Sous le pont, comme chiens et chats crevés, le courant charriait d'innombrables cadavres aux chairs desquels collaient encore des lambeaux d'étoffe. Près de la berge, une femme était étendue sur le dos, la poitrine ouverte d'où jaillissait le sang à gros bouillons. Spectacle horrible ! Une telle atrocité est-elle possible dans ce monde ?
L'enfer, que ma grand-mère décrivait si souvent à la petite fille que j'avais été, le voilà qui, soudain, avait surgi devant mes yeux.
Je finis par me retrouver au milieu du Champ de Manoeuvres et m'y accroupis.
Même en comptant les détours, je mis certainement moins de deux heures pour aller à pied du quartier Tsurumi-cho au Champ de Manoeuvres mais le ciel, bien que moins sombre qu'au moment de l'explosion, restait couvert et le soleil, encore caché derrière d'épais nuages, répandait une lueur blafarde.
C'est à partir de ce moment-là que mes brûlures commencèrent peu à peu à me faire souffrir. Mais à la différence des douleurs aiguës qu'infligent normalement les brûlures, il s'agissait plutôt de douleurs sourdes qui m'atteignaient de loin dans un corps qui n'était pas moi. Une sécrétion jaune suintait de mes mains écorchées et tombait en gouttes de la grosseur d'un pois. Mon visage devait avoir le même aspect épouvantable. Autour de moi, des écoliers et des écolières des équipes du Service bénévole, se tordant sur le sol, hurlaient en délire. Contre quoi décharger la fureur irrépressible que souleva au plus profond de moi-même la vue insupportable de ces pauvres corps brûlés et ensanglantés ? Même des enfants... Ces écoliers qui s'éteignaient l'un après l'autre sous mes yeux en appelant leur mère dans leur agonie, que pouvais-je faire pour eux ?
Rassemblant mes dernières forces physiques et mentales, je me mis à marcher à la suite des gens qui gagnaient les collines. Il pouvait être aux environs de 3 heures de l'après-midi. J'avais dû rester bien longtemps, comme prostrée, assise au milieu du Champ de Manoeuvres. Où que se portât ma vue affaiblie, elle ne rencontrait qu'une mer de flammes qui embrasait déjà la gare et le quartier Atago-cho. « C'est incroyable que tu aies réussi finalement à fuir jusqu'ici ! »
Peu à peu, je sentis mon visage s'enfler. Portant prudemment mes mains aux joues, je les retirai pour me rendre compte que la largeur de mon visage avait presque doublé. Mon champ visuel se réduisait de plus en plus. Mon, Dieu ! Je vais finir aveugle ! Fuir jusqu'ici et ne pas réussir à échapper à mon malheureux destin ! Longeant le pied des collines, j'atteins le village de Tosaka. Sur la route, un défilé ininterrompu de brancards. Des charrettes et des camions emportent leur chargement de blessés et de cadavres qui n'ont plus rien d'humain. Sur les bas-côtés, erre une foule de somnambules.
Avec ce qui me restait de vue, je cherchai un lieu sûr à l'écart du passage des camions, décidée à m'abandonner paisiblement à mon sort quel qu'il fût. Je scrutais mon faible champ de vision quand soudain j'aperçus, accroupie là, ma soeur :
- C'est moi ! Au secours ! Instinctivement, je me précipitai vers elle. Après un moment d'hésitation, ma soeur finit sans doute par me reconnaître :
- Ah, ma pauvre Futaba ! Dans quel état...
Ne trouvant plus ses mots, elle m'attira dans ses bras.
- Je perds la vue. Conduis-moi à mes enfants
- Ne t'inquiète pas, me répondit-elle toute troublée, je ne te laisserai pas mourir... Je t'emmènerai à la maison quoi qu'il arrive. Et regardant mon corps meurtri :
- Ma pauvre petite ! Comme te voilà...
Le visage en larmes, elle m'étendit sur un tapis d'herbe. C'est à ce moment que je ressentis comme jamais combien il est réconfortant d'avoir une famille. Si alors je n'avais pas rencontré ma soeur, jamais je n'aurais pu survivre. Quant à elle, elle était blessée à la tête et aux jambes mais sans gravité. Allongée à côté d'elle, vaincue peut-être par cette douceur, je perdis complètement la vue et mes jambes refusèrent de me porter. Le vrai crépuscule approchait sans doute, mon corps, vêtu du seul mompé brûlé et en loques, frissonna. Ma soeur m'installa dans une charrette qu'elle venait d'emprunter quelque part et me dit que nous irions au poste de secours installé à l'école primaire de Yaga, à quatre kilomètres de là. Je sentais mes forces m'abandonner en même temps que ma vue. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir avant de revoir mes enfants ! La vie m'était plus chère que jamais. J'appris plus tard qu'il faisait déjà nuit lorsque nous sommes arrivées. A partir de là, mes souvenirs s'estompent. Il paraît que d'innombrables blessés et des cadavres se trouvaient déjà entassés au poste de secours. Je ne trouve pas les mots pour exprimer ce qu'il en coûta à ma soeur de passer ces deux nuits auprès de moi au poste de secours. J'avais perdu conscience et ne cessais de délirer . « Vite ! Conduis-moi à mes enfants ! » Comme, malgré ce que me déconseillait le médecin, j'insistais pour mourir à tout prix auprès de mes enfants, on me mit dans le train, à même mon brancard. J'arrivai, le 8 août, chez de la parenté à Kamisugi-mura où le médecin du village, en me voyant, s'exclama : « Mais c'est horrible ! » et déclara que mon état était désespéré. Ce même soir, mes enfants, qui étaient réfugiés chez un autre de mes parents, à huit kilomètres de là, accoururent.
- Maman !
A ce cri de mes enfants qui s'agrippaient à moi, je sentis mon âme arrachée du fin fond de l'enfer.
- Rassurez-vous ! Les blessures de maman ne sont pas graves, dis-je en respirant l'odeur de mes enfants qui, tout en larmes, se serraient contre moi. A partir de ce soir-là, ma fille aînée de quatorze ans ne quitta plus sa mère immobilisée sous les pansements qui couvraient bras et visage.
C'est le quatrième jour après mon arrivée dans ce village, le 11 août, alors que, au fond de moi-même, j'avais presque déjà perdu l'espoir de le revoir, que mon mari vint nous retrouver. Serrés tout contre leur père, les enfants pleuraient de joie.
Étant alors au plus critique de mon état, je me rassurai : « Ah, tant mieux pour les enfants ! Même si je disparais, ils auront au moins leur père. » Fugitive consolation : c'est lui qui, en crachant du sang le matin du 13, trois jours après son arrivée et bien qu'il fût sans blessure apparente, laissant une femme elle-même au bord de la tombe et trois pauvres enfants, hélas ! s'éteignit. Dire que nous avions été mari et femme durant seize années et je n'avais pu recueillir le dernier souffle de cet homme qui avait fait de sa profession une vocation et qui laissait tant de choses à réaliser : j'en étais inconsolable.
- Maman !
Oh ! la voix de mon petit garçon venu s'asseoir à mon chevet, quel déchirement ! J'en pleure encore aujourd'hui. « Mes pauvres enfants ! Je ne dois pas mourir, non, je n'en ferai pas des orphelins ! » Je ne cessais d'implorer l'âme de mon mari. Toujours condamnée, j'échappai à la mort par miracle.
Mes yeux se sont rouverts plus vite que je ne le croyais, à tel point qu'une vingtaine de jours plus tard je pus distinguer vaguement le visage de mes enfants. Mais l'été se termina et l'automne vint sans que les brûlures au visage et aux mains guérissent, bien au contraire, l'épiderme ne pouvant pas se reconstituer, la chair des plaies se décomposait, prenant l'aspect de la tomate écrasée. Au début du mois d'octobre, j'étais suffisamment rétablie pour pouvoir me redresser sur mon lit, mais j'eus besoin de deux mois encore pour me mettre debout et marcher.
Après le Nouvel An, je fus enfin libérée des pansements, mais mon visage et mes mains étaient ceux d'une autre. En effet, le lobe de l'oreille gauche était réduit de moitié, une chéloïde grande comme la paume de la main crispait la joue gauche, la bouche et le cou. Quant à la main droite, une chéloïde de cinq centimètres couvrait le petit doigt et les deux premières phalanges des autres. Et les cinq doigts de la main gauche étaient complètement soudés.
On avait fait de moi une infirme et je me demandais désespérément comment j'allais pouvoir vivre avec mes trois jeunes enfants. Nous fûmes pris dans la tourmente de l'inflation de l'après-guerre.
C'est enfin en avril 1947, à la veille d'être littéralement sur le pavé, que mes enfants et moi, nous avons été sauvés par le Chugoku-Shimbun, le journal où mon mari avait travaillé. Je n'oublierai jamais de toute ma vie la joie que le journal m'a procurée en me donnant du travail.
Cinq ans déjà se sont écoulés et si, depuis ce jour, supportant la honte et l'humiliation de mon hideuse infirmité, j'ai continué à travailler, c'est pour mes enfants, oui, uniquement pour eux.

[1] Association de quartier pour la défense civile.
[2] Pantalon d'étoffe grossière porté par les femmes pour les travaux de force ou dans des situations d'urgence.