Le syndrome du prix Nobel: Disserter sur tout

Les pronucléaires n'ont plus leur allant d'autrefois. Même les plus acharnés donnent l'impression d'être secrètement minés par des échecs intemes retentissants. La catastrophe de Tchemobyl y est bien entendu pour beaucoup. Plus près de nous, l'erreur scientifique et technique que constitue Superphénix y contribue notablement. Le décollage du programme nucléaire sans piste d'atterrissage les inquiète également, l'aérodrome n'est toujours pas en vue, quoi que l'on dise officiellement; les déchets demeurent un casse-tête insoluble, malgré toutes les contorsions officielles. La nécessaire discrétion sur le vieillissement des centrales à eau pressurisée et sur la multiplication des erreurs génériques explique enfin que les spécialistes préfèrent ne pas trop attirer l'attention. Bref, cela faisait longtemps qu'un scientifique ne nous avait pas infligé son enthousiasme sur les merveilles à venir de l'atome.

Georges Charpak, physicien des «hautes énergies», a reçu un prix Nobel il y a quelques années déjà. Ce domaine n'a rien à voir avec l'atome civil ou militaire, mais il dit s'être associé à un américain, Garvin, nettement plus au fait de la chose (c'est un des auteurs de la bombe à hydrogène américaine), pour rédiger un livre pesant où l'on trouve, à peine mise à jour, la confusion ordinaire et la mauvaise foi des croyants pronucléaires. Il ne semble pas que cet ouvrage réalisé «à deux» (par le biais de messages électroniques et de conversations téléphoniques !) doive connaître une publication en langue anglaise, ce qui trahit une opération destinée au seul marché français.

L'intitulé (Feux follets et champignons nucléaires, éd. Odile Jacob, 1997) est représentatif du propos: rabâcher que les réactions hostiles au nucléaire relèvent d'une attitude émotionnelle, irrationnelle, analogue à celle qui tissait des légendes sur les feux follets (l'adjectif «nucléophobe» est utilisé à plusieurs reprises). Ce genre de cuistrerie ne s'affichait plus depuis quelques dizaines d'années dans le milieu scientifique français.

Le plus surprenant, c'est que ce morceau d'anthologie n'atteint même pas le stade de la plus élémentaire vulgarisation. Le premier chapitre est une illustration des erreurs pédagogiques à éviter: longuet pour les connaisseurs même peu informés, il est impénétrable au non-initié.
On ne peut que mentionner les perles les plus énormes. Le livre parle ainsi d'irradiation, jamais de contamination, défend l'usine de séparation du plutonium de la Hague, en assurant que cela réserve des possibilités d'avenir pour l'industrie nucléaire, fait l'éloge de C. Rubbia pour un nouveau type de réacteur nucléaire (qui de toute façon n'atteindrait pas un stade industriel avant des dizaines d'années), etc. Il va jusqu'à reprendre par moment l'air de la haute bureaucratie nucléaire intemationale sur le «stress» qui frapperait les populations victimes de Tchernobyl (stress qui expliquerait bien plus que la contamination radioactive, les pathologies diverses et variées que l'on voit se multiplier là-bas!) et disserte longuement sur l'hypothétique «incinération» du plutonium dans les surgénérateurs.

Charpak se fait, en fait, le porte-voix d'une caste assez particulière que bien peu de pays nous envient. La posture qu'il adopte à cette occasion, se présenter comme un quasi-profane en matière nucléaire, est évidemment une imposture: les joumalistes passent sous silence ce «détail», puisqu'ils l'invitent toujours comme «prix Nobel» français et qu'il laisse faire.

La caution de l'expert Garwin, destinée à conjurer les lacunes des positions de Charpak, est plus curieuse, d'autant que le livre met en évidence la ligne de fuite des références propres aux nucléocrates avec une bonne conscience qui leur fait généralement défaut (justement parce qu'ils savent un peu trop bien la portée de ce à quoi ils ont collaboré).

La tonalité de la démarche se vérifie, s'il en était besoin, à la mauvaise foi avec laquelle Charpak, lors des séquences de promotion de son livre dans les médias, dénigre une étude comme celle de Viel sur la Hague.

Le seul point qui mérite l'attention, c'est un argument qui oppose le nucléaire au charbon. Il est reconnu que cette demière source d'énergie est de loin la plus abondante, mais que pour le Japon et la France, démunis de richesses propres dans ce domaine comme dans le pétrole, il faut trouver un démultiplicateur d'énergie. Le fond est évidemment une démarche de puissance qui table sur une passivité hypocrite de la population. Il est à noter que cette orientation rencontre de notables difficultés au Japon, pays nettement moins éloigné que le nôtre d'un fonctionnement démocratique.

La technique utilisée dans ce livre, reconnaître certaines vérités gênantes pour n'en pas tenir compte quelques pages plus loin est d'une certaine façon instructive. Elle montre à quel point le styte du collage imprègne les discours dominants. Ne pouvant plus mentir sur tout, ils reconnaissent l'étendue du désastre mais se comportent aussitôt comme s'ils n'avaient rien dit (on affirme que la contamination radioactive due à Tchernobyl est négligeable au regard de l'histoire et des moyennes mondiales, après avoir concédé qu'en la matière les moyennes ne veulent rien dire). Cet aveu attestant une fois pour toutes de leur bonne foi, ils escomptent que le public se souviendra de cette concession et quíil oubliera les conséquences de ce qui a été reconnu du bout des lèvres.

Charpak n'est même pas un enthousiaste naïf, puisque ses intérêts personnels rencontrent directement ceux de la COGEMA qui gère le centre de la Hague. Il ne reste donc que l'arrogance dérisoire d'un mandarin qui a réussi dans un pays qui ne sait pas cantonner ce genre de personnage à son domaine.

Extrait de La lettre d'information du Comité Stop Nogent-sur-Seine, 1997.