A propos d'évacuation...

Photo Igor Kostin.
L'évacuation des habitants de la ville de Pripiat. Elle se déroule en quelques heures, avec mille deux cents autocars et deux cent camions. Les habitants sont priés de n'emporter avec eux que l'indispensable pour deux-trois jours: quelques provisions, un change de linge, leurs papiers d'identité.

[...] Ensuite, Gennadi Vassilievitch Berdov est intervenu: il est général de division au ministère de l'Intérieur et vice-ministre des Affaires intérieures de la République d'Ukraine. C'est un homme de haute stature, aux cheveux blancs, calme. Il est arrivé à Pripyat le 26 avril à 5 heures du matin dans un uniforme tout neuf sur lequel étincelaient des épaulettes dorées, une ribambelle de décorations sur la poitrine et l'insigne de travailleur modèle du ministère de l'Intérieur. L'uniforme du général, ses cheveux blancs étaient déjà extrêmement radioactifs, puisqu'il avait passé les premières heures de la matinée aux environs de la centrale. Il en était de même pour les cheveux et les vêtements de tous ceux qui étaient sur place, y compris ceux du ministre Maïorets. Les rayonnements, comme la mort, ne font aucune difference entre un ministre et un simple mortel. Ils recouvrent et pénètrent tout ce qui leur tombe "sous la main". Personne n'en avait toutefois conscience, puisque aucun instrument de surveillance dosimétrique, aucun moyen de protection n'avait été distribué. Brioukhanov [le directeur général de la centrale de Tchernobyl] n'avait-il pas annoncé que la situation radiologique était normale ? Pourquoi aurait-on dû se protéger ?

«Voici mot pour mot comment le général Berdov a rendu compte de la situation à Maïorets: "J'étais déjà à 5 heures du matin dans la zone de la tranche endommagée. La milice a littéralement pris la relève des pompiers. Elle a bloqué toutes les voies d'accès à la centrale et à la ville ; en effet, les environs de la centrale sont idylliques, et les gens s'y promènent avec plaisir les jours de congé. Or, justement aujourd'hui, c'est samedi. Mais ces lieux d'agrément sont maintenant devenus dangereux, même si le camarade Brioukhanov nous affirme que la situation radiologique est normale. J'ai ordonné à la milice d'interdire l'accès à la centrale, et notamment aux zones de pêche autour du réservoir du bassin de refroidissement et des canaux d'amenée et de rejet d'eau.

[Notons que le général Berdov, tout en flairant le danger, n'en réalisait pas l'ampleur exacte ; il ignorait le visage que prendrait "l'ennemi", comment il devrait le combattre et s'en défendre. C'est pourquoi, privés de dosimètres et d'autres moyens de protection, ses miliciens seront tous sans exception fortement irradiés. Néanmoins, ils ont instinctivement bien agi ils ont immédiatement interdit l'accès à la zone supposée dangereuse. G.M.]

Au bureau de la milice de Pripyat, on a mis sur pied un état major de crise. Des miliciens des services régionaux de Polésie, d'Ivankovo et de Tchernobyl sont venus à la rescousse. A 7 heures du matin, plus de 1 000 fonctionnaires du ministère de l'Intérieur étaient déjà sur les lieux de l'accident. Des troupes de renfort de la milice des transports se sont mises à l'oeuvre à la gare de Yanov. Au moment de l'explosion, des wagons remplis de matériel précieux y étaient stationnés. Des trains de voyageurs, des conducteurs de locomotives et des passagers ignorant tout des événements continuent toujours à transiter à Yanov selon l'horaire habituel. C'est l'été, les vitres des wagons sont baissées. Comme vous le savez, la voie ferrée passe à 500 mètres de la tranche endommagée. Je pense que les rayonnements parviennent jusque là. Il faut interrompre le trafic ferroviaire...

[Félicitons une fois de plus le général Berdov ; de toutes les autorités gouvernementales sur place, il a été le premier à évaluer correctement la situation, sans avoir aucune connaissance particulière du sujet. G.M.]

Non seulement les sergents et les adjudants chefs, mais aussi les colonels de la milice, sont de faction. J'ai inspecté personnellement les postes dans la zone dangereuse. Personne n'a déserté, personne ne s'est dérobé à son devoir. On a mobilisé les entreprises de transport de Kiev, et envoyé à Tchernobyl 1 100 autocars qui attendent les ordres de la Commission gouvernementale pour évacuer la population..."

« Maïorets lui coupa la parole :

« Que me chantez vous là
 ? Vous voulez créer la panique ? Une fois que le réacteur sera arrêté, tout va se calmer. La radioactivité redeviendra normale...

Témoignage de V. N. Chichkine :

«A 3 heures du matin, le 27 avril, il était clair que l'on n'arriverait jamais à évacuer la ville dans la matinée sans un minimum d'organisation logistique. Il fallait prévenir la population. On a décidé de convoquer le matin les représentants de toutes les entreprises et administrations de la ville, et de leur expliquer en détail le déroulement des opérations. Aucun des membres de la Commission n'avait de masque de protection. Personne n'avait distribué de comprimés d'iodure de potassium et personne n'en avait demandé. De toute évidence, les scientifiques n'entendaient rien à la question. Brioukhanov et les autorités locales étaient complètement prostrés ; quant à Chtcherbina et aux membres de la Commission, dont j'étais, ils ne connaissaient rien à la dosimétrie et à la physique nucléaire...

«J'appris plus tard que
la radioactivité atteignait 100 millirems/h (ou 3 roentgens par jour) dans le bâtiment où nous étions si on n'en sortait pas, et 1 roentgen/h, soit 24 roentgens par jour, dehors. Ces chiffres ne concernaient cependant que l'irradiation externe. L'accumulation d'iode 131 dans la thyroïde était beaucoup plus rapide. Les dosimétristes m'ont dit plus tard qu'ils estimaient que le 27 avril vers 14 heures, les doses à la thyroïde atteignaient chez beaucoup 50 roentgens/h. Le taux d'irradiation de l'organisme par la thyroïde double. En d'autres termes, la contamination due à la thyroïde était de 25 roentgens par personne, à laquelle venait s'ajouter l'irradiation externe. A ce moment là, la dose cumulée chez chaque habitant de Pripyat et chez les membres de la Commission gouvernementale atteignait en moyenne 40 à 50 rads*.

«A 3 h 30 du matin, j'ai été pris d'une intense fatigue (je sus par la suite qu'elle était due à la radioactivité). Je suis allé dormir un peu. Je me réveillai vers 6 h 30, et sortis fumer sur le balcon. Sur le balcon voisin, Chtcherbina scrutait avec une longue vue la tranche n° 4 détruite...

« Vers 10 heures du matin, on réunit tous les représentants des entreprises et administrations de la ville pour leur expliquer la situation et leur donner des instructions détaillées sur l'évacuation, fixée à 14 heures. Leur tâche principale était d'ordonner à la population de rester chez elle, de distribuer des comprimés d'iodure de potassium à des fins prophylactiques** et de lessiver les appartements et les rues de la ville. On ne distribua aucun dosimètre; il n'y en avait de toute façon pas suffisamment. Ceux de la centrale étaient tous radioactifs...

« Durant toute la journée du 26, jusqu'au dîner du 27, les membres de la Commission gouvernementale ont pris leurs repas au restaurant de l'hôtel "Pripyat", sans observer aucune précaution. Leur organisme ingéra, avec la nourriture, un grand nombre de radionucléides. Ce n'est que le soir du 27 avril que, sur l'insistance de la défense civile, un repas froid fut distribué : du saucisson, des concombres, des tomates, du fromage blanc, du cafe, du thé et de l'eau. [...]

« Le 27 avril, vers le milieu de la journée, tous les membres de la Commission gouvernementale ressentaient sensiblement les mêmes symptômes : une fatigue intense due à la radioactivité (pour une même quantité de travail, on la ressent plus tôt et plus fortement que la fatigue normale), un dessèchement et une irritation de la gorge qui les faisaient tousser, des maux de tête, des démangeaisons. Ce n'est que le 28 avril que l'on distribuera aux membres de la Commission gouvernementale des comprimés d'iodure de potassium...

«Dans la journée du 27, des relevés dosimétriques ont été effectués toutes les heures dans la ville de Pripyat. Des échantillons ont été prélevés sur l'asphalte, dans l'air, sur la poussière des bas côtés. Les analyses ont montré que 50 % de la radioactivité provenaient de l'iode 131 : près de l'asphalte, elle atteignait presque 50 roentgens/h, à 2 mètres du sol à peu près 1 roentgen/h.

Extrait de La vérité sur Tchernobyl
de Grigori Medvedev, 1990.

 

 

*A Pripiat, le colonel Vladimir Grebeniouk, de la défense civile, qui effectue les premières mesures, constate que les habitants ont absorbé en une journée cinquante fois la quantité de radioactivité admise par ans pour les travailleurs du nucléaire et que, à ce rythme, la dose mortelle sera atteinte en quatre jours. Ce n'est que plus de trente heures après l'explosion qu'un millier d'autocars convergent vers la ville, embarquant dans la précipitation les habitants, partis avec quelques vêtements, mais sans leurs chiens et chats. Ils ne sont jamais revenus dans ce qui est désormais devenu, sur un rayon de 30 kilomètres autour de la centrale, la zone interdite.
 Voir la vidéo en petit mp4 et lire la traduction de son interview publié le 26 avril 2020.

**Le bénéfice maximum est clairement obtenu en prenant les tablettes d'iode stable avant l'exposition aux iodes radioactifs ou le plus tôt possible après. L'administration quelques heures après l'exposition à une incorporation unique d'iode radioactif peut réduire l'activité de la thyroïde d'un facteur pouvant aller jusqu'à 2. Une petite réduction de la dose à la thyroïde pourrait être obtenue si l'administration d'iode stable est retardée au-delà de 6 heures et l'action protectrice est nulle au-delà de 12 heures après que l'ingestion/inhalation d'iode radioactif a cessé... (CIPR art. 70)