La Charente Libre, 5 août 2025:

Bombardements atomiques : la double peine des victimes coréennes

Le secrétaire général de la Croix-Rouge coréenne ouvre les portes d'un mémorial traditionnel renfermant 1 172 plaques de bois gravées du nom de personnes décédées,
au centre de soin des victimes de la bombe atomique d'Hapcheon, en Corée du Sud.

Parmi les victimes des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki se trouvaient plusieurs milliers de Coréens, qui peinent à faire reconnaître leur histoire, tant au Japon qu'en Corée.

Victime du bombardement de Hiroshima à l'âge de cinq ans, la Coréenne Bae Kyung-mi a vécu dans le secret une grande partie de sa vie. À ses stigmates physiques s'est ajoutée une stigmatisation sociale telle qu'elle en a caché son statut de survivante à ses proches.

Le 6 août 1945, elle se rappelle avoir entendu des avions au-dessus de sa tête alors qu'elle jouait chez elle. Quelques minutes plus tard, elle s'est retrouvée ensevelie sous les décombres. « J'ai dit à ma mère en japonais : « Maman, il y a des avions ! Il y a des avions ! »», raconte cette rescapée désormais octogénaire. Son oncle et sa tante n'ont pas survécu à l'effondrement de leur immeuble.


Des résidents du centre d'Hapcheon se préparent pour un portrait funéraire.

« Je n'ai jamais dit à mon mari que j'étais à Hiroshima et que j'avais été victime du bombardement, confie Bae Kyung-mi. À l'époque, les gens disaient souvent que vous aviez épousé la mauvaise personne si elle avait survécu à un bombardement atomique. » Ses deux fils n'ont appris qu'elle avait été à Hiroshima que lorsqu'elle s'est inscrite dans un centre pour les victimes, dans sa ville de Hapcheon en Corée du Sud.

Les radiations qui l'ont affectée l'ont obligée à subir une ablation des ovaires et d'un sein, en raison du risque élevé de cancer.

Des estimations imprécises

Quelque 740 000 personnes ont été tuées ou blessées lors des deux bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki. Plus de 10 % des victimes étaient coréennes, selon les données disponibles.

Des organisations estiment que jusqu'à 50 000 Coréens se trouvaient dans la ville ce jour-là, dont des dizaines de milliers travaillant comme ouvriers forcés sur les sites militaires. Mais les documents sont peu précis, du fait notamment de la dévastation des bâtiments municipaux lors du bombardement, affirme un fonctionnaire territorial. La politique coloniale du Japon interdisait l'utilisation de noms coréens, ce qui complique encore la recherche dans les registres.

Les rescapés qui sont restés au Japon ont dû subir une double discrimination : à la fois en tant que survivants ou « hibakusha » en japonais, et en tant que Coréens. Les victimes coréennes n'ont été reconnues qu'à la fin des années 1990, lorsqu'un monument funéraire a été érigé dans le Parc du Mémorial de la paix de Hiroshima. Quant aux dizaines de milliers de survivants coréens qui sont retournés dans leur pays nouvellement indépendant, ils ont là aussi été confrontés à de la stigmatisation.

Ne pas compter pour ne pas reconnaître

« À l'époque, des rumeurs infondées circulaient selon lesquelles l'exposition aux radiations pouvait être contagieuse », explique Jeong Soo-won, directeur du Centre des victimes de la bombe atomique, qui organise une cérémonie de commémoration le 6 août à Hapcheon. D'après lui, à l'échelle nationale, on estime qu'il reste environ 1 600 survivants sud-coréens en vie, dont 82 résident au centre.

« À l'époque, les gens disaient souvent que vous aviez épousé la mauvaise personne si elle avait survécu à un bombardement atomique. »

Séoul a promulgué une loi spéciale en 2016 pour aider les survivants - y compris une allocation mensuelle d'environ 62 euros - mais elle ne fournit aucune assistance à leurs descendants. Beaucoup d'entre eux ont pourtant « été touchés par les bombardements » et « souffrent de maladies congénitales », déplore Jeong Soo-won. Une disposition visant à les soutenir « doit être prévue » à l'avenir, rassure-t-il néanmoins.

Un groupe de survivants japonais a reçu le prix Nobel de la paix l'année dernière. Mais 80 ans après les attaques, nombre d'entre eux, tant au Japon qu'en Corée, affirment que le monde n'a toujours pas tiré leçon de ces horreurs. Dernière preuve en date : le président américain Donald Trump a récemment comparé ses frappes sur les installations nucléaires iraniennes aux bombardements de Hiroshima et de Nagasaki.

 

 

La Croix, 4 août 2025:

Hiroshima: 80 ans après le drame, la double peine des victimes coréennes


Bae Kyung-mi, survivante du bombardement d'Hiroshima, ici le 10 juillet 2025 à Hapcheon, en Corée du Sud. (Anthony WALLACE)

Victime du bombardement de Hiroshima à l'âge de cinq ans, la Coréenne Bae Kyung-mi a vécu dans le secret une grande partie de sa vie: à ses stigmates physiques s'est ajoutée une stigmatisation sociale telle qu'elle en a caché son statut de survivante à ses proches. Le 6 août 1945, elle se rappelle avoir entendu des avions au-dessus de sa tête alors qu'elle jouait chez elle. Quelques minutes plus tard, elle s'est retrouvée ensevelie sous les décombres. « J'ai dit à ma mère en japonais: +Maman, il y a des avions! Il y a des avions!+ », raconte la désormais octogénaire.

Son oncle et sa tante n'ont pas survécu à l'effondrement de leur immeuble. « Je n'ai jamais dit à mon mari que j'étais à Hiroshima et que j'avais été victime du bombardement », confie Mme Bae. « A l'époque, les gens disaient souvent que vous aviez épousé la mauvaise personne si elle avait survécu à un bombardement atomique. » Ses deux fils n'ont appris qu'elle avait été à Hiroshima que lorsqu'elle s'est inscrite dans un centre pour les victimes, dans sa ville de Hapcheon en Corée du Sud.


Des plaques commémorant des victimes des bombardements nucléaires de la Deuxième Guerre mondiale, le 10 juillet 2025 à Hapcheon, en Corée du Sud. (Anthony WALLACE)

Les radiations qui l'ont affectée l'ont obligée à subir une ablation des ovaires et d'un sein, en raison du risque élevé de cancer. Quelque 740.000 personnes ont été tuées ou blessées lors des deux bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki. Plus de 10% des victimes étaient coréennes, selon les données disponibles.

Discrimination

Kim Hwa-ja avait quatre ans le 6 août 1945. Elle se souvient avoir été forcée de fuir Hiroshima dans une charrette tirée par des chevaux. La fumée emplissait l'air et la ville brûlait, dit-elle. Sa mère lui criait de se réfugier sous une couverture et de ne pas regarder. Des organisations estiment que jusqu'à 50.000 Coréens se trouvaient dans la ville ce jour-là, dont des dizaines de milliers travaillant comme ouvriers forcés sur les sites militaires. Mais les documents sont peu précis.


Des survivants des bombardements atomiques de la Deuxième Guerre mondiale attendent de poser pour un portrait, le 10 juillet 2025 à Hapcheon, en Corée du Sud. (Anthony WALLACE)

« Le bâtiment municipal a été tellement dévasté qu'il n'a pas été possible de retrouver des documents clairs », a déclaré un fonctionnaire territorial. La politique coloniale du Japon interdisait l'utilisation de noms coréens, ce qui complique encore la recherche dans les registres. Les rescapés qui sont restées au Japon ont dû subir une double discrimination: à la fois en tant que survivants ou « hibakusha » en japonais, et en tant que Coréens. Les victimes coréennes n'ont été reconnues qu'à la fin des années 1990, lorsqu'un monument funéraire a été érigé dans le Parc du Mémorial de la paix de Hiroshima. Quant aux dizaines de milliers de survivants coréens qui sont retournés dans leur pays nouvellement indépendant, ils ont là aussi été confrontés à de la stigmatisation.

Reconnaissance minimale

« A l'époque, des rumeurs infondées circulaient selon lesquelles l'exposition aux radiations pouvait être contagieuse », explique Jeong Soo-won, directeur du Centre des victimes de la bombe atomique, qui organise une cérémonie de commémoration le 6 août à Hapcheon.


Un photographe réalise un portrait d'une survivante des bombardements atomiques de la Deuxième Guerre mondiale, le 10 juillet 2025 au Centre des victimes de la bombe atomique, à Hapcheon, en Corée du Sud. (Anthony WALLACE)

A l'échelle nationale, on estime qu'il reste environ 1.600 survivants sud-coréens en vie, a indiqué M. Jeong, dont 82 résident au centre. Séoul a promulgué une loi spéciale en 2016 pour aider les survivants - y compris une allocation mensuelle d'environ 62 euros - mais elle ne fournit aucune assistance à leurs descendants. Beaucoup d'entre eux ont pourtant ont « été touchés par les bombardements » et « souffrent de maladies congénitales », selon M. Jeong. Une disposition visant à les soutenir « doit être prévue » à l'avenir, rassure-t-il néanmoins. Un groupe de survivants japonais a reçu le prix Nobel de la paix l'année dernière.


Bae Kyung-mi, survivante du bombardement atomique d'Hiroshima, ici le 10 juillet 2025 au Centre des victimes de la bombe atomique, à Hapcheon, en Corée du Sud. (Anthony WALLACE)

Mais 80 ans après les attaques, nombre d'entre eux, tant au Japon qu'en Corée, affirment que le monde n'a toujours pas tiré leçon de ces horreurs. Le président américain Donald Trump a récemment comparé ses frappes sur les installations nucléaires iraniennes aux bombardements de Hiroshima et de Nagasaki.

 

Le Monde, 25 juillet 2005:

Le triste sort des Coréens irradiés en terre étrangère

Longtemps, les Coréens furent les grands oubliés, sinon les reniés, du feu nucléaire. Le monument à leur mémoire, élevé par Séoul en 1970, est encore à l'extérieur du parc de la Paix.

Au coeur d'Hiroshima, non loin du parc de la Paix, de l'autre côté du pont Hongawa, se trouve une colonne dressée sur la carapace d'une tortue de pierre. C'est le monument dédié à la mémoire des victimes coréennes du bombardement atomique et du prince Lee-Woo, neveu du dernier héritier de la dynastie, officier dans l'armée nippone qui périt à Hiroshima. " Ils n'eurent ni funérailles ni tombeaux, et pour des années leurs âmes furent errantes ", peut-on lire dans l'épitaphe.

Selon les estimations coréennes, il y avait 50 000 Coréens à Hiroshima au moment du bombardement : 30 000 ont péri sur le coup, 15 000 survivants sont rentrés en Corée et 5 000 sont restés au Japon. A Nagasaki, sur les 20 000 Coréens de la ville, 9 000 sont morts instantanément et 8 000 sont rentrés en Corée tandis que 2 000 sont restés.

Ces chiffres sont approximatifs en raison de la situation des Coréens au Japon à cette époque. Leur pays avait été colonisé par les Japonais depuis 1910, et 2 millions d'entre eux se trouvaient sur l'archipel pendant la guerre du Pacifique, dont la moitié comme travailleurs forcés ou conscrits. Comme ils étaient contraints à porter des noms japonais et que beaucoup vivaient dans les dortoirs des usines et des arsenaux, il est difficile de connaître le nombre exact des victimes coréennes des bombes atomiques. Les Japonais estiment qu'ils représentent 10 % du total.

Le sort des Coréens du Japon atomisés est doublement tragique : victimes de l'annexion de leur pays, discriminés et exploités, ils périrent ou furent irradiés sur le sol de l'agresseur. Leur calvaire ne s'arrêta pas là. Lorsque les survivants retournèrent dans leur pays, ils furent l'objet de l'ostracisme de leurs concitoyens : la bombe avait libéré la Corée du joug nippon et ils apparaissaient comme des " gêneurs ", voire des projaponais ; en outre, encore plus qu'au Japon, la population ignorait les effets de la bombe, et on considérait les atomisés comme des " contaminés ".

" ATOMISÉS DE LA VALLÉE "

Aussi, au lieu de se faire reconnaître, les victimes cherchèrent-elles à se cacher. On Bu-myong, qui avait quinze ans lors du bombardement et dont le corps a été entièrement brûlé, raconte : " Lorsque, en décembre 1945, je suis arrivée à Pusan avec ma famille, les gens fuyaient en me voyant et on me couvrit de DDT. "

La peur de ne pas trouver du travail ou de ne pas pouvoir se marier, et aujourd'hui encore de compromettre l'avenir de leurs enfants, conduisit les atomisés coréens à rentrer la tête. " Mon fils a dû rompre ses fiançailles lorsque sa future belle-famille a découvert que j'étais atomisée ", poursuit Mme On.

Le gouvernement sud-coréen n'a rien voulu savoir du sort des atomisés pendant longtemps : la Corée du Sud avait besoin dlu Japon et, par le traité de 1965 qui normalisait les relations entre les deux pays, Séoul avait renoncé à demander quelque indemnité supplémentaire que ce fût. En dépit de l'action du petit mouvement des atomisés lancé à Séoul au début des années 70 par Mme On et de celle d'associations de citoyens japonais à Hiroshima et à Nagasaki qui défendent leurs droits, les victimes coréennes hésitent toujours à se faire connaître.

L'existence des atomisés coréens est devenue une question politique à la suite de l'arrestation en décembre 1970 de Song Jin-hoo, venu clandestinement au Japon pour se faire soigner : l'on commença alors à parler des " atomisés de la vallée ", c'est-à-dire de ceux qui étaient en contrebas, que l'on ignorait.

UNE ENQUÊTE OUVERTE

En 1978, la Cour suprême statuait en faveur de M. Song et décidait que toutes les victimes devaient être traitées sur un pied d'égalité. Ce qui est le cas pour les Coréens résidant au Japon. En revanche, ceux qui sont retournés dans leur pays doivent être agréés par les autorités japonaises et donc venir sur place. 470 personnes sont dans ce cas. Mais plus d'un millier n'ont pas les moyens de faire le voyage. Tokyo a accordé à Séoul 4 milliards de yens (environ 200 millions de francs) à titre d'aide aux atomisés.

Longtemps, seuls des atomisés de la Corée du Sud se sont fait connaître. Désormais, des victimes résidant au Nord se manifestent également. Selon Lee Sil-gun, qui créa en 1975 le Conseil des victimes coréennes de la bombe atomique à Hiroshima, il y aurait 2 000 atomisés en Corée du Nord qui sont l'objet des mêmes discriminations qu'au Sud. Jusqu'à 1989, la Corée du Nord refusait d'admettre leur existence. Au cours d'un voyage à Pyongyang, M. Lee a pu lancer un appel à la télévision, et dix victimes se sont manifestées.

En février 1995, Pyongyang a inopinément annoncé qu'une enquête serait ouverte afin de dénombrer les victimes des bombardements atomiques. Alors que la normalisation des relations entre la Corée du Nord et le Japon est à l'ordre du jour à la suite de l'accord sur la réorientation du programme nucléaire nord-coréen conclu avec les Etats-Unis, Pyongyang entend faire de la question des atomisés un thème des négociations sur les indemnités de guerre demandées au Japon.

Philippe Pons