Science & Vie
n°810, mars 1985:
Des commandos américains, basés en Allemagne, sont équipés de véritables bombinettes qui laissent perplexe. Paradoxalement, en effet, il est difficile d'imaginer comment elles pourraient être utilisées.
Dans les années soixante dix, un Américain,
sans doute un sénateur, avait souligné les dangers
de ce qu'il baptisait la "stratégie de la valise"
d'après lui, les Soviétiques pouvaient entasser
des bombes atomiques aux quatre coins des Etats-Unis en les introduisant
clandestinement dans de simples valises. Sa théorie ne
suscita qu'une attention éphémère, parce
que l'intérêt d'une telle stratégie semblait
nul. Elle eut toutefois le mérite d'évoquer la question
de la miniaturisation des armes nucléaires. Pouvait-on
fabriquer des microbombes, quasiment portables dans la poche ?
On n'en est pas encore là, mais déjà la valise
a cédé la place au sac à dos. Il trouve sa
place entre un quart de bourbon et une ration K. Car si l'on en
croit l'hebdomadaire Der Spiegel, il y aurait en RFA des
commandos américains équipés de "sacs
à dos atomiques". Ces unités, stationnées
à Bad Toelz, en Bavière, et à la caserne
Andrews de Berlin-Ouest, seraient prêtes en cas de guerre
à franchir le Rideau de fer, transportant dans leur barda
de quoi détruire, sinon une ville, du moins des ponts ou
des tunnels.
L'information n'est pas neuve, diront les experts ; il y a environ
20 ans que ces armes, baptisées SADM (Special atomic
demolition munition), sont réparties en Europe.
De plus, sur les quelque 6 000 armes nucléaires entreposées
dans les arsenaux de l'OTAN, celles ci sont les moins puissantes
(de 0,01 à 1 kilotonne) ; alors, un peu plus un peu moins...
Pourtant, elles sont différentes, car elles seraient mises
en oeuvre par des commandos dont l'efficacité, on l'imagine,
tient avant tout à l'autonomie. Or, cela semble en contradiction
avec la procédure d'emploi des armes nucléaires
: décision prise au plus haut niveau, lente à prendre
et à répercuter.
L'existence
de ces armes, suscite deux questions. L'une est technique:
quelle est la limite "physique" de miniaturisation d'une
bombe ? L'autre, si l'on ose dire, pratique: quel rôle est
assigné à ces armes ?
Loger une bombe atomique dans une boîte d'allumette n'est
pas envisageable, du moins dans un avenir proche. Les armes nucléaires
ne peuvent pas être rapetissées à volonté,
parce que la réaction enchaîne qui entraîne
l'explosion ne se produit que s'il y a une quantité minimale
de matière fissile l'énergie dans une bombe A résulte
de la fission d'un noyau, par exemple de plutonium (Pu 239) en
deux fragments et deux ou trois neutrons.
Chaque nouveau neutron peut à son tour fragmenter un noyau
et par conséquent créer des neutrons supplémentaires
qui à leur tour cassent d'autres noyaux c'est une réaction
en chaîne. Mais tous les neutrons ne participent pas à
la fission: certains induisent des réactions différentes,
d'autres s'échappent de la matière fissile. Or,
pour que la réaction en chaîne se maintienne, il
faut qu'au moins un, en moyenne, des neutrons produits à
chaque fission provoque une autre fission. Dans le cas contraire,
la réaction en chaîne s'arrête ; c'est donc
le rapport des neutrons participant à la fission et des
neutrons perdus (pour la fission, s'entend) qui détermine
la réaction.
Pour l'essentiel, c'est la surface du matériau qui fixe
les pertes en neutrons: un neutron qui atteint la surface s'échappe
et ne provoque plus de fissions. Par contre, le nombre de fissions
augmente avec la masse, donc avec le volume si la densité
du matériau reste constante. Ce nombre peut devenir supérieur
à celui des neutrons perdus. Car, quand la masse augmente,
c'est proportionnellement au volume, c'est donc plus vite que
la surface. Alors, pour une certaine masse, les neutrons de fission
sont suffisamment nombreux pour que la réaction en chaîne
continue ; c'est cette quantité que l'on appelle la masse
critique.
De quoi dépend-elle ? En premier lieu du matériau
fissile ; de sa composition (qu'il s'agisse d'uranium, de plutonium
ou d'un mélange des deux), de sa densité et du nombre
d'impuretés susceptibles de capturer des neutrons
La masse critique dépend aussi "d'arrangements"
supplémentaires tels que des réflecteurs encerclant
la masse fissile par exemple, l'uranium naturel fait un excellent
réflecteur en entourant le matériau fissile, il
joue un rôle de miroir vis-à-vis des neutrons qui
s'en échappent. Résultat: la masse critique peut
être divisée par deux ou par trois. Dans le cas du
plutonium, la masse critique, qui est de 11 kg environ lorsqu'il
est dans une phase métallurgique favorable, peut être
abaissée à 5 kg avec un bon réflecteur.
Autre méthode: augmenter la densité du matériau
; car si la densité augmente, il y a plus de noyaux atomiques
dans un même volume. Donc la probabilité pour qu'un
neutron cogne sur un noyau fissile augmente, elle aussi. Avec
un explosif chimique, on peut comprimer du plutonium et multiplier
sa densité par un facteur parfois supérieur à
trois. En fait cela permet de fabriquer une bombe atomique en
utilisant une masse de plutonium qui est sous-critique donc qui
ne peut pas exploser (c'est préférable si l'on veut
stocker ces engins) tant que l'explosif chimique ne l'a pas comprimée
jusqu'à un état super-critique.
Ce n'est pas le seul moyen de fabriquer une bombe ; il y a une
méthode toute aussi générale qui consiste
à scinder une masse de plutonium super-critique en deux
parties sous-critiques séparées. Avec un explosif
chimique, ces deux parties sont rassemblées au moment voulu.
Avec ces quelques principes, on peut avoir une idée de
la quantité de plutonium nécessaire, ou plutôt
du volume qu'il remplirait avec, par exemple, une masse critique
de 5 kg la densité du Pu 239 étant environ 19,5
g/cm3 (en phase favorable), on obtient un volume de 250 cm soit
un cube de 6 cm environ de côté. En fait, il faut
généralement plusieurs masses critiques pour obtenir
une puissance convenable et empêcher la réaction
de stopper tout simplement parce que si le nombre de noyaux fissionnés
augmente, les noyaux fissiles diminuent, ce qui entraîne
l'arrêt de la réaction au moment où la masse
totale des noyaux fissiles devient inférieure à
la masse critique.
Cependant une sphère de plutonium de quelques centimètres
de diamètre peut en théorie être suffisante
pour une explosion kilotonnique. Cela ne veut pas dire pour autant
qu'une bombe peut avoir cette taille. D'abord, parce que plus
la densité critique à atteindre sera élevée
et plus il faudra d'explosifs chimiques pour comprimer le plutonium.
Ensuite parce que, dans une bombe, il y a aussi un détonateur,
des systèmes de sécurité, codeur, décodeur,
etc. qui augmentent notablement son volume.
Voilà pourquoi la plus petite arme nucléaire existant,
au moins officiellement, dans l'arsenal US atteint la taille sac
à dos plus que sac à main. Cette arme est équipée
d'une charge W-54 d'une puissance variable (0,01 à 1 kilotonne)
; cette charge pour aussi faible qu'elle soit par rapport à
celles, mégatonniques, qui équipent certains missiles
a un formidable pouvoir destructeur : à 800 m une explosion
de 1 kilotonne provoque encore une surpression de 4,1 psi (1 psi
= 700 kg/m2) capable de raser une maison, une onde de chaIeur
de 3,8 calories/cm2 et des radiations de 670 rems.
La "valise"
(1) est un autre type de conteneur pour la charge W-54. Plus puissante,
la MADM est aussi plus encombrante. Pour une charge (2a) de 1
à 15 kt, son conteneur (2b) mesure 103x70x65 cm. Poids:
170 kg. Sur la photo 3, on voit le conteneur (a), la charge (b),
le codeur décodeur (c), qui autorise la mise à feu
par le détonateur (d).
La charge proprement dite pèse 27 kg environ, auxquels
il faut ajouter le poids des accessoires cités et celui
du conteneur, ce qui porte le poids total à 75 kg pour
des dimensions égales à 89 X 66,5 x 67,5 cm (1).
En fait, si l'on en croit la photo du sac à dos proprement
dit, les dimensions des armes SADM peuvent être ramenées
à 30 cm de diamètre pour une longueur de 65 cm.
Prouesse technique certainement, mais reste à savoir dans
quel but.
Ces armes ont été mises au point entre 1960 et 1964
au Lawrence Livermore Laboratory (USA). Il s'agit donc d'armes
anciennes, réalisées à une époque
où l'on s'efforçait de "penser" l'utilisation
des armes nucléaires tactiques comme celle des armes conventionnelles
où la démarcation entre armes nucléaires
tactiques et armes conventionnelles n'était pas aussi nettemènt
perçue qu'elle l'est, semble t-il, maintenant.
Est-ce à dire que ces armes sont devenues obsolètes
? On pourrait le croire, puisqu'aucun programme de remplacement
n'a jamais été annoncé alors que ces armes
se font vieilles. Pourtant, elles ne faisaient pas partie du contigent
(un millier environ) réformé des stocks de l'OTAN
l'année dernière. Quelqu'un doit donc penser qu'elles
ont un rôle à jouer. Rôle qui à Berlin
n'est sans doute que symbolique compte tenu de sa position géographique,
la ville est indéfendable. Quant à celles stationnées
en Bavière, leur emploi semble flou. Non pas en théorie,
car un manuel de l'armée américaine précise
que les armes de démolition atomique pourraient rendre
inutilisables certaines zones importantes susceptibles d'être
enlevées par l'ennemi ou encore, être employées
par des commandos derrière les lignes ennemies pour détruire
des aérodromes ou des postes de commandement. Mais en pratique,
il paraît difficile de mener de telles missions puisque,
répétons-le, la décision d'utilisation des
armes nucléaires dépend directement du président
des Etats-Unis et des chefs de gouvernement de l'OTAN, ce qui
semble antinomique avec une action de commandos. Alors ? Soit
ces armes ont des objectifs que l'on ignore, soit, et c'est plus
vraisemblable, elles ne sont là que parce que les militaires
sont souvent très conservateurs.
(1) Source Nuclear Weapons Databook. Ballinger publishing company.
Sven Ortoli