Les scientifiques et les risques de la modernité

Le sociologue Ulrich Beck publiait en mai 1986 en Allemagne " La société du risque, sur la voie d'une autre modernité ". La traduction française est parue 15 ans plus tard (Ed. Aubier).
Dans un chapitre intitulé " Logique de la répartition des richesses et logique de la répartition du risque " et le sous-chapitre " Corrélation entre l'état des connaissances et les risques liés à la modernité " il introduit une section intitulée " Rationalité scientifique et rationalité sociale " et constate que " lorsqu'il s'agit de définir les risques, la science perd le monopole de la rationalité ". Il analyse les relations existantes entre les scientifiques et les risques de la modernisation :

" Un bon nombre de scientifiques se met à l'ouvrage avec tout l'enthousiasme et le pathos de la rationalité objective, et ce souci d'objectivité augmente proportionnellement au contenu politique des définitions qu'ils établissent. Mais, au cur même de leur travail, ils ne peuvent échapper à des attentes et à des évaluations sociales et donc prédéterminées : où placer et comment placer la limite entre les contaminations qu'il faut encore envisager et celle qu'il ne faut plus envisager ? () ".
" La prétention qu'ont les sciences, par souci de rationalité, à informer objectivement de l'intensité d'un risque ne cesse d'être désavouée. D'abord parce qu'elle repose sur un château de cartes d'hypothèses spéculatives et ne se meut que dans le cadre d'énoncés de probabilité dont les pronostics d'infaillibilité ne peuvent pas même être réfutés par les accidents réels. Ensuite parce qu'il faut avoir adopté une perspective qui intègre des critères de valeur pour pouvoir parler des risques de façon convaincante (). Lorsqu'elles affrontent les risques civilisationnels, les sciences ont toujours déjà abandonné leur fond de logique expérimentale et conclu une union polygame avec l'économie, la politique et l'éthique ­ ou, pour être plus précis, elles vivent dans une sorte de "concubinage durable" avec tous ces domaines. "

Certains pourraient être tentés de traiter de collaboration les relations entre sciences, économie, politique, éthique. Ulrich Beck frappe plus fort en traitant ces relations de " concubinage durable ". En effet, d'après le dictionnaire : collaborer, c'est " travailler en commun ", le concubinage concerne " la vie en communauté (même résidence) ".


Un exemple de " concubinage durable " : les scientifiques et les normes de radioprotection

Il existe une commission internationale d'experts scientifiques, la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) [1] ; elle publie des recommandations pour la gestion des risques induits par l'industrie nucléaire. Cette commission de scientifiques, depuis 1928, se reproduit par cooptation en piochant dans la horde des scientifiques.
La CIPR étant composée exclusivement de scientifiques, ses recommandations pour la protection sanitaire des populations contre les risques de l'industrie nucléaire ont les marques d'une production scientifique.
Dans sa publication 60 de 1991, les scientifiques de la CIPR donnent quelques précisions sur la façon " scientifique " dont ils ont fonctionné pour établir leurs recommandations.

" Le but premier de la protection radiologique est de fournir une norme de protection des hommes sans limiter indûment les pratiques bénéfiques qui conduisent à des irradiations " (article 15).
" [Le] but ne peut pas être atteint sur la base des seuls concepts scientifiques " (article 15).
" Le détriment à considérer n'est pas confiné à celui associé au rayonnement, il inclut d'autres détriments et le coût de la pratique "
(article 115).
" Il est raisonnablement possible de les réaliser [les buts de la radioprotection], les facteurs économiques et sociaux étant pris en compte " (article 112).
" Ainsi la définition et le choix des limites de dose impliquent des jugements sociaux. () Pour des agents tels que le rayonnement ionisant pour lesquels on ne peut supposer l'existence d'un seuil dans la courbe de réponse aux doses pour certaines conséquences de l'exposition, cette difficulté est incontournable et le choix des limites ne peut être basé sur des considérations de santé "
(article 123).
" La sélection des limites de dose inclut nécessairement des jugements sociaux appliqués aux divers facteurs de risque "
(article 170).

La CIPR 60 de 1991 consacre un grand nombre d'articles pour bien montrer que les normes de radioprotection établies par ses experts scientifiques ne peuvent se fonder exclusivement sur des critères scientifiques ou médicaux. La prise en compte des aspects sociaux est absolument nécessaire. On ne peut mieux définir cette " union polygame ", ce " concubinage durable " dont parle Ulrich Beck entre sciences, économie, politique et éthique.
Pourquoi les scientifiques se sont-ils déclarés compétents pour établir scientifiquement des normes de radioprotection alors qu'ils ne cachent guère leurs " concubins " agissant dans les coulisses ?
Ce " concubinage " clairement explicité, mais inconnu des personnes auxquelles seront appliquées ces normes (qui va lire les textes de la CIPR ?) se retrouve inévitablement dans toutes les commissions chargées d'étudier les risques, de proposer des solutions, d'effectuer des évaluations des détriments sanitaires liés aux expositions aux radiations (les malades, les morts).
Des scientifiques en mal de concubinage se fourrent dans ces commissions.

Roger Belbéoch

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[1] Roger Belbéoch
" Les mythes de la radioprotection " dans Stratégies Énergétiques, Biosphère & Société, Dossier scientifique : La radioactivité et le vivant, Genève, Novembre 1990, (pages 21-31).
" Comment sommes-nous "protégés" contre le rayonnement. Les normes internationales de radioprotection. Le rôle de la Commission internationale de protection radiologique " dans Ivo Rens et Joel Jakubek : Radioprotection et droit nucléaire. Entre les contraintes économiques et écologiques, politiques et éthiques. Édition Georg, collection SEBES, Septembre 1998, (pages 43-96).