Roulette russe au Blayais

Dans la nuit du 25 au 26 avril dernier, nuit du 18è anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, une procédure a été effectuée volontairement qui aurait pu conduire à la catastrophe sur l'un des réacteurs de la centrale nucléaire EDF du Blayais.
Alors que le réacteur était en phase de redémarrage, après recharge de combustible, l'exploitant a pratiqué une injection d'eau non borée dans le circuit primaire, en grave contradiction avec les spécifications techniques d'exploitation. La presse a relaté cet " incident significatif " de manière anodine, comme à son habitude, pour les quelques dizaines d'événements de ce type qui se produisent chaque année sur les sites nucléaires français. Sauf à disposer de bonnes connaissances dans le domaine de la sûreté nucléaire, le lecteur néophyte ne peut supposer que l'on est passé de peu, près du désastre nucléaire.
Pour comprendre, d'abord un peu de technologie : il existe trois procédés pour réguler la réaction nucléaire dans un réacteur de type à " eau pressurisée " :

- Les barres de contrôle dont tous ont entendu parler, composées d'un alliage d'argent, cadmium, indium, qui absorbent les neutrons pour contrôler la réaction nucléaire. Chaque atome d'uranium 235 ou de plutonium 239 qui fissionne sous le choc d'un neutron va se briser en plusieurs atomes plus petits (dits produits de fission) et libérer l'énergie qui chauffe l'eau du circuit primaire, ainsi que des neutrons. La réaction en chaîne produit plus de neutrons que nécessaire ; sans une parfaite régulation, il y aurait un emballement brutal de la réaction, ce que dans le jargon on appelle " excursion " ; c'est à dire plus clairement une explosion.

- Lorsque l'on charge le combustible neuf, l'uranium contient 3,7% d'uranium 235 fissile, ou 4,2% de plutonium 239 + 1,8% de plutonium non fissile pour le combustible Mox. En fin de cycle de combustible, le taux de matière fissile n'est plus que de 0,7% et les barres de contrôle ne sont pas conçues pour compenser cette évolution. Les éléments combustibles comportent donc des " crayons " de " poison consommable ", du silicate de bore ; le bore 10 ayant une grande capacité neutrophage qui va diminuer avec l'usure du combustible.

- Ces deux systèmes ne sont cependant pas suffisamment souples et précis pour un contrôle parfait, impératif à la stabilité de la réaction en chaîne. Un troisième procédé complémentaire consiste en l'injection d'eau borée dans l'eau du circuit primaire, diluée sous forme d'acide borique. Lors d'arrêt pour rechargement en combustible, le taux est de 2000 ppm et ne doit jamais descendre en dessous de 1800 ppm pour éviter toute reprise intempestive de la réaction en chaîne. Lors du redémarrage, ce taux est baissé à 1200 ppm.

C'est à ce niveau que se situe la gravité du problème. En 1989, déjà sur ce même site du Blayais, alors que le réacteur venait d'être rechargé, cuve ouverte, l'eau du circuit primaire circulant à bas débit pour évacuer la chaleur résiduelle avait entraîné, suite à l'ouverture intempestive d'une vanne, une petite poche d'eau non borée mal diluée. En traversant le coeur, elle avait provoqué la reprise intempestive de la réaction en chaîne, l'ébullition de l'eau... et la panique générale dans l'installation.
L'incident s'était terminé dès que cette petite poche d'eau avait quitté le coeur.

L'IPSN, l'appui technique de l'autorité de sûreté nucléaire de l'époque, avait, suite à cet incident, évalué la possibilité d'une excursion nucléaire si une poche d'eau plus importante venait à traverser le coeur du réacteur. Les résultats rendus publics lors d'une conférence de presse de la CFDT énergie, le 8 octobre 1990 ont fait passer un grand frisson dans le dos de tous ceux qui sont préoccupés de sûreté nucléaire : les experts " officiels " venaient de démontrer qu'il était ainsi possible de provoquer une excursion nucléaire à 180 fois la puissance nominale de l'installation (la puissance maximum en fonctionnement normal. Au Blayais, puissance thermique d'environ 3000 MWth et 950 MW électrique). Á titre de comparaison, le réacteur 4 de Tchernobyl d'une puissance nominale de 3000 mégawatts thermique (pour 1000 MW puissance électrique utilisable en sortie d'usine) est passé, la nuit du 25 au 26 avril 1986, d'une situation de ralenti à 200.000 MWth en l'espace de deux secondes ; soit une excursion à " seulement " 66 fois la puissance nominale de l'installation. Il est aisé de concevoir qu'une aussi importante et brutale libération d'énergie, briserait à l'instant même le réacteur et l'enceinte de confinement si souvent vantée pour sa protection supposée et qui n'est en fait prévue que pour résister à une pression de seulement 5 fois la pression atmosphérique. Á ce stade, il est déjà trop tard pour évacuer préventivement les populations ou même seulement leur faire avaler les pastilles d'iodure de potassium, supposées " antiradiations ".

La procédure normale, en phase de redémarrage, est de pousser hors du circuit primaire l'eau trop borée à 2000 ppm de l'arrêt de tranche par de l'eau borée à 1200 ppm, propice au redémarrage normal du réacteur. En injectant directement de l'eau non borée pour réduire le taux de bore, le risque était très conséquent qu'une poche d'eau non borée mal diluée traverse le coeur, provoquant une reprise incontrôlée de la réaction neutronique. Au Blayais, donc, pour la nuit du 18è anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, l'exploitant a sciemment outrepassé les procédures de sécurité, pour des raisons que l'on ignore, (gains de temps, d'argent, de productivité ?), prenant ainsi un risque considérable que l'on peut qualifier de " mise en danger volontaire de la vie d'autrui " ; " autrui " étant en la circonstance, quelques centaines de milliers d'habitants d'Aquitaine, de Poitou-Charentes, du Limousin, ou (et) plus selon les vents.

Les nucléaristes, agacés par les critiques sur Tchernobyl, rétorquent souvent qu'il s'agit d'un accident " soviétique " compte tenu des non-respects flagrants des procédures qui ont précédé l'explosion. A l'examen des incidents de cette centrale nucléaire du Blayais qui trône au milieu des crus les plus prestigieux de France, on voit comment on peut faire aussi bien que les opérateurs russes pour piloter les réacteurs. Avec la mise en concurrence le pire est à venir. On ne peut que constater, une fois de plus, que notre " douçâtre " patron de l'autorité de sûreté s'est contenté d'un classement au niveau 1 de l'échelle Ines ; une banalité ! Mais il est vrai qu'on ne peut être au four et moulin en même temps, faire la propagande du nucléaire et le gendarme de la sûreté. Le patron de la sûreté doit aussi veiller à la " sûreté " sociale, il ne faut pas angoisser les populations pour éviter les " turbulences "...

Pour terminer par les " non-banalités " on a pu observer au passage l'attitude de notre " Réseau sortir du nucléaire ". Informés le 15 mai, la veille du débat parlementaire sur l'énergie, on aurait pu s'attendre, au vu de leur capacité médiatique (bien supérieure à la nôtre), qu'il profitent de l'occasion pour faire un " tabac " sur le risque de catastrophe ; c'était une occasion unique à ne pas rater. Hé bien non ! Le " Rézo " s'est contenté d'un banal communiqué comme s'il s'agissait d'un banal incident. Obnubilés qu'ils sont par la promotion des énergies renouvelables, ils ont brillamment démontré à la fois leur incompétence ou leur manque d'intérêt pour les problèmes de sûreté pouvant conduire à une catastrophe. De fait, le nucléaire ne semble être pour eux qu'un tremplin pour les renouvelables. Mais le " Rézo " n'est pas seul en cause : Les Verts et d'autres partis écologistes ainsi que d'importantes associations réputées antinucléaires, informés de cet incident n'ont en rien réagi. Devant une telle incapacité d'opposition, le lobby nucléaire, industriels et banquiers, partis et syndicats, ont beau jeu d'imposer leurs choix ; la voie est libre et le nucléaire dispose encore d'un bel avenir.

Claude Boyer, juillet 2004