Le 7 août, au poste de quarantaine militaire de Ninoshima, à environ 4 kilomètres au large de Hiroshima. Beaucoup de ceux atteints de profondes brûlures dues à la chaleur de l'explosion, restent étendus ainsi sans bouger, respirant à peine, jusqu'à ce que la vie s'en aille. (Photo Masayoshi Onuka)


Amère victoire

Ube Makoto, 52 ans, chef du service des affaires générales et du matériel médical.
Atomisé à 3 kilomètres de l'hypocentre, dans l'hôpital militaire d'Ujina.

Le 6 août, vers 7 heures et demie du matin, j'étais déjà à mon service et après avoir terminé les préparatifs d'un transfert de malades, j'attendais l'arrivée de l'ambulance en fumant une cigarette dans mon bureau.

C'est à ce moment-là que, par-delà la fenêtre, à hauteur du rebord du toit, un éclair d'une intensité extraordinaire illumina le ciel. Je sursautai pensant qu'un court-circuit s'était produit dans le transformateur qui alimentait la salle de radiographie. Aussitôt, un choc extrêmement violent et bref secoua tout le bâtiment. Projeté de ma chaise, je me retrouvai enseveli sous le contenu de ma bibliothèque. Je me relevai vivement et, stupéfait de voir qu'une épaisse couche de gravats et de débris de verre tombés du plafond recouvrait le sol, je dégringolai l'escalier du premier en criant: « Aux abris ! Aux abris ! » La cour de l'hôpital grouillait de malades et de personnel qui se ruaient vers les abris antiaériens. Croyant d'abord qu'il s'agissait d'un violent tremblement de terre, je finis par réaliser que c'était bel et bien un bombardement. Je retournai aussitôt faire une ronde dans les pavillons pour m'assurer que tout le monde s'était bien rendu aux abris.

Ce choc, si bref fut-il, avait suffi pour souffler tuiles et charpente, pulvériser la moindre vitre, défoncer plafonds et planchers, mettre tout le mobilier sens dessus dessous. Au rez-de-chaussée comme au premier, le sol était couvert de débris de toutes sortes au point de rendre tout déplacement dangereux.
Comment ai-je pu courir à travers un tel chaos ? Comment le souffle d'une seule bombe avait-il pu provoquer de tels dégâts ? Où a-t-elle bien pu tomber, cette bombe ?... J'avais retrouvé assez de calme pour me poser ce genre de questions. Heureusement, dans cette brève tourmente, les dégâts humains se limitèrent à quelques blessés légers.

Du centre de la ville, colossal monstre blanc, une énorme colonne de fumée montait dans le ciel et tout autour se formait un immense troupeau d'épais nuages bouchant peu à peu l'horizon: un spectacle indescriptible ! On apprit alors que le centre ville avait été complètement détruit et que les victimes n'allaient pas tarder à envahir notre hôpital.

Un agent de police soigne des brûlures avec des chiffons trempés d'huile. Photo Matsushige Yoshito. "En m'approchant pour tenter de prendre la photo, les larmes ont embué le viseur de l'appareil si bien que je ne pouvais presque rien voir." Le poste de police à l'arrière-plan, à l'extrémité ouest du pont Miyuki-bashi servait alors de centre de secours en cas de raid aérien. L'agent de service, le sergent Suzawa, s'est rappelé que de l'huile de table rationnée était stockée dans le jardin d'enfants voisin. Cela lui a permis de porter les premiers secours aux brûlés. La jeune fille portant une marinière blanche était une élève du lycée Hiroshima-Daiichi. Elle a été identifiée vingt ans après et était toujours vivante.

Sur l'ordre du directeur, je donnai aussitôt des instructions au personnel pour qu'il se prépare rapidement à donner des soins et que chaque équipe d'urgence se tienne prête à son poste.

Bientôt, les blessés se mirent à affluer. Une nuée de malheureux à peine vêtus, pieds nus, au milieu des pleurs et des hurlements, formaient un cortège de damnés. Le déferlement des blessés dévorés de terreur et d'impatience était impossible à canaliser et, le mur d'enceinte s'étant effondré, le flot humain s'engouffrait de tous les côtés et se précipitait directement dans les salles de soins. Les deux cent trente hectares sur lesquels s'étendait notre hôpital transformé en cour des miracles, débordaient de victimes. La plupart souffraient de brûlures et les cas de fractures et d'autres blessures étaient relativement peu nombreux. Leurs vêtements étant pour la plupart soit déchirés soit brûlés, ils étaient presque nus et torturés par un soleil brûlant. Épuisés par la douleur lancinante des brûlures, ils suppliaient qu'on leur donne à boire, s'accrochant à n'importe quel membre du personnel en criant: « Aidez-moi ! À boire ! » Et comme les infirmières leur refusaient catégoriquement de l'eau, leurs cris déchirants ne faisaient que redoubler.

Parmi tous ces gens qui réclament à boire, certains ne sont-ils pas déjà à l'agonie ? Peut-on leur refuser cette ultime consolation ? Qui donc aurait le coeur de les en priver ? Ma supplique fut acceptée par le directeur et je courus crier à la ronde qu'on leur donne de l'eau.

Dans la bousculade des blessés, quelqu'un cria « Papa ! » et s'accrocha à moi. C'était Sumiyo, ma fille aînée. « Maman et Keizo (le cadet) sont là aussi, gravement blessés. Vite, fais quelque chose ! »

Je n'avais pas eu le temps de m'inquiéter de ma femme et de mes enfants. Ce matin, quand j'appris que le centre de la ville avait été dévasté, un moment d'angoisse m'avait étreint en pensant qu'ils s'y trouvaient alors en service obligatoire mais mes lourdes responsabilités me retenaient de partir à leur recherche et mon sens du devoir m'obligeait à étouffer mes sentiments personnels. Mais l'appel de ma fille les avait réveillés et je me précipitai à la recherche des miens.
- Je suis là ! À cette voix, je découvris enfin ma femme. Elle était étendue sur l'herbe, dans la cour de l'hôpital, au milieu de nombreux blessés. Le visage était bouffi au point qu'elle ne pouvait plus ouvrir les yeux, la fumée avait noirci son corps presque nu: elle était dans un état tel que je ne l'aurais pas reconnue si elle ne m'avait pas appelé.

Je finis également par retrouver Keizo. Lui aussi était presque nu et se trouvait dans le même état pitoyable mais il avait encore toutes ses forces et, dans un élan émouvant, il me demanda de sauver son camarade qu'il avait accompagné jusqu'ici.

Alerté par un vrombissement d'avion ennemi, je transportai d'abord ma femme dans un abri avec l'aide de Sumio, enduisis son visage et ses membres de pommade d'oxyde de zinc et lui fis un pansement. Comme on venait justement de livrer une importante quantité de lait destiné aux blessés, je lui en donnai. Plusieurs de ses voisines se trouvant également parmi les victimes, je les recherchai et les transportai dans le même abri pour les soigner. Je fis de même pour Keizo et son camarade mais comme l'air de cet abri bondé devenait irrespirable, je me débrouillai pour arranger un coin de salle et y installai ma femme et mon fils qui se sentirent enfin rassurés.

Mon fils de treize ans, qui travaillait dans un chantier de démolition derrière l'hôtel de ville, était en train de transporter des tuiles, torse nu, sur le toit d'une maison quand l'éclair et le souffle le précipitèrent au sol et c'est de là qu'il était venu à pied jusqu'ici.

Ma femme aussi se trouvait dans une rue derrière l'hôtel de ville et attendait des ordres au milieu d'un important groupe de travailleuses. Quand elle se réveilla du choc de l'éclair, elle gisait à plusieurs mètres de là, sur le bas-côté, parmi un grand nombre de victimes. Poursuivie par d'épaisses volutes de fumée noire, elle se traîna, tombant et se relevant, dans la direction que prenait la foule des fuyards. Ramassée par un camion déjà chargé de blessés, elle s'informa de sa direction. On lui dit qu'il se rendait à l'hôpital militaire d'Ujina et quand elle répondit qu'elle voulait aller à l'hôpital de la Mutuelle, un agent de la police d'État la rabroua en lui répliquant que l'hôpital militaire et celui de la Mutuelle, c'était la même chose et en la traitant de factieuse, il la précipita du véhicule aux environs du pont Miyukibashi.

Ayant repris connaissance au bout d'un moment, elle se releva et tituba tant bien que mal jusqu'à cet hôpital.

Je passai continuellement d'une salle dans l'autre veillant à ce que les soins soient distribués avec le maximum d'efficacité. J'insistai pour que les infirmières s'informent du nom et de l'adresse de cette multitude de blessés qui encombraient couloirs, abris, jardin, allées et dépendances, et qu'elles remplissent une fiche qu'elles épingleraient sur chaque patient. Mais les sinistrés, avec leurs corps boursouflés et couverts de cendres, de sueur et de sang, étaient méconnaissables au point que pour beaucoup, il était impossible de déterminer l'âge et le sexe, sans compter que les agonisants n'avaient plus la force d'articuler leur nom ni leur adresse.

Quant aux médicaments, cela consistait pour l'essentiel en pommade de zinc que, au début, nous confectionnions selon les méthodes normales mais l'équipe de pharmacie au grand complet ne suffisant plus à la demande, on finit par en fabriquer à pleins seaux dont nous malaxions le contenu à la main.
Toutes nos réserves d'ingrédients de base y passèrent en un rien de temps et nos stocks d'oxyde de zinc et d'huile prévus pour plusieurs années disparurent sur-lechamp. Nous en étions réduits au mercurochrome. Heureusement, les pansements ne manquaient pas.

Avec tous ces blessés badigeonnés de la tête aux pieds soit de pommade blanche soit de mercurochrome écarlate, les salles de l'hôpital avaient pris l'aspect d'un sinistre carnaval.

Vint le moment où nous fûmes en mesure de distribuer de la glace, du lait, des boules de riz et des biscuits. Le flot des blessés tarissait et quand un certain calme commença de régner dans l'hôpital, la nuit se mit à tomber. Le courant étant coupé, il fallut continuer à soigner à la lueur incertaine des lampes de poche, des lampes à pétrole et des bougies.

Une infirmière étant venue m'annoncer que l'état de Keizo devenait inquiétant, je me précipitai à son chevet avec l'infirmière en chef qui lui fit une piqûre cardiotonique mais la voix de mon petit Keizo s'était tue et son pouls ne palpitait plus sous mes doigts. Ma femme, étendue à ses côtés, me raconta. en sanglotant ses derniers moments. Il n'avait cessé de répéter qu'il était perdu:
- Je m'en vais avant toi mais il faut que tu vives !
- Courage !

Ma femme l'avait soutenu de la parole mais il s'était éteint après avoir appelé son père d'une voix haute et ferme. Je me reprochais amèrement de n'avoir pas fait tout mon possible pour sauver mon fils. Aidé de l'infirmière et de Sumiyo, je fis la toilette du mort et retournai à mon bureau.

Tard dans la nuit, les premiers soins ayant été distribués à tous, le personnel eut enfin droit à une pause. Tous, oubliant la faim, la fatigue et les longues heures de service, s'étaient dévoués jusqu'à l'extrême limite de leurs forces physiques et mentales: ils avaient accompli une tâche surhumaine. Je m'accordai quelque repos près de ma femme mais, éclairant mon chemin à la faible lueur d'une bougie, je fis plusieurs rondes dans l'hôpital.

Dans les salles, les couloirs, les abris et la cour, des cris et des gémissements déchiraient la nuit. Un immense sentiment de pitié m'écrasait et c'est comme si j'en avais eu le souffle coupé. Ma foi religieuse me consolait cependant et je me disais que ce calvaire devait bien servir à quelque chose. Aussitôt que les blessés entendaient mes pas s'approcher dans l'obscurité, un choeur de supplications montait de partout « De l'eau ! De l'eau ! »

Un second jour se leva sur l'enfer. Dès l'aube, tout le personnel se prépara à reprendre le combat et c'est avec une ardeur qui semblait ignorer les fatigues de la veille que tous se remirent au travail. L'agitation des blessés s'était un peu calmée mais ils nous assaillaient déjà en longues files d'attente. La mort avait emporté bien des malheureux pendant la nuit et leurs cadavres, dans la canicule du mois d'août, empestaient l'air au point que, pris de vomissements et de maux de tête, le personnel ne pouvait plus accomplir sa tâche. Après consultation des autorités, il fut décidé de commencer l'évacuation des morts.
Dans un champ situé à trois cents mètres à l'est de l'hôpital, fut installé un bûcher funéraire mais les nombreux volontaires de la défense civile qui transportaient les cadavres sur des brancards ne suffisaient pas à la tâche ; il fallut que des infirmières s'y mettent aussi.

La police enregistrait minutieusement tous les renseignements concernant chacune des victimes. Pendant la guerre, chaque citoyen devait porter, cousu sur son vêtement, nom, adresse, âge, etc., mais ces morts étant quasi nus et, pour la plupart, rendus méconnaissables par les brûlures et les blessures, il était extrêmement difficile de les identifier. Dans bien des cas, il fallut se contenter des étiquettes que j'avais fait remplir la veille. Si bien que pour ceux qui l'avaient perdue ou qui étaient morts avant qu'on ait pu la rédiger, force fut de se fier aux noms marqués sur les ceintures ou les sous-vêtements. Les erreurs devenaient inévitables. A voir le nombre important de gens dévêtus, on leur en demanda la raison: ils avaient le corps en feu et s'étaient débarrassés de leurs haillons dans une semi-inconscience.

Des parents venus s'informer du sort de leurs proches commencèrent à affluer. Certains fondaient en larmes en se jetant sur un cadavre, d'autres s'évanouissaient à la vue du pauvre corps d'un être aimé, d'autres encore réclamaient avec pleurs et cris qu'on retire du bûcher déjà allumé un être cher. A eux aussi, il fallut consacrer beaucoup de temps. Je transportai moi-même la dépouille de mon pauvre Keizo jusqu'au champ et il fut incinéré avec les restes de toutes ces vies fauchées trop tôt.

Pour ne pas servir de repères aux bombardiers ennemis, les incinérations furent interdites la nuit. Pendant plusieurs jours, à chaque crépuscule, la ville se couvrait des flammes et de la fumée lugubre des bûchers. L'odeur de la chair brûlée s'étendait sur les ruines comme une immense chape de deuil. Vers le cinquième jour, les morts de notre hôpital que personne n'était venu réclamer avaient tous été incinérés.

Parmi les blessés arrivés le soir du 6, les lycéennes et les lycéens occupaient une proportion importante. Ils avaient tous été réquisitionnés pour le service obligatoire. Quant au petit nombre d'enfants d'âge primaire, il s'expliquait par l'évacuation collective des écoliers. On constata également que nombre de femmes, gravement défigurées, avaient honte de se présenter au personnel soignant. C'est pour repérer ce genre de victimes que je circulai continuellement dans l'hôpital et essayai de les convaincre de se soumettre aux premiers soins.

Trois camarades de classe de Keizo restaient dans un abri antiaérien. Comme ils refusaient de venir s'installer dans un coin de salle que je leur proposais, Surnio et moi nous nous occupions d'eux et leur apportions à manger. Le surlendemain, l'un des trois disparut. Et au bout de quelques jours il en alla de même pour les deux autres. Le nombre des patients réfugiés dans les abris était extrêmement fluctuant et à la lueur d'une bougie, leur identification s'avérait très aléatoire. Il se peut donc que les camarades de Keizo se soient trouvés au nombre des cadavres de lycéens mais je regrette beaucoup de n'avoir aucune certitude à ce sujet. L'un des trois, la veille de sa disparition, n'avait cessé de supplier qu'on fasse venir sa mère mais il fut impossible de prendre contact avec son village situé à une bonne vingtaine de kilomètres de là. Pour deux d'entre eux, il ne reste que leur nom de famille et encore: l'un s'appelait Ikeda et l'autre quelque chose comme Hanaya ou Hanamoto. Tout cela était navrant au possible.

Vers le troisième jour après le bombardement, ressentant de vives douleurs dans la tête et la nuque, j'étais très gêné dans mon travail. L'examen révéla que j'avais des brûlures sur la nuque et qu'un grand nombre d'éclats de verre s'étaient plantés dans mon crâne. Le dos de ma veste était tout raide de sang.
Que je fusse le seul dans notre hôpital à avoir subi des brûlures me parut extrêmement étonnant. Je ne m'expliquais ce fait que par ma position par rapport à la fenêtre qui était directement orientée vers l'hypocentre.

En dépit de l'extraordinaire dévouement du personnel soignant, la mort continuait à faire des ravages.

Chaque jour, une longue queue de malades s'allongeait à la porte de l'hôpital et les soins d'urgence cédaient peu à peu la place à des traitements plus approfondis. Chaque jour aussi, augmentait la foule des parents en quête de leurs proches.

Apprenant que le quartier général s'était installé à proximité de l'hôtel de ville, je m'y rendis pour faire un rapport. Comme il n'y avait plus de tram et que les voitures et les bicyclettes de l'hôpital étaient hors d'usage, c'est à pied que je descendis pour la première fois dans la ville bombardée.

Le quartier d'Ujina où se trouve notre hôpital ainsi que celui de Minami qui le jouxte avaient été épargnés par le feu mais cela n'empêchait pas que la destruction fût quasi totale: tuiles arrachées, murs défoncés, maisons effondrées ou presque: le spectacle était horrifiant. Mais au-delà du pont Miyukibashi, mises à part les carcasses des bâtiments en béton, à perte de vue, il ne restait pas le moindre morceau de bois qui n'ait été calciné. Jamais on n'avait vu la guerre apporter une telle désolation. Partout des ruines encore fumantes, partout la puanteur des cadavres: à la chaleur de l'été s'ajoutant celle des cendres, j'avais l'impression d'étouffer en avançant dans ce four. Un trajet d'à peine deux kilomètres m'avait davantage épuisé qu'une marche forcée de dix kilomètres. Dans la tente qui abritait le quartier général, je fus pris d'un éblouissement et ma bouche desséchée refusa d'articuler le moindre mot. Je ne repris mes sens qu'après avoir bu une tasse de café sucré qu'on m'offrit.

Au bout d'une semaine, le nombre de globules blancs de ma femme était tombé à 3 600 et les miens à 3 900. Et quelques jours plus tard, je n'en avais plus que 3 600. Par la suite, je renonçai à les compter. Quant à ceux de ma femme, ils diminuaient régulièrement de deux ou trois cents unités à chaque examen. Son état ne faisait qu'empirer et elle s'approchait peu à peu de la limite fatidique des deux mille. Au-dessous de ce niveau, les chances de survie étaient pratiquement nulles. La douleur de devoir me séparer à jamais de ma femme se dessinait à l'horizon.

Des salles voisines de celle qu'occupait ma femme nous parvenaient de jour comme de nuit les pleurs qu'arrachaient les derniers adieux. Tout l'hôpital baignait dans une atmosphère de veillée funèbre.

Pour renouveler les pansements à l'oxyde de zinc et aux désinfectants sur les plaies de ma femme qui couvraient son visage, ses épaules, ses avant-bras et ses jambes, il fallait compter des heures. En plus du cardiotonique, je lui faisais des injections massives et biquotidiennes de liquide de Ringer, de glucose et de vitamines B et C.

Que ma femme n'eût pas subi de brûlures dans la région fémorale, s'avéra d'une importance capitale. Le matin du 6, à cause de la canicule qui durait déjà depuis plusieurs jours, ma femme s'était apprêtée à sortir très légèrement vêtue. Me rappelant alors que nos soldats des îles tropicales se protégeaient de la chaleur avec des étoffes plus épaisses que celles utilisées au Japon, je lui conseillai de porter des sous-vêtements de flanelle. Au terme de la petite discussion qui s'ensuivit, elle se rangea à mon avis et sortit après avoir enfilé une combinaison de flanelle. Toutes les parties de son corps protégées par elle échappèrent aux brûlures.

Les rayons thermiques ont imprimé sur la peau les motifs de couleur foncée du vêtement. A l'annexe Ujina du 1er hôpital militaire.

Puis une infection virulente s'attaqua aux parties atteintes. En particulier le visage et la nuque fondaient comme un masque de cire ou un fruit trop mûr. Le pus imbibait les pansements et s'écoulait même jusque sur son oreiller. Les gencives aussi s'infectèrent et se décomposèrent au point qu'il devenait difficile de l'alimenter.

Le jour du bombardement sa température était montée au-dessus de 39. Puis elle s'était maintenue autour de 38 pour finalement descendre à 37 au bout d'une dizaine de jours. La diminution des globules blancs s'était ralentie un moment aux environs de 1 400 unités mais on s'attendait à ce qu'ils descendent au-dessous de 1 000 dans les jours à venir.

Les journaux conseillaient la transfusion, ce que je fis mais la température remonta au-dessus de 39. D'après le médecin, c'était une réaction normale mais au bout de trois ou quatre jours la fièvre ne baissait toujours pas, la patiente ne sentait aucun mieux et son état général s'aggravait.

Quelques jours plus tard, contrordre dans les journaux: la transfusion avait des effets néfastes. Je venais effectivement de le constater. Cet échec nous fit vivre des jours pleins d'anxiété.

L'eau courante étant coupée, on utilisait l'eau du réservoir souterrain de l'hôpital. Impossible de savoir quand cette eau, dont le volume était estimé à 150 tonnes, avait été renouvelée mais elle paraissait relativement pure. L'électricité étant coupée elle aussi depuis le 6, la provision de piles fut rapidement épuisée. Quant aux réserves alimentaires - riz, conserves, légumes - elles faisaient cruellement défaut. Il y eut toutefois une importante distribution de viande congelée. Le personnel comme les patients commencèrent par la dévorer. Mais l'aspect de la viande ressemblait trop aux cadavres qu'on allait porter sur les bûchers et son odeur, intensifiée par la canicule, rappelant trop celle des morts, elle ne tarda pas à nous dégoûter.

Comme depuis le mois de mars, on envisageait de disperser les stocks de médicaments et de matériel médical, il avait été décidé de ne garder ici que des réserves pour trois mois. Mais la mobilisation des véhicules due à une intensification de l'évacuation des civils et des militaires avait ralenti les opérations et je m'impatientais de voir que le plan n'avait été réalisé qu'à moitié. S'il avait été achevé dans les délais, je n'aurais pas pu faire face à la ruée des blessés ; si, au contraire, l'hôpital avait été détruit par la bombe, j'aurais été tenu pour responsable du retard de la dispersion des stocks. Bienheureux retard qui nous permit de sauver bien des vies et je tirai une certaine consolation du fait que nous n'avions pas à nous inquiéter d'une pénurie de médicaments.

Au milieu de toutes ces privations, le beau temps nous avait jusqu'alors aidés à soigner les victimes dans des conditions relativement supportables mais de violentes et continuelles chutes de pluie vinrent aggraver considérablement la situation. Toit et fenêtres ne nous protégeant plus, toutes les pièces furent inondées. Les plafonds et les cloisons branlants s'effondraient avec fracas et il était impossible de mettre l'équipement à l'abri. Nous nous trouvions à court de palliatifs et chacun s'efforçait de trouver de fragiles expédients. L'efficacité des soins et de l'administration se dégradait à vue d'oeil. Chose pitoyable, on en était réduit à protéger les lits des patients sous des parapluies. Il nous arriva plusieurs fois, à Sumiyo et à moi, de passer toute une nuit à tenir deux parapluies au-dessus du lit de ma femme.

Comme on commençait à être moins bousculés et que les choses semblaient vouloir s'arranger, le 26 août, je demandai une journée de congé pour aller porter au temple les cendres de mon fils. Après m'être assuré qu'il existait toujours, je me rendis au temple Kokuzenji qui se trouve au fond d'une vallée à six kilomètres au nord de la ville.

Dans Hiroshima dévastée, rien n'avait changé depuis le 21, jour où j'y étais passé: les ruines étaient toujours fumantes et la même pestilence enveloppait la ville au point qu'on en avait l'estomac retourné.

La plupart des gens qui erraient dans les décombres soit recherchaient un proche disparu soit fouillaient les cendres de leur maison anéantie dans l'espoir d'y trouver un souvenir quelconque: scènes ô combien pitoyables ! Portant dans mes bras l'urne funéraire de mon fils, je m'acheminai d'un pas pesant vers le temple avec dans le coeur un mélange d'amertume, de regret et de désespoir. J'avais l'impression de me traîner au fond de la misère humaine.

Mes deux fils aînés, étudiants à Sendai, revinrent l'un après l'autre sans prévenir. Les deux cadettes aussi, écolières évacuées à la campagne, rentrèrent. Ils avaient perdu Keizo mais eurent la joie de se retrouver au chevet de leur mère encore vivante. J'en fus, moi aussi, réconforté.

Mais l'état de ma femme ne cessait d'empirer et le nombre de ses globules blancs était tombé au-dessous de 1 000 unités. Chaque jour apportait de nouvelles raisons de désespérer. Si en plus des hématomes se mettaient à apparaître sous la peau, l'issue ne ferait plus de doute: il fallait que je me prépare au pire.
Sur son dos et son ventre douloureux apparurent effectivement de nombreuses taches rougeâtres. En les voyant sur ses avant-bras, elle comprit que les derniers moments étaient proches et se mit à parler de ses ultimes volontés. On ne comptait plus que 800 globules et, comme dans la phase aiguë de la rougeole, tout son corps se couvrit de boutons: elle souffrait le martyre. Les médecins annonçaient la fin pour la nuit ou l'aube. A l'insu de l'agonisante, je fis les préparatifs pour l'ultime passage.

Le jour se leva sur une nuit de combat. Les globules blancs étaient tombés à 400 unités. Malgré ses souffrances, ma femme gardait tous ses esprits mais elle avait complètement perdu la vue et se plaignait de ne plus nous voir, les enfants et moi.
Je cherchais désespérément un moyen de lui ménager une mort douce. Le nom d'un coagulant me vint soudain à l'esprit. J'en parlai au directeur qui se montra sceptique quant aux effets d'un coagulant dans l'état actuel de la malade mais estimant qu'il n'y avait plus d'autre moyen et que celui-ci était inoffensif, il ajouta:
- Si ça peut vous tranquilliser, je n'y vois pas de contre-indication.

Je fis immédiatement une injection. Au bout d'un moment, la malade, se déclarant soulagée, en réclama une autre. Le directeur n'y voyant pas d'objection, on lui fit une seconde injection. Peu après, ma femme sentant une nette amélioration, fut en état de se reposer. Les médecins, connaissant la situation désespérée de la malade, étaient plutôt perplexes de la voir résister une journée de plus.

Cette nuit-là, ma femme sombra dans un profond sommeil qui ressemblait à un coma provoqué par une fatigue excessive et nous nous sentions vaguement effrayés par la violence de ses ronflements. Elle se réveilla avec l'aube:
- Ah, j'ai bien dormi... Je me sens mieux.
Elle disait même avoir vu en rêve le Bouddha venir la sauver et elle commençait à avoir bonne mine. Le pouls et la respiration s'étaient nettement améliorés. Je me demandais s'il ne s'agissait pas du mieux de la fin mais il n'empêche que j'étais heureux et pour la première fois depuis des semaines, nous nous surprîmes à rire du fond du coeur, ma fille et moi.

Comme parmi les nombreuses piqûres qu'on lui avait faites, seules celles d'hier avaient eu de l'effet et soulagé ses douleurs, ma femme en demanda une autre. J'avais des doutes sur le coagulant mais il fallait se rendre à l'évidence. Le directeur n'était pas convaincu mais à partir de ce jour on fit une injection soir et matin. Les boutons perdirent leur teinte écarlate et le nombre des éruptions diminua progressivement. Les douleurs s'apaisant de jour en jour, la malade put reprendre des forces. On continuait sans relâche à lui administrer du glucose, des vitamines et du cardiotonique. Même une fois les hématomes disparus, on n'interrompit pas les injections de coagulant. Le nombre des globules blancs se mit à remonter. Au bout de quelques jours, ils atteignaient les 12 000 unités et grimpèrent jusqu'à 19 000 avant d'amorcer un léger fléchissement.

Quand je sus qu'elle se rétablissait pour de bon, j'éprouvai un profond soulagement. Les infections du visage et des gencives se résorbaient régulièrement et on put leur appliquer des pansements au liquide de Bohr.

Comme on commençait à entrevoir la guérison et que l'hôpital avait besoin de place, il fut décidé de soigner la malade à la maison et le 26 septembre, je ramenai ma femme chez nous dans une charrette. Cela faisait plus de cinquante jours depuis le bombardement du 6 août que ma femme et moi nous n'avions pas mis les pieds à la maison.

La garde de la maison avait été confiée à mon beaufrère et à mes enfants mais comme ceux-ci n'avaient pratiquement pas quitté le chevet de leur mère, elle avait été mise à mal par le mauvais temps et tout le mobilier de quelque valeur ayant été volé, elle se trouvait dans un état désastreux. Jusqu'alors, je n'avais pas eu le loisir d'accorder la moindre pensée à mes biens mais une fois revenu dans mon chez-moi, je ne pus m'empêcher de regretter mes chers meubles. Pourtant, de nous voir ainsi tous les sept miraculeusement réunis après une si longue séparation autour de ma femme, je remerciais le Ciel de ses bontés.
Remontée de l'abîme par un incroyable rétablissement qui lui avait permis de revenir chez elle, ma femme attribuait sans l'ombre d'un doute ce miracle à l'action du coagulant. Il n'avait jamais été question ni dans notre hôpital ni ailleurs de l'utilisation de ce remède sur des atomisés ; le directeur n'avait guère manifesté d'enthousiasme mais quelle qu'en soit l'explication médicale, je reste convaincu que, du moins dans le cas de ma femme, le coagulant stoppa le processus fatal.

La courroie de son sac a empêché les chéloïde des brûlures de couvrir toute la peau du dos de cette femme. (Photo restituée par l'armée américaines)

Pour ce qui est des séquelles, on constate une difficulté à mouvoir quatre doigts de la main gauche et de légères chéloïdes sur le visage, la nuque et les épaules. Avec le temps, les chéloïdes semblent vouloir se résorber quelque peu mais durant la saison chaude, elles s'empourprent et provoquent une certaine irritation. Ma femme se plaint également de temps à autre de douleurs dans les os qui l'empêchent de s'occuper de son ménage. Je me demande s'il ne s'agit pas de troubles de la moelle.

Les quelques dizaines de femmes qui se trouvaient réunies au même endroit au moment de l'explosion périrent presque toutes dans les heures ou les jours qui suivirent. On félicita ma femme d'avoir échappé à la mort mais avec l'évolution des mentalités, la pitié qu'éprouvait le monde à l'égard des victimes défigurées de la bombe se transforma peu à peu en mépris. Ma femme n'est plus en âge d'avoir des soucis de coquetterie mais elle souffre profondément d'avoir perdu un élément essentiel du charme de toute femme et il est pénible de la voir fuir les regards d'autrui. Ces stigmates réveillent sans cesse les souvenirs vivaces de l'enfer atomique et nous plongent dans un océan d'amertume.


Extrait de "Pika Don! la leçon de Hiroshima",
Groupe du 6 août, Edition Autrement, 1985.