La bombe à hydrogène

[Le 31 octobre 1952] une première expérience (nom de code « Mike ») a prouvé la justesse de la théorie de la réaction thermonucléaire : il y a eu fusion des isotopes d'hydrogène, libérant une incroyable quantité d'énergie. Le souffle a littéralement pulvérisé l'île d'Elugelab, dans le Pacifique, large d'un kilomètre et demi.

Voir le reportage de l'époque sur Youtube.

On estime que la détonation équivaut à celle de dix millions de tonnes (ou dix mégatonnes) de TNT. Elle est donc presque mille fois plus forte que celle d'Hiroshima. Cependant, le système n'est pas opérationnel tel quel. Il a fallu, en effet, une machine réfrigérante, plus grande qu'une maison à un étage et pesant soixante cinq tonnes, pour conserver l'hydrogène à l'état liquide avant la détonation. On met donc une nouvelle bombe plus puissante - et plus perfectionnée - à l'étude.

Le 1er mars 1954, on se sert de l'isotope d'hydrogène sec appelé deutérure de lithium 6 - ce qui signifie que le système peut fonctionner sans réfrigération - pour faire exploser
« Bravo », une bombe de quinze mégatonnes, soit une fois et demie plus puissante que Mike. Pourtant, ce n'est pas la puissance de cet engin qui compte. Mike était encombrant, difficilement adaptable à des fins militaires. Bravo est une arme pratique, qui peut être lâchée d'un avion ou expédiée par missile.

Mais, finalement, le plus important c'est que Bravo va faire comprendre au monde entier le danger des retombées radioactives et ce non à cause de sa puissance, mais à cause d'un léger changement météorologique. Bravo explose à la surface de l'atoll de Bikini, dans les îles Marshall, pulvérisant des millions de tonnes de corail qui sont aspirées par l'énorme boule de feu qui se transforme en un gigantesque nuage blanc. A mesure que celui-ci grandit, le vent assez violent change de direction pour souffler de quelques degrés plus à l'est : le nuage de retombées parcourt rapidement l'océan Pacifique et, sous l'effet de la pesanteur, les particules de corail radioactives commencent à redescendre sur une zone en forme de cigare de onze mille kilomètres carrés. Le nouveau chemin des retombées passe directement au dessus d'un certain nombre d'îlots habités des îles Marshall, dont la population se trouve exposée à des radiations allant jusqu'à 175 rem.

Aussitôt, c'est la panique et l'évacuation. C'est la première catastrophe officielle concernant les retombées. La CEA [américain] pense cependant pouvoir maîtriser ses effets sur le plan politique, car les victimes se trouvent probablament assez loin des Etats-Unis pour que l'on évite l'esclandre. Le 12 mars, la CEA publie un communiqué de presse sur l'explosion de Bravo, mémorable pour son caractère elliptique, voire délibérément mensonger : « Au cours d'une expérience atomique de pure routine [comme si l'on pouvait considérer comme parfaitement banale la première bombe H d'un format maniable] 236 habitants ont été évacués des atolls voisins [...] comme cela avait été prévu, par mesure de précaution [laissant entendre que la chose avait été « prévue » avant que le vent ne tourne]. Ces personnes ont été, par inadvertance, exposées à certaines radiations [on estime sans doute que l'adjectif indéfini « certaines » suffit à désigner la dose considérable de 175 rem.]. Il n'y a pas eu de brûlures [c'est faux, il y en a eu beaucoup, ainsi que d'autres troubles]. Aux dernières nouvelles, tout le monde se porte bien [comme si l'on pouvait déjà savoir, après les crises de vomissements et de diarrhées, comment les choses vont évoluer]. » En fait, on fera, plusieurs années plus tard, une étude médicale très poussée sur la santé des enfants victimes de Bravo : elle révélera des cas de croissance retardée, une épidémie de dérèglements thyroïdiens et un cas de leucémie.

La CEA est manifestement persuadée que ses affirmations fallacieuses ne feront l'objet d'aucune enquête publique ; les îles Marshall ne sont pas le Nevada  ! Malheureusement pour elles, une forte pluie de retombées a touché un thonier japonais,
le Dragon chanceux [Fukuryu Maru n°5], qui au moment de l'explosion se trouvait à l'est de l'île de Bikini, juste en dehors de la zone dite « dangereuse ».
[Le bilan réel des six tirs de la série Castle (1 mars-14 mai 1954, pour un total de 45 Mt) est longtemps resté ignoré, caché dans les livres de bord des 992 thoniers touchés directement ou indirectement (contamination de la mer) par les retombées des explosions. Il était aussi enregistré dans les rapports médicaux des marins, dans les registres des associations de pêcheurs, et la mémoire des quelque 20 000 marins victimes de ces essais... voir texte suivant]

Quand le Dragon chanceux regagne Yaizu, son port d'attache, à quelque deux cents kilomètres au sud-ouest de Tokyo, presque tous les vingt trois membres de l'équipage souffrent d'une forme quelconque de troubles dus aux radiations.

La mésaventure de ces pêcheurs déclenche une vague de protestations japonaises contre les expériences atomiques. Les autorités nippones sont obligées de détruire d'énormes quantités de poisson.
Photo: Kyodo. L'inspection du thon au compteur Geiger pour détecter et mesurer la radioactivité, dans le port de Yaizu. On dut jeter le thon et autres poissons rapportés par le Fukuryu maru. Un total de 683 bateaux japonais furent reconnus comme contaminés par les radiations et 457 tonnes de thon et d'autres poissons furent jetées.

Six mois plus tard, un des marins, âgé de trente neuf ans, succombe.

L'un des médecins japonais avance trois hypothèses à ce décès (1) une hépatite sérique, causée par une transfusion de sang ; (2) une dégénérescence du foie occasionnée par les débris d'autres cellules sensibles à la radioactivité détruites par l'irradiation ; (3) une lésion directement due à l'irradiation. Le ton des protestations monte. Les Etats Unis acceptent la responsabilité de l'accident et par l'entremise de leur ambassadeur au Japon remettent à la veuve un chèque d'un million de yens (environ 3 800 dollars).

Extrait de "Les barons de l'atome",
Peter Pringle - James Spigelman, Le Seuil, 1982.
[Photos rajoutées par Infonucléaire]

 



Mars 1954:
Le tir Bravo de Bikini et le drame du Fukuryu Maru 5 et des thoniers japonais

 

Le 1er, mars 1954 restera pourtant le jour à marquer d'une pierre noire pour les projets d'Eisenhower et de l'AEC. Une séquence néfaste commence, qui va troubler la croisade atomique pacifique prêchée à New York moins de trois mois auparavant. À 6 h 45, heure locale de l'atoll de Bikini, vient d'avoir lieu le tir Bravo, le premier de la série Castle des essais de bombe H programmée par l'AEC. Il s'agit de se prouver et de montrer aux Soviétiques que l'Amérique dispose de bombes H opérationnelles. Le 25 février, les prévisions météorologiques à cinq jours étant favorables aux différentes altitudes où le panache allait se déployer, la décision a été prise de tirer le 1er, mars, «si les conditions se maintiennent ». La veille du tir, à 11 heures, le groupe de travail de Bravo D1 prédit qu'il n'y aura pas de retombées significatives sur les îles Marshall habitées. La météo de 18 heures prévoit des vents moins favorables ; des retombées sur les atolls d'Enewetak et Ujelang sont en vue. À minuit, les vents ont encore tourné et c'est l'atoll de Rongelap qui est sur la trajectoire de la couche à 6 000 m. Bikini et Eneman seront probablement contaminés. À 4 h 30, « pas de changements significatifs », les navires et patrouilles aériennes étant positionnés ainsi que les relais radio, la décision de tir est finalement maintenue. À 6 h 45, le signal est envoyé et l'engin explose, libérant une énergie de 15 Mt, le double de celle prévue. Un cratère de 1,6 km de diamètre d'une profondeur de 60 m en son centre s'est formé dans le corail sous l'îlot artificiel au nord-est en bordure d'atoll où a été placée la charge 23.

Quelques heures plus tard Rongelap et Utirik subissent des retombées importantes. Leurs populations, quelques centaines de personnes, ont le temps de recevoir des doses respectivement de 2 Sv et 0,2 Sv, avant d'être évacuées pour trois ans
24... Passé ce délai, bien que le niveau de contamination résiduelle y soit encore élevé, elles seront rapatriées sur la terre de leurs ancêtres où elles font l'objet d'un suivi médical particulier. En mai 1985, à leur demande, les trois cents habitants de Rongelap, excédés par les maux et craintes dus à la radioactivité de la chaîne alimentaire, seront transférés par Greenpeace (à bord du Rainbow Warrior, coulé le 10 juillet suivant par les services secrets français) sur l'atoll de Kwajalein, distant de 180 km. En 1986, les États-Unis consentiront une compensation de 150 millions de dollars aux habitants des îles Marshall, pour solde de tout compte.

La tragédie du thonier japonais Fukuryu Maru 5 (Lucky Dragon 5) et de son équipage est connue : croisant à 160 km de Bikini (dans le périmètre interdit mais se croyant protégé par la distance), il est recouvert, quelques heures après l'explosion, par une couche de poussière blanche. Comme à leur habitude, des centaines de thoniers pêchent dans les eaux poissonneuses des îles Marshall, un vrai paradis. Ces bateaux hauturiers d'une centaine de tonnes, conçus pour des campagnes de plusieurs mois, sont servis par des équipages d'une vingtaine d'hommes, à l'époque en majorité des hommes jeunes qui avaient remplacé les marins morts au combat durant la guerre. Les veilles radio sont permanentes. Dans la matinée, le radio du Kouseï Maru 2, Yamashita Shoïchi, intercepte un court message du Fukuryu Maru rapportant que « le navire est recouvert d'une sorte de cendre extraordinairement fine, blanche comme de la neige ; l'équipage s'affaire au nettoyage ». Quelques jours plus tard, le radio du Daï Maru 7, Daikoku Toubeï, reçoit un appel à l'aide de Kuboyama Aïkichi, le radio du Fukuryu Maru 5 (qui mourra six mois plus tard emporté par les radiations internes), appel que Daikoku répercute vers tous les bateaux dans la zone - « tout l'équipage est malade, souffrant de diarrhée sévère. S'il vous plaît, pouvez-vous nous avoir des médicaments ? ». Le 14 mars, le Fukuryu Maru 5 est de retour dans son port d'attache de Yaïdu. L'équipage est diagnostiqué souffrant du mal aigu des rayons. Le 16, la nouvelle fait le tour du japon, puis se répand dans le monde entier. Le scandale est considérable, que tous vont s'ingénier à contenir, Américains, autorités japonaises et même les pêcheurs irradiés, chacun avec des raisons bien particulières.

La conséquence en est que le bilan réel des six tirs de la série Castle (1 mars-14 mai 1954, pour un total de 45 Mt 25) est longtemps resté ignoré, caché dans les livres de bord des 992 thoniers touchés directement ou indirectement (contamination de la mer) par les retombées des explosions. Il était aussi enregistré dans les rapports médicaux des marins, dans les registres des associations de pêcheurs, etc. La mémoire du destin des quelque 20 000 marins victimes de ces essais se serait perdue sans l'obstination d'un homme, Yamashita Masatoshi. Au début des années 1980, il a créé une petite association, le Bikini Atoll Incident Investigation Group, qui s'est donné la mission de révéler la dimension inouïe de cette affaire. Il a rassemblé les résultats de sa longue quête de vérité et de justice dans un film documentaire, présenté en 2004 à l'occasion du cinquantième anniversaire de cette troisième tragédie atomique japonaise 26.

Une information irréfutable sur la cause des maux qui ont accablé ultérieurement les marins a été fournie par le navire de recherche que le gouvernement japonais a dépêché deux mois plus tard dans la zone. Les poissons pêchés et rassemblés sur le pont étaient si radioactifs qu'on pouvait croire avoir affaire aux retombées elles-mêmes. La situation devint si dangereuse pour l'équipage tant l'eau était contaminée que la mission fut interrompue. Pendant ce temps-là, la pêche continuait, les marins se douchant à l'eau de mer et se nourrissant exclusivement de poissons frais
27! Les témoignages sont terribles. Le sort des hommes est, trente ans avant, identique à celui de nombreux liquidateurs de Tchernobyl. Ils sont rentrés au port souffrant de nausées et parfois d'hémorragies internes, marqués par le bronzage atomique ou par des radiodermites étendues, ayant perdu leurs cheveux... Apparemment rétablis, ils ont mené leur vie, une vie raccourcie de vingt à trente ans par rapport à la moyenne nationale, et bien plus encore si l'on considère l'espérance de vie de ces populations de pêcheurs à la santé insolente et à la longévité légendaire.

Les causes de décès les plus fréquentes sont les cancers (une cinquantaine de fois la proportion nationale dans cette classe d'âge) et les infarctus. Aucun rapport, ni de la CIPR
28 ni plus tard de I'UNSCEAR, ne fait état d'un quelconque intérêt pour cette cohorte exceptionnelle, 20 000 hibakusha 29, passée au compte des pertes et profits de l'énergie atomique. La « science des radiations» de l'ONU et la « radioprotection internationale» autoproclamée n'ont eu cure (en dépit du scandale mondial) de l'existence d'un problème de leur ressort ni de la réalité humaine dont il était lourd.

Comme les cancers de la thyroïde de Tchernobyl et de Fukushima servent d'arbre cachant la forêt des séquelles sanitaires de ces désastres, réduire la question des dommages sanitaires des retombées de Castle Bravo et des tirs suivants au seul bilan du Fukuryu Maru 5
30 a conféré un caractère exceptionnellement limité à cet «incident» - lequel, de plus, aurait été évité (selon les Américains qui ont trouvé là une faille juridique à exploiter) si le bateau avait été conduit en dehors de la zone interdite. L'équipage du Fukuryu Maru 5 était le plus gravement atteint et le navire a regagné son port d'attache le premier. Les projecteurs se sont alors braqués sur lui. Qui aurait eu intérêt à élargir le scandale aux 991 autres thoniers touchés durant ces semaines tragiques ? Les Américains ? Évidemment non. Le gouvernement japonais ? Non et pour plusieurs raisons : sa faiblesse politique, sa disposition favorable à l'option de l'énergie atomique et l'importance du secteur de la pêche du thon dans l'économie du pays. Les équipages, dont la plupart des matelots et officiers sont jeunes ? Avec des signes cliniques réversibles à court terme, attirer l'attention sur eux les aurait marqués hibakusha, et ils n'auraient pu que difficilement trouver à se marier ou, s'ils l'étaient déjà, ce serait leur progéniture qui aurait été ostracisée ; la reprise la plus rapide possible du business as usual, c'est-à-dire sans suspicion quant à la qualité des prises, représentait une raison supplémentaire, économique.
Les complices (du côté de ceux qui savaient) de cette supercherie ne sont évidemment pas les mêmes que ceux qui orchestreront, plusieurs décennies après, le déni des conséquences sanitaires de Tchernobyl et Fukushima. Cependant, tous, à cette époque comme une ou deux générations plus tard, traitent ces problèmes comme s'il serait blasphématoire d'incriminer les radiations dans les effets sanitaires observés, dès lors qu'une autre cause « plausible » peut être avancée. Et si cela n'est pas possible, alors il faut ignorer ou, si nécessaire et en dernier ressort, nier la réalité des effets.

Extrait de : La comédie atomique: L'histoire occultée des dangers des radiations
Yves Lenoir, La Découverte, 2016.

23 DEPARTMENT OF DEFENSE, US Atmospheric Nuclear Weapons Tests, Castle Series 1954 », 1982, chapitre 4 ( Bravo Test «).
24 ACHRE, Final Report, op. cit., chapitre 12.
25 Les retombées de ces tirs (qui ont eu lieu au sol ou sur barge) sont de l'ordre de dix fois celles de Tchernobyl et sans doute d'une centaine de fois celles de Fukushima. Elles se sont diluées dans l'océan.
26 The Dead Sea. Testimony of the Victims from the « Sea of Death », 50 years on, Nankaï Broadcasting, 70 mn, 2004.
27 Les contrôles des prises par les autorités portuaires cessèrent par décret en décembre 1954. II est vrai qu'un médecin expert de l'AEC, Gordon Dunning, avait affirmé depuis le début que les thons pêchés par le Lucky Dragon devraient être considérés comme sûrs pour une consommation illimitée ».
28 Excepté un alinéa (214) du rapport The Biological Basis for Dose Limitation in the Skin (Annals of the ICRP, vol. 22, n° 1, 1991), dont les onze lignes décrivent les différents types de blessures cutanées observées chez les marins du Fukuryu Maru 5 et les habitants de Rongelap. Le rapport d'ACHRE (op. cit.) y consacre neuf lignes, soulignant son impact dans la controverse sur les essais.
29 Des bateaux de pêche d'autres nationalités sillonnaient très probablement les parages. À ma connaissance, aucune donnée les concernant n'a jamais été publiée. Les limites de la curiosité des radioprotecteurs sont de beaucoup inférieures à celles des doses qu'ils recommandent de ne pas dépasser.
30 Un mort du fait d'une hépatite (version officielle américaine) contractée lors d'une des multiples transfusions nécessaires pour tenter de le maintenir en vie, et le reste de l'équipage remis sur pied après un séjour de l'ordre d'une année à l'hôpital (quand même).

 


L'« incident de bikini » enterré et oublié

Le 4 janvier 1955, le gouvernement japonais a échangé des notes officielles avec le gouvernement américain au sujet d'une compensation, parvenant à un règlement politique entre eux pour 2 millions de dollars de compensation de la part de ce dernier en échange du fait que le Japon ne cherchait pas à tenir les États-Unis légalement responsables.

Après cela, le gouvernement japonais a mis fin à toute enquête plus approfondie sur l'incident et n'a versé qu'une somme dérisoire en compensation aux propriétaires des bateaux de pêche exposés (mais pas aux équipages) pour couvrir les pertes qu'ils avaient subies, comme le fait d'avoir dû se débarrasser thon contaminé. Aucune mesure corrective n'a été prise concernant les dommages sanitaires subis par les équipages des navires exposés. Le fait qu'un total d'environ 1 000 navires avec des membres d'équipage compris entre 10 et 20 000 personnes aient été exposés à des retombées radioactives a été enterré et oublié, banalisé dans l'esprit du public au profit d'un incident impliquant uniquement le malheureux Fukuryu Maru 5. [lire la suite]


Bikini: 50 Years of Nuclear Exposure

 

L'histoire des pêcheurs japonais du Fukuryu Maru

Le 1er mars 1954, à 3 h 40, vingt-trois pêcheurs japonais se trouvaient à bord d'un bateau de pêche, le Fukuryu Maru n°5. Ils étaient occupés à pêcher au milieu du Pacifique à environ 167 kilomètres au nord-ouest de l'atoll de Bikini, champ de tir de l'armée américaine, quand un éclair blanc-rougeâtre fut aperçu à l'horizon en direction sud-ouest. Sept à huit minutes plus tard, ils entendirent une forte explosion. On apprit par la suite qu'éclair et explosion avaient été provoqués par l'essai de la bombe à hydrogène sur l'atoll de Bikini.

Environ trois heures plus tard, une fine poussière commença de tomber sur le bateau ; elle tomba pendant plusieurs heures et cessa vers midi, recouvrant pêcheurs et poissons d'une fine pellicule. Après une traversée de deux semaines, le 14 mars 1954, le bateau contaminé par la poussière radioactive est de retour au port de Yaizu, préfecture de Shinoza, au Japon.

" Pendant le retour au port, nous dit le rapport des chimistes japonais qui s'occupèrent des mesures de la contamination subie, l'équipage se plaignit de lésions de la peau et d'une chute de cheveux, dues aux effets directs de la poussière radioactive, ainsi que de symptômes généraux tels que malaises, diarrhées, nausées et vomissements qui avaient été couramment observés parmi les victimes des bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki. En entendant les récits des marins, on comprit qu'ils souffraient d'une maladie des rayons causée par un type différent de radioactivité de celui qui était associé aux lésions directes des bombes atomiques d'Hiroshima et Nagasaki.

" Pour Hiroshima, on avait supposé que les produits de fission qui étaient tombés dans la partie Ouest de la ville le jour de l'explosion de la bombe atomique, avaient causé quelques accidents dus aux radiations parmi les gens qui s'y trouvaient. On ne connaissait pas leurs détails et ils étaient souvent cachés par les lésions directes provoquées par l'explosion de la bombe atomique. À Nagasaki, une poussière radioactive contenant de façon évidente certains produits de fission couvrit tout le quartier de Nishiyama. D'après le premier examen, qui fut effectué pour la première fois deux mois après le bombardement, l'influence de la poussière radioactive sur le corps humain se révéla par une leucocytose montrant une augmentation du nombre de leucocytes à environ 30 000 à 50 000 par mm3 dans certains cas. Il n'y avait cependant aucun symptôme d'accident par bombes atomiques telles que chute de cheveux, saignements, etc. On n'observait pas non plus de leucopénie et on n'a alors relaté depuis, parmi les personnes atteintes, aucun cas d'accident de radiation qui pourrait être considéré comme résultant de l'exposition à la poussière radioactive.

" L'équipage du Fukuryu Maru n°5 passa donc deux semaines sur leur bateau qui était fortement contaminé par la poussière radioactive. En plus de ceci, la surface de leurs corps était contaminée par la poussière et il y avait aussi une possibilité que des produits de fission aient pu en partie être absorbés par les voies respiratoires et digestives. On a pensé, à cause de cela, que l'équipage de ce bateau souffrait d'une sorte de mal des rayons différent de celui qu'avaient causé les blessures de la bombe atomique. "

Les chimistes japonais se rendirent trois fois à bord, les 19 mars, 21 avril et 16 mai 1954, avec des appareils de mesure. [...] Les chercheurs japonais estimèrent d'emblée que la dose totale reçue par l'équipage variait entre 200 et 500 rems, ce dernier seuil étant alors considéré comme létal. Ils recueillirent également des échantillons de cendres radioactives, qu'ils déposent avec précaution dans un récipient en plomb et rentrent dans leur laboratoire afin d'examiner de plus près ces mystérieuses cendres thermonucléaires. 

" Ce sont des petites particules sèches qui ressemblent à des grains de sable blanc plutôt qu'à des cendres, nous dit le compte rendu d'observation. Diamètre des particules de 100 à 400 microns. Moyenne : 257 microns. Celles-ci font un faible bruit en tombant. Bien qu'il y eut des inégalités dans la surface de ces particules qui éclairées de côté réfléchissent intensément la lumière, elles paraissent lisses dans l'ensemble et ressemblent à du verre semi-transparent. En examinant de plus près, on voit à leur surface de nombreux grains, gros, analogues à des points noirs. Le nombre de grains par particule varie de 2 à 4. Quand on place les particules blanches sur une lame de verre et quand on les pique avec une aiguille, elles se cassent facilement. "

Photo: mars 1970, MORISHITA Ittetsu.
Après avoir été pris sous les retombées radioactives des cendres de la mort, le Fukuryu maru n°5 fut acquis par le Gouvernement japonais, transformé et utilisé comme bateau école de l'Ecole des Pêches, rebaptisé Hayabusa maru. Mis au rebut en 1966 dans un coin de la baie de Tokyo. Il fut redécouvert plus tard, au printemps de 1967, un mouvement de citoyens s'organisa en vue de la préservation du bateau comme témoin de la lutte pour le bannissement des armes nucléaires.

Les chimistes japonais nous disent ensuite qu'" il n'y a aucun rapport direct entre la taille des particules et leur radioactivité. Quelques particules accusaient une radioactivité très faible au moment de notre examen, le 16 mai 1954, soit 77 jours après la chute. Il semble cependant que les particules présentant des grains noirs accusent une forte radioactivité. Mesuré au compteur Geiger Müller, 1 mg de cendres donnait 4 218 comptages par minutes. Dans les mêmes conditions, 0,4 mg de cobalt 60 donnait 7 475 comptages par minute. "

Pendant ce temps-là, l'armateur du navire ordonne le déchargement et la vente du produit de la pêche. Conséquence, le 7 mars 1954, 41 thons arrivèrent au marché central de Kioti. Alertés, les chercheurs de l'Institut Chimique se précipitent sur place et prélèvent des échantillons de ces poissons directement sur le marché. Une partie de la cargaison ayant déjà été transformée, les chercheurs se font remettre des produits manufacturés réalisés à partir de leur chair, afin d'en analyser la contamination. Résultat ?

" Les analyses des thons montrent que ces poissons n'ont été contaminé que sur la partie externe de leur épiderme et on n'a décelé aucune radioactivité dans les muscles et les arêtes. Au marché de Yaizu, le même couteau a servi pour enlever les peaux et les muscles des thons. On n'a cependant décelé aucune contamination dans les muscles quand le couteau était lavé après chaque emploi. La contamination des foies de requins pourrait s'expliquer par le fait qu'ils avaient été prélevés sur les poissons et laissés sur le pont du bateau. Les nageoires des requins avaient été laissées sur le pont pour sécher et leur contamination marquée pourrait être attribuée au fait que les cendres radioactives sont tombées sur elles quand leur humidité convenait à leur pénétration. "

Restait à établir le pronostic vital des marins de ce bateau. Les cendres radioactives furent donc inoculées sur des animaux de laboratoire, souris adultes. En résumé, les chercheurs constatent que les éléments radioactifs se déposent surtout sur les os. Mais ils ne nous disent rien du destin sanitaire des 23 pêcheurs irradiés.

Extrait de: Atomic Park. A la recherche des victimes du nucléaire,
Jean-Philippe Desbordes, Actes Sud, 2006.