LE MONDE 22/10/02

Avec l'arrêt du réacteur Siloëtte, le CEA de Grenoble se dénucléarise
(Lire: Les réacteurs de recherche en France)

Grenoble de notre correspondante

Le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) de Grenoble a tourné la page du nucléaire. Arrêté en juillet, le réacteur Siloëtte, qui était le dernier en activité, est aujourd'hui démantelé. Mis en service en 1963, ce réacteur à coeur ouvert, d'une puissance de 100 kilowatts, a été utilisé à titre expérimental jusqu'en 1973 puis, par la suite, exclusivement utilisé pour la formation. Employant trois personnes, il a accueilli chaque année près de 200 stagiaires d'EDF, de la Cogema ou d'autres réacteurs expérimentaux du CEA. Cet arrêt, qui fait suite à ceux de Mélusine (8 mégawatts), en 1989, et de Siloé (35 mégawatts), en 1997, s'inscrit dans le cadre d'une stratégie de rationalisation du CEA.

Selon la nouvelle organisation mise en place en janvier 2001, les recherches liées au nucléaire seront désormais regroupées sur Saclay, Valrho et Cadarache, tandis que Grenoble et Fontenay-aux-Roses seront dédiés aux technologies avancées. Le nucléaire, qui a longtemps servi de socle à la recherche scientifique grenobloise, laisse aujourd'hui la place aux micro et nanotechnologies. Avec le projet Minatec (près de 158 millions d'euros d'investissement), la ville ambitionne de devenir le premier centre européen et l'un des six à huit premiers mondiaux.

Pour autant, les programmes conduits dans les installations nucléaires de Grenoble "ne sont pas arrêtés mais transférés vers d'autres installations", a précisé Jean-Claude Frappier, adjoint au directeur du CEA de Cadarache, lors d'une visite à Grenoble. Les différentes missions de Mélusine et Siloé ont été réparties entre les réacteurs Orphée (14 mégawatts) et Osiris (70 mégawatts) de Saclay et l'Institut Laue-Langevin (ILL), un réacteur à haut flux de 58 mégawatts créé par la France et l'Allemagne à la fin des années 1960, qui reste aujourd'hui le seul à fonctionner à Grenoble. De la même façon, l'activité de formation menée à Siloëtte va être transférée sur les réacteurs Azur et Minerve à Cadarache et Isis à Saclay.

FAIBLE RADIOACTIVITÉ

Compte tenu de sa faible radioactivité, la déconstruction de Siloëtte, dont le coût est estimé à environ 7 millions d'euros (contre 58 millions d'euros pour Siloé), ne présente pas de difficulté particulière. Les 23 éléments irradiés, qui contenaient chacun 320 grammes d'uranium 235, ont été démontés et refroidissent dans un entrepôt intermédiaire avant, au bout d'un an, d'être évacués vers l'usine de retraitement de La Hague. Le vidage de l'eau du réacteur et des piscines de travail devrait être achevé à la fin de 2003 ou au début de 2004. Les opérations en cours d'assainissement de Siloé s'achèveront à la fin de 2003, le calendrier prévoyant le démantèlement des deux réacteurs d'"ici à fin 2007".

"Les sites seront alors rendus à l'herbe", promet le directeur du CEA Grenoble, Jean Therme. Façon de dire que toute radioactivité aura disparu des bâtiments. La "déconstruction" des autres installations nucléaires, le Laboratoire d'analyse des matériaux actifs (LAMA) et la station de traitement des effluents et déchets radioactifs, devrait être terminée à l'horizon 2012. "Preuve que des installations nucléaires peuvent fonctionner à proximité d'un centre urbain pendant quarante ans et être ensuite démantelées sans impact pour l'environnement", souligne Jean Therme.

Nicole Cabret

 

Les risques du "petit nucléaire" trop souvent négligés

PARIS, 15 nov - Utilisé aussi bien à l'hôpital que dans l'industrie ou le bâtiment, le "petit nucléaire" présente des risques sérieux, souvent sous-estimés et mal connus, que les pouvoirs publics souhaitent mieux contrôler.
Alors que dans les grandes installations nucléaires (centrales, usines de retraitement...) le risque radiologique est connu et bien identifié, dans le "petit nucléaire", encore appelé "nucléaire diffus", le risque radiologique dû aux rayonnements ionisants est souvent méconnu, ont souligné jeudi les responsables de l'Autorité de sûreté nucléaire au cours d'un point de presse.

Selon l'Autorité, il existe quelque 300.000 sources radioactives aujourd'hui en France. Ces sources ont des utilisations extrêmement variées et peuvent se retrouver aussi bien dans les mains d'un médecin que d'un ouvrier de l'industrie ou d'un agent immobilier.

Les applications les plus connues sont médicales. Il s'agit d'abord du radiodiagnostic (radios du poumon...) qui génère de faibles doses mais touche un public nombreux mais aussi d'autres disciplines moins répandues comme la médecine nucléaire ou la radiothérapie qui impliquent des doses élevées pour les patients.

Dans le domaine industriel, le "petit nucléaire" est également très répandu. 70 % des sources sont des jauges, utilisées pour des mesures d'épaisseur, de densité ou de pesage. "Ces appareils présentent peu de risques pour les travailleurs mais le personnel qui les utilise est souvent peu formé", relève Jean-Luc Lachaume, expert sur les questions d'environnement et de radioprotection à l'Autorité de sûreté.

Une centaine de morts (au moins)
Les gammagraphes (6 % des sources), utilisés notamment pour le contrôle des soudures, sont des appareils très bien protégés, mais utilisant des sources radioactives très dangereuses, avec des risques liés au transport par la route (accident, vol du véhicule).

Enfin les analyseurs de plomb, des appareils pour lesquels il n'existe pas de normes, utilisés pour détecter la présence de plomb dans les peintures et donc les risques de saturnisme, sont employés aussi bien par des professionnels du bâtiment que par des notaires ou des agents immobiliers, peu formés à ce type de risque.

Selon l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), quelque 350 accidents radiologiques, ayant fait une centaine de morts, ont été recensés dans le monde depuis 1945. Une forte proportion (41 %) de ces accidents se sont produits dans le secteur industriel (gammagraphes), ces chiffres étant toutefois à prendre avec précaution en raison d'un grand nombre d'accidents non-déclarés. L'erreur humaine est le plus souvent à l'origine de ces accidents.

Pour contrôler ces milliers d'objets qui peuvent être dangereux pour la santé, la France dispose d'un dispositif de surveillance souvent inadapté. "Il y a des inquiétudes sur la façon dont la radioprotection est contrôlée", reconnaît le directeur de la sûreté des installations nucléaires, André-Claude Lacoste.

 

Exemple d'accidents:

10 janvier 1956 - Milford (USA) - gammagraphie

Un employé dans un chantier de construction prend un objet métallique suspendu à une ficelle. Il le met quelques minutes dans sa poche, puis dans la boîte à gants de sa voiture. C'est une source de cobalt 60 de 1,6 Ci. Elle occasionne une dose de 25 rems et une radiodermite.

 

29 mars 1960 - Université de Madison (USA) - irradiations expérimentales

Un chercheur prend un vase dans lequel se trouvait un tube métallique dans lequel coulissait une source de 200 Ci de cobalt 60, commandée à distance. L'opération dure environ 10 mn. Une demi-heure plus tard il est pris de nausées. La dose était comprise entre 250 et 300 rems. Le 26ème jour, les symptômes de radiodermite se manifestent, le 37ème jour, les poils tombent. La radiodermite se " creuse " à la fin du 8ème mois. La stérilité totale est atteinte le 5ème mois (la dernière publication date de 1962).

 

fin 1961 - Angleterre - hôpital de Plymouth

Un opérateur utilise un appareil de radiothérapie à la tension de 50 kV au lieu de 10 kV. L'erreur de réglage persiste une semaine. Onze malades sont irradiés à des doses 60 fois plus élevées que prévues (~ 6000 rems à la peau). L'érythème apparaît entre 3 et 6 jours. Le 14ème jour, la peau est soulevée par du liquide et tombe dans la semaine suivante. La peau se reforme : sur les doigts vers la 9ème semaine, sur la face palmaire la 12ème semaine. 5 mois après, certains malades présentaient des zones ulcérées.

 

21 mars 1962 - Mexico (Mexique) - perte de source radioactive

En couchant son fils âgé de 10 ans, la mère retire un petit cylindre de métal de la poche de culotte et le met dans le tiroir du buffet de la cuisine. C'est une source de cobalt 60 de 5 curies. La mère (enceinte de 6 mois), les deux enfants et la grand-mère décèdent. Le père (30 ans) survit car son travail, hors du domicile, réduisait l'irradiation. Le tableau suivant résume ce dramatique accident :

 âge

 dose (rems)

 durée de l'exposition

 durée de survie

 10

 4700

 12,5 jours

 5 semaines

 57

 3000

 1,5 mois

 7 mois

 27

 3500

 2 mois

 4 mois

 3

 2900

 2,5 mois

 4,5 mois

 

3 mai 1968 - La Pate (Argentine) perte de source

Un ouvrier soudeur âgé de 37 ans ramasse, sur un chantier un petit cylindre de métal. Il le met dans sa poche. Le lendemain, il le montre à ses camarades, le met dans l'autre poche et le garde toute la journée. Le surlendemain (dimanche) il est hospitalisé pour des douleurs insupportables et des tuméfactions de la partie antérieure des deux cuisses. Le 24e jour, la déclaration de perte de source radioactive (13 curies de cesium 137) conduit les responsables du chantier à la retrouver, au vestiaire, dans le bleu de travail de l'ouvrier. Les doses reçues variaient de 1,7 million de rads au contact de la source à 2 000 rads aux gonades, 300 rads à la poitrine et 60 rads à la tête. Ce travailleur subissait une première amputation de la jambe gauche six mois après l'accident puis celle de la jambe droite le huitième mois. Il était en vie en 1972.

 

août 1968 - Chicago (USA) - Ecole de médecine

Une femme âgée de 73 ans reçoit par voie intraveineuse de l'or radioactif. La dose prévue pour cet examen du foie par scintigraphie était de 200 microcuries. La dose administrée fut mille fois plus importante : 200 millicuries. Elle décéda 69 jours plus tard. A un mètre de la patiente, le débit de dose était égal à 35 mrem/h. Les organes les plus contaminés (foie, rate) ont reçu environ 7 000 rems. La dose à la moelle osseuse a été de 500 rad environ.

 

juin 1972 - France - chantier

Un manoeuvre de 41 ans effectue des gammagraphies sur des soudures. La source tombe au sol au cours des manipulations. L'homme croit que c'est une goupille et la met dans la poche droite de sa veste. Elle y reste 4 à 5 heures. La source avait une activité de 15 curies d'irridium 192. Le film dosimètre indiquait 120 rems. La dose à la moelle osseuse est estimée à 160 rems. Les signes de radiodermites apparurent le 10ème jour. La surveillance médicale se poursuit.

 

1975 - Italie - installation commerciale d'irradiation

Un soudeur intervient dans une installation d'irradiation industrielle. La source de Cobalte 60 supposée être dans son dispositif de stockage est en fait sortie. Pendant l'intervention, le visage est irradié à des doses comprises entre 1 400 et 2 800 rads. La dose moyenne était de 1 200 rads, 87 % de la moelle osseuse a reçu une dose supérieure à 800 rads et 13 % entre 400 et 800 rads. L'évolution a été rapide, et la mort est survenue le 13ème jour.

 

23 septembre 1977 - New Jersey (USA) - installation commerciale

Peu après minuit, un opérateur de production de 32 ans entre dans une cellule réservée à l'irradiation de différents produits médicaux et chimiques. Il pose des paquets sur la courroie du transporteur. Percevant une sensation de fourmillement (hérissement des poils dû à l'électricité statique), il lève les yeux : la source de 500 000 curies est en position " sortie " à 3 m de lui. Il sort précipitamment et rencontre deux autres travailleurs qui s'apprêtent à entrer. La dose a été estimée à 200 rads. Le patient est gardé en isolation dans un hôpital pendant un mois et demi. L'accident a été causé par des manquements graves à la radioprotection (porte en acier démontée et remplacée provisoirement par un contre-plaqué, verrouillage électrique déconnecté, avertisseur lumineux masqué).

 

début mai 1978 - Sétif (Algérie) - perte d'une source d'un appareil de gammagraphie

Deux garçons âgés de 3 et 7 ans jouent avec un petit cylindre de métal près de la fontaine du village. La grand-mère met cet objet dans un cageot avec lequel elle transporte des objets divers jusqu'à la maison. C'est un porte-source renfermant 17 curies d'irridium 192. Pendant 5 à 6 semaines, à raison parfois de 6 à 8 heures par jour, 22 personnes se feront irradier (débit de dose à 1 mètre = 8 rad/h environ). La source ne sera découverte que le 12 juin 1978. Les premières personnes sont évacuées en France le 16 juin 1978.
Parmi les 22 personnes irradiées, 7 le seront sévèrement :
A) Les deux garçons : état général en amélioration, mais radio-lésions aux mains (greffe + amputation d'un doigt) ;
B) Deux jeunes filles (17 et 19 ans) et deux jeunes femmes (20 et 22 ans) présentent un syndrome général sévère; pas de lésions locales ;
C) La grand-mère (47 ans) décède dans les 15 jours qui suivent la fin de l'irradiation (brûlure et nécrose des tissus des parois abdominales et thoraciques).
La reconstitution de l'incident est particulièrement difficile et les réactions de l'organisme ne s'apparentent pas nécessairement à celles d'une irradiation unique et limitée dans le temps. Les doses sont probablement comprises entre 500 et 1000 rads, bien que les évaluations déduites de l'analyse des cellules sanguines donnent une fourchette de doses comprises entre 230 et 550 rads pour les quatre femmes en vie et 220 à 250 rads pour les jeunes garçons. L'une des jeunes femmes (20 ans), enceinte lors de l'incident, a avorté spontanément dans les deux semaines qui ont suivi la phase de restauration.
Quatre malades ont nécessité 300 transfusions en un mois et demi.

Extrait du livre: Le dossier électronucléaire
Syndicat CFDT de l'énergie atomique
édition du seuil 1980