Le Thresher (SSN-593), 24 juillet 1961.

Le Thresher disparaît au large des côtes de la Nouvelle Angleterre (129 morts)

Le 10 avril 1963, le Thresher coule dans l'Atlantique au cours d'un exercice de plongée. II n'y aura aucun survivant parmi les cent vingt-neuf membres de l'équipage. Vingt-quatre heures plus tard, sans la moindre preuve concluante, l'amiral Hyman Rickover rejette d'autorité la suggestion que l'accident aurait pu être causé par une défaillance du réacteur nucléaire. Lors de la double enquête de l'US Navy et du Congrès, Rickover - qui est pourtant rien moins qu'impartial - restera le seul et unique expert sur les aspects nucléaires de l'accident et sa parole sera acceptée sans la moindre discussion. Aujourd'hui encore, le procès-verbal des débats reste confidentiel, mais les renseignements dont on dispose indiquent une inquiétante naïveté de la part du public dans sa totale et aveugle acceptation des affirmations de Rickover.
[Voir le portrait de l'amiral Rickover dans le livre: "Les barons de l'atome", Peter Pringle - James Spigelman, Le Seuil, 1982]

A la conférence de presse du Pentagone, tenue le matin qui suit la disparition du sous-marin, le chef des opérations navales transmet un message rassurant de l'amiral : il n'y aura pas de « dangers de radioactivité ». Plus tard ce même jour, Rickover lui-même fait une déclaration où sont détaillés les « nombreux dispositifs de protection et les principes autorégulateurs conçus pour empêcher automatiquement toute fusion des éléments combustibles ». Affirmation pour le moins étonnante à un moment où personne ne peut avoir la moindre idée de qui est exactement arrivé au Thresher ; on vient à peine de recueillir les premiers débris et personne n'a encore eu le temps de les analyser. Ce qui n'empêche nullement la presse de rendre aussitôt hommage à la « sécurité inhérente » des réacteurs de Rickover et de publier des articles qui excluent d'emblée la possibilité d'une défaillance d'origine nucléaire. Or une fois éliminée, cette possibilité ne fera plus jamais l'objet d'un examen un peu poussé.
[Rickover est considéré comme le père du sous-marin nucléaire, lire: "La naissance du NAUTILUS premier sous-marin atomique" dans Science et Vie n°449 de février 1955. Voir le reportage de 14mn "First atomic submarine" sur Youtube.]

Lorsque Rickover vient témoigner devant la Commission d'enquête navale à Portsmouth, New Hampshire, le 29 avril, il s'empresse d'étayer ses affirmations initiales par des preuves. Des échantillons prélevés au fond de l'océan, à l'endroit où le Thresher a disparu, n'indiquent aucune trace d'accroissement du taux de radioactivité. En donnant ce renseignement, Rickover laisse entendre qu'il est essentiel, que si le réacteur avait été la cause de l'accident, il y aurait à cet endroit des signes de radioactivité accrue. En fait, cette précision n'a pas vraiment grand intérêt quand le sous-marin a coulé, quelle qu'en soit la raison, il a forcément implosé sous la pression de l'eau, éparpillant des morceaux de réacteur sur une zone fort étendue ; certains auront nécessairement été en contact avec le coeur et de ce fait intensément radioactifs. De toute façon, même s'ils avaient été retrouvés, cela n'expliquerait pas automatiquement la cause de l'accident, mais cela la Commission d'enquête n'en sait rien, Rickover étant son unique expert sur la physique des réacteurs. Selon le compte rendu très limité des débats portés à la connaissance du public, à aucun moment la Commission n'a jugé bon de demander quelle forme prendrait un accident de réacteur à bord d'un sous-marin atomique. Rickover a dit qu'il ne pouvait pas y en avoir, un point c'est tout. Quand la Commission d'enquête navale fait son rapport, le 20 juin, elle condense en un bref document de trois pages les douze volumes de témoignages secrets et souligne que l'on n'a découvert aucune radioactivité « dans la zone de recherche ».

Rickover s'est empressé d'orienter les débats loin de son réacteur, en faisant état de preuves qui semblent indiquer certaines défaillances du système de canalisation, dans une partie entièrement distincte du bâtiment. Certaines théories, autres que celle de l'amiral, estiment que le Thresher a pu couler parce qu'il avait subi une perte de puissance - parce que, pour une raison X, son réacteur avait cessé de fonctionner. Rickover les tourne en ridicule et la Commission adopte finalement son hypothèse d'une rupture de canalisation comme étant « la cause la plus probable » du drame. Cette conclusion blanchit entièrement tout le côté nucléaire du sous-marin.

Cependant, les questions sur le réacteur n'en restent pas moins sans réponse. L'une d'elles concerne notamment le dernier message intelligible envoyé par le Thresher au navire qui l'accompagne en surface. Le message précise simplement que le sous-marin « connaît quelques problèmes mineurs ». Il est transmis d'une voix décrite plus tard comme « parfaitement détendue ». Il semble tout à fait improbable qu'un membre de l'équipage d'un sous-marin décrive une rupture de canalisation, entraînant forcément une perte d'oxygène ou peut être une voie d'eau, comme un « problème mineur ». En revanche, il pourrait très bien désigner ainsi une inexplicable perte de puissance. Une autre question à laquelle on n'a encore trouvé aucune réponse satisfaisante concerne la déposition devant la Commission navale d'un chimiste du chantier naval de l'US Navy à Portsmouth. Ce dernier précise que certains morceaux d'une matière plastique analogue à celle utilisée pour gainer les réacteurs, retrouvés dans la zone de recherche, portent des traces de brûlure, comme s'ils avaient été soumis à un « retour de flammes ». Il a également découvert que certains de ces morceaux de plastique présentent des bords déchiquetés dans lesquels sont incrustés des morceaux de métal, ce qui semble indiquer une explosion quelconque à l'intérieur ou à côté du réacteur. Si un réacteur subit une perte de fluide caloporteur et que le système de refroidissement de secours flanche à son tour, le coeur continue à chauffer et devient instable - ce qui peut entraîner sa fusion. Les faits que le chimiste de Portsmouth présente à la Commission d'enquête correspondent parfaitement à une fusion du coeur, pourtant Rickover ne mentionne même pas cette possibilité. Au contraire, quelques jours plus tard, un de ses aides témoigne à son tour et rejette la théorie de « retour de flammes ». Il déclare avoir examiné un des gros fragments récupérés et découvert que la décoloration qui ressemble à une brûlure provient « apparemment » du lubrifiant d'une perceuse utilisée à la fabrication de l'enceinte pressurisée. Il ne fait aucune mention des autres morceaux de plastique plus petits qui portent des traces identiques. La Commission accepte son témoignage et ne tient aucun compte des autres preuves contradictoires apportées par le chimiste. On n'envisagera plus jamais la possibilité d'une fusion du coeur, ni au cours des audiences de la Commission d'enquête navale, ni surtout au cours des audiences organisées ensuite par le Congrès.

Au moment de l'accident du Thresher, les non-spécialistes ne comprennent pas encore très clairement ce concept de fusion du coeur. Il faudra plusieurs années pour que le grand public prenne conscience d'une telle possibilité et de ses conséquences.

Extrait du livre: "Les barons de l'atome",
Peter Pringle - James Spigelman,
Le Seuil, 1982.

 

PS:

Lire: "Le père du Nautilus condamne l'atome", ContrAtom n°82, mai 2006.