Témoignage de Ludmila Alexandrovna Kharitonova, ingénieur principal à l'entreprise de construction de la centrale de Tchernobyl

«Le samedi 26 avril 1986, tout le monde se préparait déjà aux fêtes du 1er Mai. C'était une belle journée de printemps, tranquille, ensoleillée. Les jardins étaient en fleurs. Mon mari, chef de l'atelier de ventilation, avait l'intention de partir à la campagne avec les enfants après le travail. Quant à moi, le matin, j'avais fait ma lessive et j'avais étendu le linge sur le balcon. Le soir, des millions de radionucléides s'y étaient déjà accumulés.

«La majorité des travailleurs de l'entreprise ne savait pas encore exactement ce qui s'était passé. On a ensuite parlé d'un accident et d'un incendie à la tranche n° 4. Mais personne n'avait de détails. Les enfants sont allés à l'école, les plus petits ont joué dans les cours, dans les bacs à sable, ont fait du vélo. Dans la soirée du 26 avril, leurs cheveux et leurs vêtements étaient déjà très radioactifs, mais nous n'en savions rien. Pas loin de chez nous, dans la rue, on vendait de bons beignets. Les acheteurs étaient nombreux. Un samedi ordinaire en quelque sorte...

«Les ouvriers de la construction sont partis au travail, mais ont été renvoyés chez eux dès midi. Mon mari est également parti travailler. En revenant pour le déjeuner, il m'a dit qu'il y avait eu un accident à la centrale et que toute la centrale était bouclée...

«Nous avons décidé de partir à la datcha, mais le barrage de la milice ne nous a pas autorisés à quitter la ville. Nous sommes rentrés à la maison. Bizarrement, nous avions l'impression que l'accident était encore étranger à notre vie privée. Ce n'était pas le premier mais les précédents n'avaient concerné que la centrale nucléaire...

«Dans la journée, nous avons vu les arroseuses entrer en action. Cela non plus n'était pas surprenant. Par une si belle journée ! Quoi de plus ordinaire et de plus paisible! J'ai seulement remarqué qu'il y avait de l'écume blanche sur les bas côtés, mais n'y ai prêté aucune importance. Je me suis dit que cela devait être l'effet de la pression de l'eau...

« Les enfants des voisins faisaient du vélo sur le pont, près de la gare de Yanov d'où l'on voyait bien le réacteur accidenté. C'était l'endroit le plus radioactif de la ville, parce que le nuage nucléaire était passé juste au dessus. Mais nous ne le saurions que plus tard. En attendant, le 26 avril au matin, les gamins trouvaient tout simplement amusant de voir le réacteur brûler.
Ils ont contracté une grave maladie des rayons.

« Après déjeuner, nos enfants sont rentrés de l'école. On leur avait dit de ne plus ressortir, de lessiver la maison. C'est alors seulement que nous avons compris que c'était grave.

«Chacun a appris l'accident à un moment différent ; cependant le soir du 26 avril presque tout le monde était au courant mais réagissait avec calme : les magasins et tous les établissements étaient ouverts. Nous nous sommes dit que ce n'était donc pas si dangereux.

«Vers le soir, la situation est devenue plus angoissante. Cette angoisse venait on ne sait d'où, du tréfonds de l'âme ou de l'air qui avait une odeur fortement métallique. Je ne peux pas décrire cette odeur. Seul le mot métallique me vient à l'esprit...

«Le soir, l'incendie a redoublé. Le graphite brûlait, disait-on. Les gens apercevaient de loin le feu, mais n'y prêtaient aucune attention particulière.

« Quelque chose brûle...
« Les pompiers ont éteint l'incendie...
« Mais ça brûle encore... »

Extrait de La vérité sur Tchernobyl
de Grigori Medvedev, 1990.