L'ère atomique s'est ouverte le 6 août 1945 par le tonnerre d'une explosion sans précédent dans le passé de l'humanité: celle d'Hiroshima. En ce jour de soleil, que rien ne distinguait des autres, 60 000 Japonais ont été détruits en quelques secondes, et le monde est entré pour le meilleur et pour le pire dans une époque nouvelle de son histoire. Pour l'anniversaire de cette date solennelle, Science et Vie n°457 (octobre 1955) publie en exclusivité un document extraordinaire, interdit pendant dix ans: les notes au jour le jour tenues dans la confusion du désastre, et sans aucun souci littéraire, par un médecin d'Hiroshima, lui-même atteint par la bombe. Observateur exceptionnel, le Dr Michihiko Hachiya, directeur de l'Hôpital du Ministère des P.T.T., a décrit ses propres souffrances et celles de ses compatriotes. Son journal fut déposé aux archives secrètes de l'Université de la Caroline du Nord et sa publication suspendue jusqu'en août 1955. D'une valeur scientifique considérable, il constitue aussi, du point de vue humain, un témoignage bouleversant.

 

Hiroshima 54 jours d'enfer

Le journal, interdit jusqu'en 1955 du Docteur Michihiko Hachiya.


Un ciel sans nuage. Des ombres profondes contrastant avec les reflets du soleil sur les feuillages de mon jardin. Voilà ce que je contemplais, ce jour-là, tôt dans la matinée. Je suis allongé sur la terrasse du living-room, en pantalon et en maillot de corps ; j'ai veillé toute la nuit à l'hôpital.
Soudain, il y a n un éclair, puis un autre, et je me souviens - on se souvient toujours des choses idiotes - que je me demande sur le moment si ce sont des éclairs de lampes à magnésium ou des étincelles provoquées par un trolleybus.
Ombres et reflets, tout a disparu. Il n'y a plus qu'un nuage de poussière au milieu duquel je n'aperçois qu'une colonne de bois qui supportait un angle de ma maison. Elle a pris une inclinaison bizarre et le toit de la maison a lui-même l'air de hoqueter.

En quelques secondes la ville a été transformée en désert. L'ère atomique a commencé.

Instinctivement, je me mets à courir. Ou du moins j'essaie. Inutilement. Des poutres jonchent déjà le sol. J'ai grand-peine à atteindre le jardin. Et là, tout à coup, je me sens extraordinairement faible. je dois m'arrêter pour reprendre des forces. C'est là que je m'aperçois que je suis complètement nu ! Où sont donc passés mon pantalon et mon maillot ? Qu'est-il arrivé ?
Je regarde mon côté droit: il est tout ensanglanté ; j'ai également une blessure à la cuisse. L'éclat de bois qui l'a produite y est resté fiché. Quelque chose de chaud coule dans ma bouche: ma joue est déchirée. Enfin, en passant la main sur mon cou, j'en ramène un morceau de verre de belle taille que j'examine avec autant de détachement que si j'étais dans mon laboratoire, penché sur un microscope.
Et soudain, je pense: « Et ma femme . Où est-elle passée ? » Je crie: « Yaeko-San, Yaeko-San, où es-tu ? »
Mon sang continence à jaillir. Est-ce que par hasard j'aurais la carotide tranchée ? Est-ce que je vais saigner à mort, comme un porc qu'on égorge ? De plus en plus effrayé, et pour moi et pour elle, j'appelle de nouveau: « Yaeko-San, où es-tu ? Il est tombé une bombe de cinq tonnes. Réponds-moi, Yaeko-San. Où es-tu ? ».
Pâle et terrifiée, en loques, couverte de sang, je la vois enfin surgir des buissons de notre maison. Je pousse un soupir de soulagement et l'entraîne par la main.
Rien que pour parcourir le bout de sentier qui joint la maison à la rue, nous trébuchons je ne sais combien de fois. Soudain, alors que nous sommes déjà dans la rue, je marche sur quelque chose de mou. En me relevant, je m'aperçois que c'est la main d'un homme.
- Excusez-moi ! Oh ! excusez-moi ! Je me mets à balbutier, pris d'épouvante.
Il n'y a pas de réponse. La main est celle d'un jeune homme dont une lourde porte cochère, en tombant, a écrasé la tête.
Nous voilà dans la rue, affolés, ne sachant que faire ni où aller; la maison devant laquelle nous nous trouvons s'affaisse tout à coup, dans un bruit de papier.
Puis notre propre maison, que nous venons de quitter, se met à osciller, comme prise de vertige, et s'écrase dans un nuage de poussière. Toute la rue s'écroule. De par tout des incendies jaillissent, que le vent, aussitôt, transporte un peu plus loin.
Devant ce spectacle, je n'ai plus qu'une idée en tête: gagner l'hôpital. Mais j'ai à peine fait trente pas que je dois m'arrêter. Mes jambes refusent de me porter ; je n'ai plus de souffle ; je meurs de soif.
- Yaeko-San, un peu d'eau !
Mais où aurait-elle trouvé de l'eau ?
Au bout d'un moment, je me remets sur mes pieds. Je suis complètement nu, mais, chose étrange, je n'en suis nullement gêné. Tout sentiment de pudeur m'a abandonné. Un peu plus loin, à un tournant, nous voyons apparaître un soldat qui, Dieu sait pourquoi. a une serviette enroulée autour du cou. Je lui demande de me la donner pour cacher ma nudité. Il me la tend sans un mot ; il s'éloigne de même. Quelques mètres plus loin, je la perds et ma femme m'attache son tablier autour des reins.
Notre marche vers l'hôpital se déroule comme un film au ralenti. A la fin, je suis incapable de faire un pas de plus. Je dis alors à ma femme: « Va, toi. » Elle finit par comprendre qu'il n'y a rien d'autre à faire. Peut-être trouvera-t-elle quelqu'un qui viendra à mon secours. Elle se penche sur moi un long moment, me regardant dans les yeux puis, sans un mot, elle se lève et se met à courir en direction de l'hôpital.
Je suis seul. Il fait presque noir. L'éclat fiché dans ma jambe est tombé tout seul et mon sang jaillit comme d'un tonneau sans bonde. Je bouche la blessure avec ma main et il s'arrête de couler. Mais combien de temps aurais-je la force ?
Tout se passe comme dans un mauvais rêve, je vois venir des ombres, des espèces de fantômes qui marchent les bras écartés, je me demande pourquoi. Tout à coup je comprends qu'ils sont brûlés et qu'ils se tiennent les bras écartés pour éviter le contact de leur propre peau. Puis vient une femme nue tenant un enfant nu dans ses bras. « Ils ont dû être surpris pendant le bain », me dis-je. Mais il vient ensuite un homme nu, puis une autre femme. Ils marchent sans dire un mot. Ce silence enveloppant toutes choses donne une impression de cauchemar.
Enfin, au bout de je ne sais combien de temps, quelques forces me reviennent et j'arrive à me traîner jusqu'à l'hôpital.
Tout à coup, je vois des visages amis autour de moi ; je me souviens d'avoir affirmé que je pouvais marcher. On ne me croit pas. J'entre dans l'hôpital sur une civière, juste au moment où de gros nuages de fumée commencent à jaillir des toits. Je les vois avec la tête en bas.
- Le feu ! Je crie. Il y a le feu
Et c'est vrai, l'hôpital brûle. En un clin d'oeil, le ciel s'embrase. On fixe ma civière à un cerisier, dans le parc ; il faut évacuer les blessés, et vite. Et toujours dans ce silence de cauchemar. Un moment les flammes viennent si près de moi que je me sens cuire. Je commence pourtant à frissonner. Tout tourbillonne dans ma tête. « C'est fini, c'est l'agonie. »
Un bruit de voix parvient jusqu'à mon oreille. J'ouvre les yeux. Le docteur Sasada est en train de me prendre le pouls. Une infirmière me fait une piqûre. Je sens mes forces revenir.
A ce moment-là, la charpente métallique d'une fenêtre distendue par l'incendie s'écroule derrière nous avec un bruit terrible. Une boule de feu roule jusqu'à moi, enflammant mes vêtements; on me jette des seaux d'eau sur le corps et je m'évanouis de nouveau.
Lorsque je reviens à moi, je suis à l'air libre. On m'a gardé hors de l'hôpital. De la fumée monte encore du deuxième étage, mais l'incendie est arrêté.
- Courage, docteur, me crie une voix. Nous nous en tirerons. Tout le nord de la ville a brûlé.
C'est vrai, tout le quartier nord a été dévoré par l'incendie. Hiroshima n'est plus une ville, mais un désert. A l'est, à l'ouest, tous les immeubles sont aplatis et les montagnes avoisinantes paraissent maintenant toutes proches. Personne dans les rues, à part des morts. Les uns sont restés dans l'attitude où la mort les a surpris, ils ont l'air moins morts que gelés. Les autres gisent, recroquevillés, comme tassés au sol par le formidable coup de poing d'un géant.
Un peu plus tard, on me ramène à l'intérieur de l'hôpital et l'on m'étend sur une table d'opération. Le docteur Katsoube me fait mal lorsqu'il me recoud la joue et les lèvres. J'ai une quarantaine d'autres blessures, mais lorsqu'on les soigne, je ne sens plus rien. Quand je reviens à moi, le soleil est parti. Mais l'horizon reste rouge sombre, comme si les flammes de la ville en feu avaient léché tout le ciel. C'est sur cette vision que je m'endors.

7 août 1945

J'ai dû dormir profondément. Comme il n'y a plus ni rideaux ni vitres aux fenêtres, c'est le soleil qui m'éveille. Il est déjà haut à l'horizon.
Autour de moi, ce ne sont que gémissements. Ma femme est étendue à ma droite, l'onguent blanc dont on lui a enduit le visage lui donne l'apparence d'un fantôme ; son bras droit est emprisonné dans une gouttière. Un peu plus loin, sur un banc, j'aperçois la femme du docteur Fujü, son visage reflète l'angoisse et le désespoir. Elle n'a pas été gravement blessée. Mais son bébé est mort la nuit dernière. En ce moment même, son mari est en train d'errer dans les ruines, à la recherche de leur fille aînée qui a disparu.
Ce qui demeure de l'hôpital est bondé à craquer. Comme c'est le seul bâtiment resté à peu près debout de ce côté de la ville, tous ceux qui pouvaient encore se traîner sont venus y chercher asile. Ils sont plus de 150 ; il y en a dans les couloirs ; dans le jardin et jusque dans les lavabos. Quelques-uns sont morts dans la nuit. Mais ces morts sont moins encombrants que les vivants qui vomissent tous et qui ont tous la diarrhée ; comme ils n'ont pas la force de se lever, ils se laissent aller sur place et il est impossible de nettoyer.
Le docteur Tabuchi, un de mes vieux amis, est entré dans la salle. Il a des brûlures au visage et aux mains, mais assez légères. Je lui demande s'il sait ce qui s'est passé.
- Au moment de l'explosion, me répond-il, j'étais en train de tailler des arbres dans le jardin. Tout d'abord, il y eut un éclair blanc, aveuglant, puis aussitôt une vague de chaleur dont le souffle me jeta par terre. Par chance, je ne fus pas blessé et ma femme non plus. Mais vous auriez dû voir notre maison. Elle ne s'était pas abattue, mais elle s'était inclinée et, à l'intérieur comme à l'extérieur, tout était démoli. Un peu plus tard, nous avons vu passer devant nous des centaines de personnes blessées qui essayaient de fuir. C'était une vision presque insupportable. Toutes avaient le visage et les mains brûlées et les grands lambeaux de peau qui s'en détachaient leur donnaient l'aspect d'épouvantails. Toute la nuit, ils ont défilé à la manière d'une colonie de fourmis. Au matin, je les ai retrouvés étendus des deux côtés de la route, à quelques centaines de mètres de la maison. Ils n'avaient pas pu aller plus loin. Ils étaient tombés là, les uns contre les autres, si étroitement tassés qu'il était impossible de passer sans marcher dessus.
- Ce matin, en passant au pont de X..., dit alors le docteur Katsutani, j'ai vu une chose incroyable. Il y avait là un homme assis sur une bicyclette. Appuyé au parapet du pont, il avait l'air de regarder au loin. Il était mort. L'explosion l'avait transformé en statue. Qui aurait pu croire que de telles choses pouvaient arriver ?
Il répète cette dernière phrase deux ou trois fois, comme s'il voulait se convaincre que ce qu'il dit est vrai, puis il continue :
- Il y avait, dans la rivière, des centaines, et peut-être des milliers de cadavres de personnes qui s'étaient jetées à l'eau pour échapper au feu. Mais le plus terrible à regarder, c'étaient les soldats. J'en ai vu je ne sais combien, complètement brûlés de la tête aux hanches. Ils n'avaient plus de peau et l'on voyait la chair, humide et comme couverte de moisissures. Ils devaient avoir porté leur casquette d'uniforme parce que leurs cheveux n'étaient pas brûlés. Mais ils n'avaient plus de visage. Yeux, nez et bouche ne formaient plus qu'un seul trou noir et l'on aurait dit que leurs oreilles avaient fondu. Un de ces soldats sans visage était encore vivant. Il me demanda de l'eau. Ses dents à nu paraissaient extraordinairement blanches. Je n'avais pas d'eau à lui donner. Tout ce que j'ai pu faire, ce fut de joindre les mains et de prier pour lui.
A ce moment, plusieurs personnes qui ont fait cercle autour du docteur Katsutani lui demandent ce qu'il faisait au moment de l'explosion.
- Je venais de prendre mon petit déjeuner, répond-il, et je m'apprêtais à allumer une cigarette quand tout à coup il y eut un éclair blanc, puis aussitôt après une terrible explosion et je compris qu'il venait de se passer quelque chose d'épouvantable à Hiroshima. Aussitôt je grimpai sur le toit de la maison et, effectivement, j'aperçus du côté d'Hiroshima un énorme nuage noir. Je descendis alors en toute hâte et je courus jusqu'au poste militaire le plus proche pour raconter ce que j'avais vu et demander qu'on envoie du secours. Et savez-vous ce que l'officier de service m'a répondu ? Il m'a répondu: « Ne vous tracassez pas. Ce n'est pas une bombe ou deux qui peuvent faire grand mal à Hiroshima ! »
Peu à peu, à travers les récits, je commence à me représenter Hiroshima sous son nouvel aspect.
A l'hôpital même, les choses prennent une nouvelle tournure. Aucun de nos rescapés n'a d'appétit et tous sont maintenant pris de vomissements et de diarrhées. C'est comme si une épidémie de dysenterie avait soudain éclaté.
En plus de l'impossibilité de nettoyer les locaux, l'afflux incessant de gens qui essayent de retrouver les leurs nous met dans un cruel embarras. Des parents, à moitié fous de douleur, viennent nous réclamer leurs enfants. Des maris cherchent leur femme, des enfants cherchent leurs parents. Il y a une pauvre femme qui va sans arrêt d'une pièce à l'autre en criant le nom de son enfant et personne n'a le coeur de la chasser.
Seize malades sont morts au cours de la nuit. On les a enroulés dans les couvertures blanches et déposés provisoirement près d'une entrée latérale de l'hôpital. L'armée, nous dit-on, se chargera de les évacuer. Elle s'en est chargée en effet, mais à sa manière. Cadavres et couvertures ont été jetés pêle-mêle sur la plate-forme d'un camion et adieu. Les imbéciles ! Ils auraient au moins pu récupérer les couvertures dont les vivants ont bien plus besoin que les morts.
Pour la seconde fois, l'obscurité est tombée et il me semble que moi-même je passe la porte de la nuit. Peu à peu ma capacité de ressentir l'immensité du désastre s'est émoussée. On s'habitue à tout, même à l'horreur. A la fin du deuxième jour, nous les survivants d'Hiroshima, nous nous sentons déjà chez nous dans cet empire du chaos et du désespoir.
Nous n'avons naturellement ni radio ni lampes électriques ni même de chandelles. La seule lumière est celle des incendies d'alentour. Les seuls bruits, des gémissements et des sanglots. Ici un agonisant appelle sa mère dans son délire ; là, un autre murmure inlassablement eraiyo, ce qui signifie à peu près: c'en est trop ! je ne peux plus le supporter !
Pendant ce temps, seul dans la nuit, je remue mes pensées. Par quelle sorte de bombe Hiroshima a-t-elle été détruite ? Une chose est certaine: il n'y a pas pu y avoir beaucoup d'avions à la fois. Avant le signal d'alerte, j'ai perçu le bruit métallique d'un avion - d'un seul. C'était cinq ou six minutes avant la sirène.
Au cours de la journée, mes visiteurs m'ont parlé d' « explosif nouveau », « d'arme secrète », de « bombe spéciale », mais qu'est-ce que cela signifie ? De toute manière, l'étendue du désastre dépasse de loin toute possibilité d'explication.
Une chose est certaine: Hiroshima est détruite, et avec elle l'armée qui s'y trouvait cantonnée. La guerre est perdue. Les Américains vont bientôt débarquer, et bientôt sans doute on se battra dans nos rues détruites et jusque dans notre hôpital.
Soudain, j'entends des pas et je vois une silhouette se détacher dans l'encadrement de la porte. L'homme marche les coudes écartés. Comme il s'approche, je vois son visage, si l'on peut appeler visage l'amas de boursouflures qui en occupe la place. Il a perdu son chemin, il est aveugle.
- Vous vous trompez de salle ! Je crie, soudain terrifié. Le pauvre diable s'arrête, fait demi-tour et disparaît. Alors, j'ai honte d'avoir poussé ce cri sous l'emprise de la terreur.
Du coup, ma femme s'éveille et je la vois se lever. Elle quitte la pièce, sans doute pour aller au lavabo. Lorsqu'elle revient un moment après, je sens qu'il vient de lui arriver quelque chose.
- Qu'y a-t-il, Yaeko-San ?
- En revenant, dit-elle, j'ai marché sur le pied de quelqu'un qui n'a pas protesté et qui n'a pas répondu quand je me suis excusée. Quelle chose terrible, ajoute-t-elle en frissonnant, c'est sur le pied d'un mort que j'ai marché.

L'arbre témoin dresse encore son tronc atomisé.

8 août 1915

Journée chaude et claire. Il n'y a plus de fumée au second étage.
Le docteur Katsube est venu me voir de bonne heure. Sans même lui dire bonjour, je lui ai demandé quand je pourrais me lever.
- Vous êtes encore vivant, cela devrait vous suffire pour l'instant, m'a-t-il répondu. Puis, il ajoute: « Vous n'avez pas l'air de vous en douter, mais vous avez perdu beaucoup de sang. Cette nuit nous avons dû vous veiller sans arrêt. Vous étiez dans le coma. »
L'idée que je pouvais mourir ne m'avait jamais traversé l'esprit. Toutefois, dès cet instant, je comprends que j'avais été plus sérieusement touché que je ne le pensais.
On a récupéré le second étage et l'on m'y a établi l'un des premiers. Il y reste la carcasse métallique de trente lits, mais draps et matelas sont en cendres. D'ici, comme il n'y a plus de rideaux ni même de vitres qui arrêtent le regard, on peut apercevoir Hiroshima en entier, jusqu'à l'île de Ninoshima qui se trouve dans la baie. Et pour la première fois, je comprends ce que mes amis ont voulu dire lorsqu'ils ont parlé de la destruction de la cité. Au centre de la ville, à quinze cents mètres environ, j'aperçois les ruines des deux plus grands buildings. Rien d'autre n'est resté debout ! Hiroshima n'est plus qu'un désert parsemé de tas de briques et de tuiles. Le mot « destruction » me paraît faible ; dévastation conviendrait mieux.
Vers le soir, la brise nous apporte une odeur de chair carbonisée. Ce sont les morts qu'on brûle.
Il est venu un groupe de soldats qui réclamaient des pansements et bien que nous n'en ayons pas assez pour nos blessés et que nous le leur ayons dit, ils se sont emparés de tout ce qu'ils ont nu trouver. Ils se sont conduits comme des brigands plutôt que comme des soldats. Comme si cela ne suffisait pas, il court maintenant une rumeur selon laquelle l'armée veut s'établir ici et préparer un centre de défense. A propos de défense, je me rappelle tout à coup que mon cousin, le capitaine Urane, qui est médecin militaire; est venu me voir le 2 août. J'étais pessimiste quant à l'issue de la guerre il y a six jours, et je lui ai dit. Je lui ai fait remarquer ce jour-là que les denrées devenaient rares et que la discipline se relâchait. Je lui ai confié ma crainte de voir Hiroshima bombardée et la défense antiaérienne complètement inutile.
Mon cousin m'a écouté tranquillement et lorsque j'ai eu fini, il m'a répondu: « Ne vous en faites pas, Niisan, le chef de l'état-major a dit: peu importe la façon dont la nation critique l'armée, l'armée aura le dernier mot et ce mot sera « victoire »
Ce soir avant de m'endormir, je me demande si mon cousin Urabe est toujours aussi sûr de la victoire.

9 août 1945

Ma femme, bien qu'elle ait toujours le bras dans une gouttière, va beaucoup mieux ce matin. C'est elle qui me soigne. Je me suis amusé lorsqu'elle a demandé de la crème blanche. Elle se l'est appliquée sur les sourcils pour qu'on ne voie pas qu'ils ont été roussis. La coquetterie revient, c'est bon signe.
Mais les diarrhées sanglantes augmentent toujours. Hier, un de nos malades s'est plaint toute la journée de douleurs dans la bouche. Aujourd'hui, de nombreuses petites hémorragies commencent à apparaître dans sa bouche et sous sa peau. Quant cet homme est arrivé à l'hôpital, il se plaignait seulement d'une grande faiblesse. En apparence, il n'avait aucune blessure.
Ce matin, d'autres malades commencent à avoir de ces hémorragies sous-cutanées auxquelles s'ajoutent des vomissements de sang. Pourtant, parmi eux, aucun ne présente de symptômes connus.
Si ces malades avaient été ou brûlés ou blessés, nous pourrions essayer de les soigner. Si bizarres que soient les symptômes présentés, nous rattacherions ceux-ci aux blessures reçues. Mais justement, la plupart de ces malades ne présentent aucune blessure ou brûlure apparente. Dans ce cas, que faire ? Il me semble que la seule cause possible de ces étranges hémorragies est un brusque changement de pression atmosphérique. Je me souviens d'avoir lu quelque part que ceux qui montent brusquement à de grandes altitudes ou ceux qui plongent trop profondément dans la mer présentent aussi des saignements. En tout cas, à l'Université d'Okoyama, j'ai assisté à des expériences effectuées dans un caisson pressurisé. Un des troubles dont tous les patients se plaignaient après un changement de pression brutal était une surdité subite, qui se dissipait par la suite.
Or, l'autre matin, lorsque nous avons été bombardés, je suis sûr de n'avoir rien entendu qui ressemble à une explosion. Par la suite, pendant que j'essayais de gagner l'hôpital et que les maisons s'écroulaient autour de moi, je n'ai pas non plus entendu le moindre son, si bizarre que cela paraisse. Tout s'est passé comme dans un film muet. Et tous ceux que j'ai interrogés depuis ont fait la même constatation.
Au contraire, ceux qui ont vu le bombardement de loin ont entendu un bruit d'explosion. Ils l'ont même appelé pikadon (1).
Pour expliquer le fait que nous n'ayons rien entendu, il me semble que la seule théorie possible soit un soudain changement de pression atmosphérique qui nous ait rendus temporairement sourds. De toute façon, nous ne pouvons que faire des hypothèses, car nous n'avons ni radio, ni journaux, ni téléphone, ni aucun moyen de nous renseigner.
Le docteur Okusa qui était parti à la recherche de sa femme disparue au moment de l'explosion, est rentré tout à l'heure. Il a ramené quelques ossements ramassés à l'endroit où sa femme a été aperçue pour la dernière fois. Le docteur Yamazaka est toujours à la recherche de sa fille. Le docteur Fujü a retrouvé la sienne, mais elle était morte,
Et de nouveau la nuit est tombée, éclairée par la seule lumière des bûchers où l'on brûle les cadavres. A quelques pas de moi, une petite fille qui occupe le lit d'un officier mort dans la soirée hurle sans arrêt « Maman, ça fait mal ! Eraiyo ! »

10 août 1945

J'ai essayé de me lever et constaté avec plaisir que je pouvais marcher. Mais aussitôt après, quelqu'un est venu m'annoncer que nous n'avions pour ainsi dire plus de médicaments. Il y a déjà quatre jours que le désastre a eu lieu et nous n'avons encore reçu aucun secours de l'extérieur.
Un groupe de médecins est venu nous voir et nous assurer de sa sympathie. Mais ces imbéciles sont venus les mains vides. Heureusement, un peu plus tard, le docteur Norioka est arrivé d'Osaka à la tête d'un autre groupe, chacun amenant autant de médicaments qu'il avait pu en porter.
Il n'y a eu que deux morts aujourd'hui et pour la première fois la nuit est tombée sans apporter l'odeur de cadavres. Est-ce qu'ils sont tous brûlés ou est-ce que le vent a tourné ? Je ne sais. Pour la première fois aussi on m'a apporté une lampe. C'est une simple lampe à huile, faite d'une assiette en fer et d'un morceau de gaze à pansements en guise de mèche. Mais, comme elle me semble briller ! Cette lumière à mes yeux a une valeur de symbole. Elle signifie que la vie commence à reprendre le dessus.

11 août 1945

Tout le monde paraît aller mieux ce matin. Personne n'est mort au cours de la nuit, et même on a vu apparaître trois personnes, tout à l'heure, portées disparues.
Le lieutenant Tanaka est venu me voir. Je lui ai demandé ce qu'étaient devenus les soldats logés dans les baraques avoisinant l'hôpital.
- C'étaient de jeunes recrues, nous dit-il. Il y en avait environ 400. Presque tous ont été tués.
Un nouveau bruit court: la Russie nous aurait déclaré la guerre et ses troupes commenceraient à envahir la Mandchourie. Cette fois tout espoir est perdu. Il me semble qu'un poids énorme m'écrase la poitrine.
Un peu plus tard, dans la soirée, nous apprenons que la mystérieuse arme nouvelle a été de nouveau utilisée. Elle a fait les mêmes ravages à Nagasaki qu'à Hiroshima.
A peine cette nouvelle s'est-elle répandue, qu'un nouveau venu en apporte une autre: les japonais, assure-t-il, possèdent la même arme secrète que les Américains. Jusqu'ici ils avaient renoncé à s'en servir parce qu'elle était trop terrible. Mais à la suite de l'attaque américaine, l'état-major japonais a changé d'avis. Une escadrille de six bombardiers vient de traverser le Pacifique et de bombarder l'Amérique. Deux d'entre eux ne sont pas rentrés. Mais à cette heure, San Francisco, San Diego et Los Angeles connaissent le même sort qu'Hiroshima et Nagasaki. Le japon est vengé.
Cette nouvelle nous réconforte. Les plus touchés d'entre nous s'en réjouissent le plus. On plaisante, quelqu'un même entonne un chant de victoire.

12 août 1945

Un vieil ami, le capitaine de vaisseau Fujihara, est venu me voir, et, au cours de la conversation, il a fait tout à coup cette remarque: « C'est un miracle que vous vous en soyez tiré », puis il a ajouté: « C'est une chose terrible qu'une bombe atomique. »
- Une bombe atomique ! me suis-je écrié ahuri.
- Eh oui, répéta Fujihara, une bombe atomique. Je tiens ce renseignement des médecins de l'hôpital naval d'Iwakuni, où l'on est en train d'étudier un certain nombre de rescapés d'Hiroshima.
N'étant pas médecin, le capitaine ne peut me donner avec précision les symptômes observés sur eux, il est cependant, sûr d'une chose: l'analyse du sang révèle une teneur extraordinairement faible en globules blancs. Je pense en moi qu'il a été mal renseigné ou qu'il a mal compris.
Aussi, à peine est-il parti, je me résous à chercher un microscope pour pouvoir en juger moi-même. Mais le tout était d'en trouver un: tous ceux de l'hôpital étaient inutilisables. Je me souviens alors que le docteur Morisugi en gardait un dans un coffre-fort. Nous allons ensemble le chercher: il est également inutilisable. Si vraiment j'en veux un, il me faudra le faire venir d'ailleurs que d'Hiroshima.

Cet enfant d'Hiroshima, qui n'a pas vu la tragédie, est-il "marqué" ? Il semble normal et en bonne santé, mais seules les générations futures diront s'il porte en lui l'héritage terrible des radiations.

13 août 1945

Après le petit déjeuner, j'ai emprunté une bicyclette et je me suis dirigé du côté du Mont Aisi, où l'on dit que la bombe est tombée.
Le pont lui-même, tout construit en acier qu'il était, s'est effondré dans la rivière et c'est lamentable de voir un si bel ouvrage détruit de cette façon, ni plus ni moins qu'une allumette brisée par un enfant. Un peu plus loin, sur la rive Est de la rivière, se dressait jadis le bâtiment le plus admiré d'Hiroshima: le Musée de la Science et de l'Industrie (2). Son dôme de bronze a disparu, ses murs sont lézardés et en partie effondrés et à l'intérieur tout a été dévoré par l'incendie. Je reste un moment à contempler ces ruines qui symbolisent à mes yeux la destruction de la ville tout entière. Puis je pédale vers la préfecture pour voir le docteur Kitajima.
- Je suppose que vous avez entendu dire que la bombe que nous avons reçue était une bombe atomique ?
Tels sont ses premiers mots. Puis, il ajoute :
- je viens d'apprendre que les effets de cette bombe dureront 75 ans et que d'ici là toute vie sera impossible à Hiroshima.
Lorsque je rentre à l'hôpital, la rumeur m'y a précédé et la plupart des conversations tournent autour du danger qu'il y aura à habiter Hiroshima pendant 75 ans. Pour les uns, c'est une stupidité. Mais pour les autres il n'y a là rien d'invraisemblable parce qu'on commence à voir mourir des gens qui s'étaient apparemment tirés indemnes de l'explosion. En général, les gens attribuent ces décès inattendus à quelque gaz empoisonné, qui continuerait à se dégager des ruines. Je n'y crois pas. D'ailleurs, ma première conviction, à savoir que la bombe a répandu des germes de dysenterie, est également ébranlée. En fait les vomissements et les diarrhées sanglantes commencent à régresser.

11 août 1945

De bonne heure ce matin, le signal d'alerte aérienne a retenti. Aussitôt, tous ceux qui peuvent se lever se précipitent aux fenêtres avec la même pensée angoissante: est-ce que le pikadon va recommencer ?
Presque aussitôt, nous entendons les avions. Ils viennent du Sud, en direction de la baie d'Hiroshima. Comme j'essaie de les apercevoir, quelqu'un me crie de me mettre à l'abri, ce que je fais, avec tous les malades capables de marcher. Mais les autres sont forcés de rester dans leur lit, et il y a un moment affreux à passer lorsqu'il faut les abandonner là, parce qu'il n'y a rien à faire pour eux.
Pour moi, je cherche la protection d'un gros pilier et je sens mes jambes vaciller lorsque tout à coup la terre se met à trembler. Aussitôt j'entends le fracas assourdissant des bombes et des obus de D.C.A. Et je pousse un soupir de soulagement ! Le bruit vient de l'Ouest, du côté de la base navale d'Iwakuni.
Un peu plus tard, mon ami M. Sasaki vient me voir et me raconte que la radio a annoncé pour demain une importante communication, et que toute la population est priée de se mettre à l'écoute. Tout le monde se demande ce que ça peut être, mais je refuse de participer à la discussion. Nous avons bien assez d'ennuis aujourd'hui pour ne pas nous occuper de ceux de demain. De toute façon, nous n'avons pas de radio.
je bavarde avec M. Mizoguchi. Il me fait remarquer quelque chose de curieux au sujet des vêtements au moment de l'explosion.
- Regardez les bras de Mlle Omoto, ditil. Ses vêtements étaient légers ce jour-là, mais elle portait des manchettes noires. Or, elle n'a été brûlée aux bras qu'à l'endroit de ces manchettes. Si ses vêtements avaient été entièrement blancs, elle n'aurait pas été brûlée du tout.

15 août 1945

C'est aujourd'hui que doit avoir lieu la communication à la radio. En dépit de mes résolutions, je me suis laissé aller à spéculer sur l'avenir et j'ai conclu, comme la plupart d'entre nous, qu'on allait nous annoncer le débarquement de l'ennemi sur nos côtes et que le Grand Quartier Général allait nous demander de nous battre jusqu'à notre dernier souffle.
Mais bientôt on nous rassemble dans un bureau du Ministère où, tant bien que mal, quelqu'un a réparé un poste de radio. Il ne marche pas très bien. Tout ce que j'entends à travers les craquements, c'est qu'il faut « supporter l'insupportable ». Puis c'est tout, l'émission est terminée. M. Okamoto, le directeur du Ministère, se tourne alors vers nous et nous dit
- Cette communication a été faite par l'Empereur lui-même. La voix que vous avez entendue était la sienne. Il annonçait à la nation que nous avons perdu la guerre. Jusqu'à nouvel ordre, je demande à chacun de retourner à son poste.
je regagne aussitôt l'hôpital. Personne ne dit mot. Puis, peu à peu, des murmures s'élèvent :
- Comment oser nous dire que la guerre est perdue ?
- Il n'y a que les lâches pour reculer ! Plutôt mourir que d'accepter la défaite ! Si nous sommes battus, pourquoi avons-nous tant souffert !
Même ceux qui ont été les avocats de la paix sont maintenant partisans de continuer la guerre, malgré les bombes atomiques.
- Général Tojo ! crie quelqu'un, espèce d'âne bâté, ouvre-toi l'estomac et meurs !

17 août 1945

En visitant mes malades ce matin, j'en ai découvert un autre qui présente ces hémorragies sous-cutanées, sortes de rougeurs appelées « pétéchies ». Chez les uns, ces hémorragies sont si petites qu'ils ne les voient pas ; chez les autres, au contraire, elles sont parfaitement visibles et ceux-là me demandent ce que c'est. je suis bien embarrassé pour leur répondre. J'ai remarqué que ces rougeurs apparaissent chez les sujets qui se trouvaient le plus près du foyer d'explosion et qu'elles finissent par apparaître même chez ceux qui n'ont pas été blessés. Elles ne sont pas douloureuses et ne s'accompagnent même pas de démangeaisons.

Les yeux de ce pasteur. Kiyoshi Tanimoto, ont vu la tragédie. Ce petit homme discret et triste, qui s'entretient avec notre photographe, fut un des héros des journées atroces, soignant les blessés et consolant les moribonds.

18 août 1945

J'ai commencé mes visites de bonne heure. Le nombre des morts a sérieusement diminué. Cependant, une ou deux personnes continuent de mourir chaque jour. Chaque fois les rougeurs mystérieuses ont été les signes avant-coureurs de la mort. Or, le nombre de malades atteints par ces hémorragies sous-cutanées s'accroît de jour en jour.
Aujourd'hui, un nouveau symptôme a fait son apparition. De nombreux malades commencent à perdre leurs cheveux. Ils ont un vilain teint et si j'avais un microscope, je suis convaincu qu'un examen de leur sang pourrait me donner la raison de ce phénomène.
Tout à l'heure, j'ai surpris le docteur Sasada en train de s'examine la poitrine avec une attention insolite. Je n'ai pas voulu m'approcher pour ne pas le gêner, mais je suis à peu près sûr qu'il a découvert sur lui-même les premiers signes d'hémorragie.
Nous avons eu une bonne nouvelle: la femme de M. Okura est vivante. Le souffle de l'explosion l'avait enterrée avec son mari sous les ruines de leur maison. M. Okura réussit à se dégager. Il entendit sa femme appeler à l'aide ; mais avant qu'il ait pu faire quoi que ce soit, la maison était devenue un brasier. Aussi M. Okura croyait-il sa femme morte. Lorsque l'incendie s'est éteint, il est allé fouiller parmi les ruines et y a retrouvé quelques ossements qu'il a rapportés, croyant qu'il s'agissait des restes de sa femme. Mais Mme Okura a réussi à se dégager in extremis et a été recueillie par un camion militaire. Cette histoire incroyable est à mes yeux la preuve qu'il ne faut jamais perdre l'espoir.

19 août 1945

Cette nuit, j'étais sur le point de m'endormir lorsque quelqu'un a poussé un cri perçant au dehors. Je me précipite, c'est une de nos malades. Elle était devenue folle. J'ai dû lui faire deux piqûres de morphine pour la calmer.
Dans les premières heures qui ont suivi le pika, nous pensions qu'en soignant nos patients selon les procédés habituels, leurs blessures et brûlures guériraient. Mais il est maintenant évident que nous nous sommes trompés. Tous ceux qui semblaient en voie de guérison présentent maintenant de nouveaux symptômes plus graves. Ils meurent et nous sommes incapables de comprendre pourquoi ; c'est à désespérer.
Il en est mort des centaines pendant les premiers jours, puis la mortalité a diminué. Maintenant elle augmente de nouveau.
La plupart de ceux qui ont succombé avaient une diarrhée rouge, analogue à celle qu'on observe dans la dysenterie. Beaucoup de femmes ont eu de graves hémorragies utérives, qu'au début nous avions prises pour de simples dérangements de la menstruation. Quelques-uns sont morts de stomatite ou d'amygdalite gangréneuse et leur agonie a duré toute une semaine. Il va de soi que l'hypothèse d'une épidémie de dysenterie a été complètement abandonnée. Il nous semble maintenant beaucoup plus probable que les symptômes observés sont liés à une diminution anormale du nombre des globules blancs, elle-même due à une amygdalite gangréneuse. Je n'imagine pas l'inverse, car qu'est-ce qui aurait provoqué la diminution des globules blancs ? Je tourne en rond. Que signifient ces morts bizarres. Quelle nouvelle maladie apparaîtra demain ? Toutes ces questions m'ont tenu éveillé jusqu'au matin.

20 août 1943

Enfin, le microscope que je réclamais est arrivé de Tokio ce matin. Sans perdre une seconde, j'examine aussitôt le sang de six personnes de notre chambre. Le nombre de globules blancs est d'environ 3 000, alors que la normale est de 6 à 8 000. Sous la direction des docteurs Katsube et Hanaoka, nous nous mettons alors fiévreusement à la tâche. Nous examinons le plus grand nombre possible de malades. Pour la plupart, le nombre de globules blancs est tombé à 2 000. Pour quelques-uns à 500 seulement. Et pour un, dont l'état était particulièrement critique, à 200. Celui-là est d'ailleurs mort peu de temps après la prise de sang.

21 août 1945

Le nombre de visiteurs augmente sans cesse et chacun, bien que nous n'ayons pas le temps de l'écouter, veut absolument nous raconter son histoire.
- Docteur, me demande l'un d'entre eux, croyez-vous qu'un homme puisse y voir avec les yeux sortis de la tête ? Eh bien ! j'en ai vu un dont l'oeil avait été arraché et il tenait cet oeil dans la paume de sa main Cela m'a glacé parce que cet oeil me regardait. La pupille était braquée droit sur moi. Croyez-vous que cet oeil me voyait ?
J'établis des fiches pour chacun de mes malades. Par exemple :
M. Sakai, 53 ans. Douleurs à la poitrine lors de son entrée. Présente sur les deux bras des taches rouges d'hémorragie souscutanée, larges comme le bout du petit doigt. Température: 37°9. A perdu beaucoup de cheveux. Etat critique.
Mme Hamada, 47 ans. Se trouvait à un kilomètre du point de chute de la bombe. Premiers symptômes: vomissements, faiblesse, maux de tête, soif. Puis diarrhée. Ces symptômes durent quatre jours, puis régressent. Le 15 août, à l'exception d'un léger malaise, la guérison paraît complète. Le 18 août, le malaise devient soudain aigu et s'aggrave de jour en jour. La peau est complètement sèche et présente de nombreuses taches rouges sur la poitrine, les épaules et les deux bras. La malade se plaint d'une difficulté à avaler. Haleine fétide. Etat critique.
Mlle Kobayashi, 19 ans. Se trouvait dans la rue, à 700 mètres du foyer d'explosion. A vomi plusieurs fois aussitôt après. Très faible pendant les trois premiers jours. Diarrhée. Puis paraît se remettre et reprend de l'appétit. Le 18 août, son état empire soudain et elle est admise à l'hôpital. Taches d'hémorragie sur tout le corps. Complètement épilée. Pouls plutôt bon. Classée dans les cas non critiques.
La chute des cheveux et des poils est un symptôme insolite, mais indiscutable. Machinalement, j'ai tiré sur les miens. Il faut dire que je n'en avais déjà plus beaucoup. Pourtant, il en est venu une telle quantité que j'en ai été malade de dépit.

22 août 1945

Mlle Kobayashi a 38°9 de fièvre. Elle se plaint de la gorge, de la poitrine et de l'abdomen. Sa tête sans cheveux ressemble à un potiron. Cette fois son état est aussi critique que celui de Mme Hamada.
Le docteur Katsube et le docteur Hanaoka ont déjà procédé à 50 examens de sang. Le nombre de globules des personnes qui se trouvaient entre 2 et 3 km du foyer d'explosion, se situe entre 3 000 et 4 000. Pour ceux qui se trouvaient plus près, ce nombre tombe à 1 000. On dirait que plus près se trouvaient les malades, moins ils ont de globules blancs. Si nous pouvions en examiner plusieurs centaines, nous trouverions sans doute une relation précise entre le nombre des globules et la distance.

23 août 1945

Les taches sur la poitrine du docteur Sasada ont disparu. Donc l'hémorragie souscutanée ne signifie pas nécessairement la mort. Cette constatation nous a réconfortés.
Ma femme a de la fièvre. Je lui ai donné de l'aspirine et du pyramidon.

24 août 1945

Je m'aperçois ce matin que j'ai de la peine à me rappeler le nom des gens. Cette perte de mémoire, survenue après le pika, m'a troublé. Je me rappelle encore moins les visages.
Le docteur Koyama me cite le cas de personnes que la vue de l'éclair atomique a rendues complètement aveugles.
M. Sakai est mort. Il ne respirait plus qu'en haletant et était devenu aveugle.
Mme Hamada est morte de la même façon.
Mlle Kobayashi commence à haleter et elle se plaint de douleurs intolérables dans le ventre.
Ce soir, ma fenêtre est éclairée par la lueur du bûcher où brûlent les corps de M. Sakai et de Mme Hamada.

25 août 1945

Mlle Kobayashi est morte. Nous avons décidé de l'autopsier et j'ai assisté à l'opération, dont le docteur Katsube s'est chargé.
Nous avons trouvé la cavité abdominale de la morte pleine d'une boue sanglante. La rate était petite. Le foie était brun sombre et couvert de petites taches d'hémorragie. Les vaisseaux sanguins de l'estomac étaient dilatés. Les intestins, comme le foie, étaient parsemés de traces d'hémorragie.
Ainsi, nous savons maintenant pourquoi la pauvre Mlle Kobayashi se plaignait tant d'avoir mal au ventre. Elle n'avait ni perforation intestinale, ni péritonite, comme nous l'avions pensé un moment. La cause de ses souffrances et de sa mort, ce sont les petites hémorragies. Elles ne se manifestent pas seulement à la surface du corps, mais aussi dans les organes internes.
Nous avons fait une autre observation. Le sang de la cavité abdominale ne s'est pas coagulé. Il semble donc que de même que le nombre de globules blancs diminue, le pouvoir coagulateur du sang décroît.
D'accord avec le docteur Mizoguchi, j'ai résumé toutes mes observations et j'ai fait afficher dans l'hôpital le texte suivant :
« Note concernant la maladie des radiations
1. Le nombre de globules sanguins des personnes qui travaillent maintenant à Hiroshima, mais qui ne s'y trouvaient pas au moment de la chute de la bombe, est normal. Il en est de même pour les personnes qui, pendant le pika, se trouvaient dans les caves du central téléphonique. En conséquence, ces personnes sont priées de poursuivre leur tâche comme à l'accoutumée.
2. Les personnes dont le nombre de globules blancs a le plus diminué, sont celles qui se trouvaient près du foyer d'explosion, notamment les employés du central téléphonique et du bureau du télégraphe.
3. Aucun lien n'a été observé entre la gravité des brûlures reçues et la diminution des globules blancs.
4. La perte des cheveux n'est pas nécessairement un symptôme alarmant.
5. Les personnes dont le nombre de globules blancs est faible doivent bien se garder de se blesser et de faire de trop grands efforts, leurs capacités de résistance étant affaiblies.
6. Les blessés doivent prendre garde à l'infection. Ceux qui sont déjà infectés doivent se faire traiter immédiatement, pour éviter que l'infection ne s'étende à tout le système sanguin.
7. Selon les renseignements fournis par l'Université de Tokyo, il ne semble pas que le danger de radiations résiduelles soit à craindre ».

L'enquête sur les effets de la bombe continue encore aujourd'hui. Ci-contre, un représentant de la commission spéciale créée par les Etats-Unis, interroge une mère de famille qui habite maintenant dans la banlieue d'Hiroshima.

27 août 1945

Chose curieuse, nous n'avons observé aucun cas de tétanos. Pourtant la plupart des patients présentaient des blessures pleines de saletés de toutes sortes. Est-ce que les microbes du tétanos auraient été tués par le pika ?
Autre constatation, plutôt effrayante: tous les rescapés du pika sont incapables de prendre quoi que ce soit au sérieux. L'humour fleurit de jour en jour sur ces lieux de dévastation, comme s'il était l'ami de la mort.
Ma femme ne va pas bien ce soir. Sa température est montée à 40°6 et elle a du mal à respirer. Au stéthoscope, j'ai perçu un râle à la base du poumon droit. Pneumonie. Heureusement nous avons maintenant des sulfamides en quantité.

29 août 1945

Ce matin, un bateau nous a amené un chargement de vêtements: uniformes de marins pour les femmes, tenues de campagne kaki pour les hommes.
Encore une fiche médicale
Mlle Nishii Emido, 16 ans. Examinée pour la première fois le 28 août, se plaignait d'un malaise général, d'insomnies. Taches sur le corps. Se trouvait, au moment de l'explosion, au second étage du central téléphonique, un édifice en béton situé à 500 mètres du point de chute. Aussitôt après, elle s'est sentie étourdie et faible. A vomi à plusieurs reprises. Malaises et nausées pendant les trois jours suivants. Puis amélioration. Elle retrouve l'appétit et reprend son travail malgré la diarrhée et une légère faiblesse. A partir du 23 août, commence à perdre ses cheveux. Le malaise s'accroît. Dans la nuit du 27, douleurs abdominales ; pour la première fois les taches apparaissent. La surface interne des paupières suggère l'anémie. Bruit de râle provenant de la face antérieure des deux poumons. Pouls faible, mais rapide: 130 battements à la minute, respiration: 36, température: 40°. Constipée. Morte le 29 en se plaignant d'une extrême difficulté à respirer.

30 août 1945

Les blessures de mon visage, de mes épaules et de mon dos me laissent à peu près en paix. Mais celle de ma cuisse fait de plus en plus mal.
La liste des morts s'allonge. La cause de ces morts est toujours une hémorragie interne, mais ce n'est pas toujours le même organe qui est touché. Les plus fréquemment touchés sont le foie et la rate, et, chaque fois, à l'autopsie, ils paraissent réduits en dimension, surtout la rate.

1er septembre 1945

Sur les 190 médecins qu'il y avait à Hiroshima le jour du pika, 72 sont morts ou disparus.
Ma femme va mieux.

4 septembre 1945

Je viens d'avoir la visite de mon ami M. Hashimoto, qui est venu nous aider comme volontaire après le pika. Au moment de l'explosion, il se trouvait dans un car électrique, qui quittait la station d'Itsukaichi, à destination d'Hiroshima. je lui ai demandé de me raconter ce qu'il avait vu.
- Le car venait juste de quitter la gare, m'a-t-il dit, lorsque j'ai entendu une détonation terrible. Au même moment, le car s'arrêta, faute de courant et tous les voyageurs sautèrent sur la chaussée. Je vis alors un énorme nuage s'élever au-dessus d'Hiroshima, de chaque côté de jolis nuages plus petits formaient comme un écran doré. Je dois dire que de ma vie je n'ai rien vu d'aussi magnifique. La beauté de ce spectacle défie toute description.

7 septembre 1945

Je me suis levé avec l'impression d'avoir les idées claires. Depuis le pika, c'est la première fois que je me sens capable de me concentrer. J'en ai profité pour établir 20 nouvelles fiches médicales.

8 septembre 1945

En général, les malades qui se trouvaient le plus près du foyer d'explosion, sont ceux qui présentent les symptômes les plus graves, et inversement. Il y a pourtant des exceptions. Certains qui se trouvaient très près n'ont qu'un minimum de symptômes et un nombre de globules blancs à peu près normal. En étudiant chaque cas individuellement, la raison de ces exceptions m'est apparue: ces malades se trouvaient à l'abri de murs de bétons ou simplement de gros arbres.

10 septembre 1945

En rentrant dans ma chambre tout à l'heure, j'ai trouvé quinze lettres qui m'attendaient. Cette nuit l'électricité a été rétablie !

11 septembre 1945

M. Shioto est venu me voir :
- Ma maison, me dit-il, avait été sérieusement abîmée, mais enfin elle tenait encore debout. Hélas ! 250 soldats envoyés de Tokio, pour aider à déblayer, y ont établi leur quartier général ils ont démoli ou emporté tout ce que l'explosion avait épargné.
Pour moi, je n'ai rien à risquer de ce côté-là. je n'ai plus de maison.

12 septembre 1945

Pour la première fois depuis le 6 août, j'ai pris un bain malgré mes blessures je ne pouvais plus supporter l'odeur que dégageait mon corps.

13 septembre 1945

J'ai reçu la visite d'un employé des Affaires générales qui avait la grave responsabilité de veiller sur l'effigie de l'Empereur. Il se trouvait dans un autobus au moment de l'explosion. Aussitôt, sans prendre garde aux murs qui s'abattaient autour de lui, il a couru jusqu'au Ministère pour gagner l'incendie de vitesse. Le portrait de l'Empereur se trouvait au quatrième étage. Avec l'aide de plusieurs collègues, il décida de le transporter au château d'Hiroshima, parce que de ce côté on voyait s'élever moins de fumée qu'ailleurs. Un de ses collègues le chargea sur son dos, un autre prit les devants, et le cortège se mit en route. Mais lorsqu'ils arrivèrent au château, un soldat leur dit que l'incendie menaçait et ils rebroussèrent chemin, vers les digues de la rivière Ota. Il y avait tant de morts et de mourants sur leur chemin, qu'à la fin ils furent obligés de s'arrêter. Alors ils se mirent à crier: « Le portrait de l'Empereur ! Le portrait de l'Empereur ! » Aussitôt tous ceux qui pouvaient encore marcher ou seulement faire un geste saluèrent et s'écartèrent. Et ainsi le portrait de l'Empereur put miraculeusement passer et être déposé en lieu sûr. Je l'avais cru détruit par le feu. Cette nouvelle m'a fait chaud au coeur .

14 septembre 1945

J'ai appris aujourd'hui une nouvelle locution. Les gens parlent des « mines de la ville » pour désigner les richesses enfouies sous les ruines. Il va de soi qu'il y a maintenant beaucoup de mineurs à Hiroshima. Au début je trouvais cela indigne. A présent, je m'en désintéresse complètement.

15 septembre 1945

On vient de m'apprendre que le port d'Hiroshima va être occupé par les Américains. Les gens sont en train de mettre des serrures à leurs portes. On dit que les Alliés sont grands amateurs de femmes et qu'ils sont gentils avec elles.
j'ai rencontré près de l'hôpital un groupe d'enfants qui jouaient joyeusement. Leurs jouets: des morceaux de verre, des morceaux de bois et des cailloux. L'un d'eux avait un portrait de l'Empereur, qu'il avait posé par terre et sur lequel il avait fait un pâté avec de la boue.
- Où as-tu pris ce portrait ? lui ai-je demandé. Sais-tu qu'il représente Sa Majesté l'Empereur ?
- Il y en a des tas à l'ancien Quartier Général, me répondit l'enfant, inconscient d'avoir commis un sacrilège.
- Vous devriez avoir plus de respect, ai-je rétorqué. Vous feriez mieux de me le donner.
Ils n'ont rien trouvé à dire et je l'ai emporté.

On répare encore les dégâts d'il y a dix ans. Ces travaux, qui encombrent en 1955 une des rues principales de la ville, montrent que la reconstruction de routes et d'égouts se poursuit sans arrêt.

19 septembre 1945

Tout à l'heure, j'ai entendu ce fragment de conversation entre deux jeunes gens :
- Cette fille est folle, disait l'un. Elle n'a même pas eu honte en public. Comment peut-elle se laisser aller à une pareille chose ! De rage, je l'ai fichue à la mer.
Apparemment, ce garçon avait vu sa fiancée se promener au bras d'un soldat de l'armée d'occupation. On ne peut s'étonner de sa réaction: depuis des années on a appris à ces jeunes gens à haïr l'ennemi. Cependant, sans approuver le traitement qu'il a infligé à la pauvre fille, je suis obligé de dire que si j'avais été à sa place, j'en aurais fait exactement autant. A mon avis, la meilleure solution est que les filles ne se montrent pas: cela leur éviterait les tentations aussi bien qu'aux soldats américains.

20 septembre 1945

Aprés le déjeuner, je faisais la sieste sur mon lit. Un employé accourt hors d'haleine pour me dire: « Monsieur, il y a un officier américain à la porte de l'hôpital. »
Réveillé en sursaut, je me sens pendant un instant plein de terreur et d'angoisse et, sans réfléchir, je réponds: « Ignorez-le ! »
- Ne dites pas de pareilles choses, me réplique l'employé. Il est dans l'entrée. Il faut que vous alliez le voir.
Comme il finissait de prononcer ces mots, j'entends des pas dans l'escalier et je vois apparaître un jeune officier de bonne apparence, accompagné d'un garde du corps qui porte un pistolet et qui sert d'interprète. Je leur dis que j'étais le directeur de l'hôpital et leur fais visiter les lieux. L'officier paraît plus intéressé par les traces du typhus qui a sévi ici il y a quelques jours que par celles de la bombe atomique. En route, nous rencontrons ma femme ; l'officier me demande si elle a ressenti l'effet de l'explosion. Je lui réponds qu'elle a reçu plusieurs blessures et qu'elle est devenue anémique. Prenant les bras de ma femme, je lui relève les manches pour découvrir ses cicatrices. L'officier hoche légèrement la tête avant de s'en aller.

24 septembre 1945

Cela ne va pas du tout aujourd'hui. J'ai une douleur au bas de l'abdomen, de la fièvre, une grande faiblesse et de la difficulté à m'appliquer au moindre effort. Je me demande si je n'ai pas respiré le « mauvais gaz » comme les gens l'appellent, en me promenant hier dans les ruines.
Le soir, diarrhée sanglante, je meurs de soif. Je ne dors pas de la nuit.

25 septembre 1945

Diarrhée de pus, de sang et de mucus. De ma vie je ne me suis senti si faible.

26 septembre 1945

La codéine que j'ai prise semble avoir agi. Diarrhée en régression. J'ai un peu dormi.

27 septembre 1945

Toujours la codéine. Nette amélioration.

28 septembre 1945

J'ai repris de l'appétit.
M. Yamashita est venu me voir et je me suis senti assez de force pour le laisser entrer. Il a l'habitude de tenir un journal et il m'a montré ce qu'il a écrit à la date du 6 août:
« J'entendis tout à coup le bruit d'un avion ennemi. Je me tournai vers ma femme et lui demandai: Ne serait-ce pas le bruit d'un B-29 ?
Au même moment, vers le Nord, il y il eut un éclair jaune, j'entendis une énorme déflagration et me retrouvai assis par terre.
Je me mis à crier: Cette fois c'est pour nous !
Je m'agrippai à un pilier et ma femme, surgissant derrière moi, se jeta dans mes bras.
Par chance, la maison tint bon. Nous nous précipitâmes dehors. Déjà tout le long de la rue, les toits de paille des maisons brûlaient. »
La maison de M. Yamashita se trouvait à deux kilomètres du foyer d'explosion. C'est ce qui explique qu'elle a pu résister.
Une pensée tout à coup me frappe: jusqu'au dernier moment, ce M. Yamashita a cru en la victoire du japon. Je me demande s'il y a jamais eu, avant nous, un autre peuple battu dans le moment même où il croyait si fermement en sa victoire.

29 septembre 1945

Deux jeunes officiers américains sont venus me demander. Je m'enroule une écharpe autour du ventre et je leur fais visiter l'hôpital. Je suis très impressionné par leur bonne apparence et par l'élégance de leur uniforme. On devine à les voir qu'ils sont citoyens d'un grand pays.
Ce soir, Mme Hiyama, qui vit ici depuis que la bombe a détruit sa maison, a mis au monde un bébé. Je suis tout heureux de constater que la mère et l'enfant semblent absolument normaux. Cette naissance est la première à l'hôpital depuis le pika.

30 septembre 1945

Cet après-midi, nous avons eu la visite de deux groupes de soldats. Les premiers ont examiné avec beaucoup d'attention tout ce que je leur ai montré. L'un de ces soldats doit être maître d'école dans le civil, parce que chaque fois que j'essaie d'expliquer quelque chose dans mon mauvais anglais, il me reprend pour corriger ma prononciation.
Les seconds ont amené un interprète. L'un d'eux, debout devant une fenêtre, dit tout à coup :
- Et vous, que pensez-vous du bombardement ?
- Je suis un bouddhiste, lui ai-je répondu, et depuis l'enfance on m'a appris à me résigner. J'ai perdu mon foyer et ma santé, mais je me considère comme un homme fortuné puisque ma vie et celle de ma femme ont été préservées par le ciel.
- Je ne puis partager vos sentiments, dit alors le jeune Américain d'un air sombre. A votre place, il me semble que je ferais au pays responsable un procès en dommages et intérêts.
Il reste encore un long moment à contempler nos ruines par la fenêtre avant de s'en aller.
Longtemps après, il m'a semblé l'entendre encore parler.
« Faire un procès au pays... Faire un procès... »
J'ai eu le sentiment que ces mots demeureraient pour moi à jamais incompréhensibles.




(1) Pika peut approximativement se traduire par éclair et don par « boum ». Il est à remarquer que les survivants d'Hiroshima appelaient l'explosion pikadon ou pika selon qu'ils se trouvaient loin ou près du point de chute.

(2) Les ruines de ce monument ont été laissées telles quelles pour servir de mémorial de la première explosion atomique.