La Croix-rouge et Tchernobyl

La Croix-Rouge française édite un journal, "CROIX-ROUGE FRANÇAISE. Donner, c'est agir." Dans le numéro 17 d'Oct/Nov/Déc 2002 une page est consacrée à Tchernobyl sous le titre "Tchernobyl. Les enfants de l'atome." C'est un reportage de P. Kremer au Bélarus (ex-Biélorussie) pays qui a été le plus contaminé par les retombées de Tchernobyl, avec photos et carte à l'appui.
Il est indiqué que 23% du Bélarus a été contaminé, que dans ce petit pays de 10,1 millions d'habitants plus d'1,7 million de personnes continuent à vivre aujourd'hui en zone contaminée, dont 344 000 enfants. La carte permet de voir que la zone contaminée de la région de Moguilev visitée par le journaliste en octobre 2002 "là où des enfants jouent dans le pré (), croquent une pomme ()", est située loin de Tchernobyl.
La "Croix-Rouge intervient auprès d'enfants atteints du cancer", comme ceux traités pour cancer de la thyroïde dans la clinique Aksakovshkina, à 40 km de Minsk. L'article indique, à juste titre, "qu'au lendemain de l'explosion du réacteur le taux de cancer de la thyroïde a été multiplié au moins par 100. Premières victimes, les enfants".
Le journaliste souligne tout le tragique de la situation en concluant : "Seize ans après, le cortège des victimes de Tchernobyl continue de s'allonger. Des victimes oubliées qui, sans aide extérieure, sont condamnées à survivre dans un univers privé d'horizon".

Cependant, des erreurs et des lacunes graves doivent être signalées car elles affadissent cette conclusion.
Les évacuations de la population : il y a confusion entre les évacuations précoces de 1986 et celles effectuées plusieurs années après l'explosion du réacteur. Entre temps les habitants ont vécu dans des régions très contaminées par les radionucléides
Ainsi l'article dit :"() les zones autour de Gomel et Moguilev sont considérées comme viables et le retour des 135 000 personnes déplacées en 1986 est envisagé". Non, il n'y a pas eu en Biélorussie 135 000 habitants évacués en 1986 mais seulement 24 700 selon les chiffres officiels [1]. Ils ont été évacués de la partie sud de la région administrative de Gomel qui jouxte la frontière ukrainienne. En 1986 personne d'autre n'a été évacué de villages situés plus loin de la frontière et personne des zones lointaines de la région administrative de Moguilev et qui, pourtant, auraient dû l'être étant donné les débits de dose de rayonnement et les niveaux de contamination du sol. C'est bien plus tard que les habitants de ces régions ont été "déplacés", comme ceux des villages de Tchoudiane et Malinovka de la région de Moguilev, situés à plus de 250 km de Tchernobyl, contaminés en césium 137 à 140 curies au km2 (140 Ci/km2) soit plus de 5 millions de becquerels au m2 [2]. Le programme d'évacuation de 118 000 personnes finalisé en octobre 1989 par le parlement biélorusse comportait deux catégories de zones : il prévoyait le relogement prioritaire des habitants des villages contaminés à plus de 40 Ci/km2 (1990-1992) puis le relogement des habitants des zones contaminées ente 15 et 40 Ci/km2 (1992-1995). Mais les moyens financiers ont manqué : entre temps l'URSS a implosé, la République du Bélarus est née et a hérité d'une situation post-Tchernobyl ingérable. Un document des autorités de Moguilev donne le nombre de personnes ayant été "transplantées" au 1er août 1992 et l'on voit que des localités du district de Krasnopol contaminées à plus de 40 Ci/km2 (jusqu'à 105 Ci/km2) n'avaient pas encore été évacuées [3]. Le rapport de l'académie des sciences de 1996 cité précédemment [1] indiquait qu'au 1er janvier 1995 (près de 9 ans après l'explosion du 26 avril 1986) le programme de relogement de ces deux catégories de zones était pratiquement réalisé, soit 131 200 personnes. Avec quel décalage dans le temps par rapport à avril 1986 !
Il aurait fallu évacuer beaucoup plus vite et beaucoup plus d'habitants hors des zones contaminées. Or, aujourd'hui, comme le dit bien le journaliste, il est question de les rapatrier car "ces zones sont considérées comme viables" ! En somme, Tchernobyl, c'est terminé. En somme pour "normaliser" la situation il faut "effacer" Tchernobyl et ses conséquences.

La situation sanitaire
Cependant ce n'est pas si facile d'"effacer" Tchernobyl, et l'article le suggère : "mais un murmure persistant qui fait état de morts prématurées d'enfants, d'état de faiblesse et d'arriération, de malformations, d'affections du système nerveuxMais on n'en saura pas plus". N'est-ce vraiment qu'un murmure ? Mais pour en savoir plus peut-être aurait-il fallu visiter les dispensaires locaux ? On saura néanmoins, grâce à ce reportage, que Pavel, qui a été exposé aux radiations dans le ventre de sa mère, a, en plus d'un cancer de la thyroïde, un doigt en moins à chaque main. Voilà une malformation à la naissance qui peut être due à l'irradiation in utero même si ce n'est pas précisé dans l'article.
Le reportage date d'octobre 2002, plus d'un an après que le Pr. Bandajevsky, ex-recteur de l'Institut médical qu'il a créé à Gomel en zone contaminée, ait été condamné par un tribunal militaire le 18 juin 2001 à 8 ans de prison à régime carcéral renforcé. Il est considéré comme un prisonnier d'opinion par Amnesty International, lui qui a étudié les processus pathologiques liés à l'incorporation chronique de Césium 137 et qui atteignent tous les organes vitaux. En particulier il a montré, avec sa femme pédiatre, la corrélation entre les dysfonctionnements cardiaques observés chez les enfants vivant en zone contaminée et leur charge corporelle en césium 137. Plus la charge augmente plus les anomalies cardiaques augmentent et peuvent conduire à des cardiopathies sévères. Le césium radioactif est incorporé via la nourriture contaminée produite localement et les doses chroniques qui en résultent sont considérées comme très faibles d'après les modèles utilisés en radioprotection. Evidemment cela déplait beaucoup aux autorités officielles. Pourtant la santé des enfants est mauvaise. Les lecteurs n'en sauront rien et peuvent croire que les seuls effets de Tchernobyl sur la santé des enfants sont les cancers de la thyroïde.

Il est nécessaire de faire un peu d'histoire concernant la façon dont la Croix-Rouge internationale s'est inquiétée de la situation des enfants
L'article souligne, en ce qui concerne les enfants : "La Croix-Rouge s'est inquiétée de leur situation très tôt. Dès 1990, un programme spécifique était lancé par la Fédération internationale Croix-Rouge/Croissant Rouge (FICR) à travers des laboratoires mobiles et une assistance psychologique".
Effectivement il y a eu visite de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge au début de 1990 en Biélorussie et en Ukraine dans les zones contaminées par Tchernobyl. On l'a appris par un petit article du Quotidien du Médecin (30 janvier 1990) ayant pour titre "Selon la Croix-Rouge, graves problèmes psychologiques après Tchernobyl" et le journal poursuivait "Le manque d'information a créé un "problème majeur de détresse psychologique, pouvant dégénérer en troubles psychosomatiques pour les populations touchées par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, survenue en avril 1986"".
La phrase en italique est une citation de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge. Ces organismes entérinaient ainsi la version des responsables en radioprotection, qu'ils soient soviétiques ou français : la cause des troubles sanitaires de la population serait due à des problèmes psychologiques et non à la radioactivité.
Cette visite en 1990 dans les territoires contaminés de Biélorussie et d'Ukraine faisait suite à celle de trois experts de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en juin 1989 (dont le Pr. Pierre Pellerin, alors directeur du SCPRI, Service central de Protection contre les rayonnements ionisants).
La position de la Croix-Rouge/Croissant Rouge est clairement explicitée dans le rapport de mai 1991 du Comité consultatif des experts du Projet International Tchernobyl sur l'estimation des conséquences radiologiques de Tchernobyl et l'évaluation des mesures de protection. [5].
La mise en place de ce "Projet International Tchernobyl" répondait à la demande d'octobre 1989 du gouvernement de l'URSS auprès de l'AIEA (Agence internationale de l'énergie atomique) afin qu'un groupe d'experts internationaux soit mandaté pour :
- évaluer la pertinence du concept élaboré [à l'automne 1988] par les responsables en radioprotection, concept qui fixait les conditions permettant de vivre en toute sécurité dans les zones contaminées par la radioactivité et deuxièmement
- faire une expertise sur l'efficacité des mesures prises dans ces zones
[par les autorités soviétiques] pour sauvegarder la santé de la population.
Rappelons que ce concept de vie "en toute sécurité" a été résumé par les journaux biélorusses sous la forme "35 rem en 70 ans"[2]. Il devait être mis en application au 1er janvier 1990 (mais ne l'a pas été). Si la dose calculée par les responsables en radioprotection et cumulée sur 70 ans de vie, la "dose-vie", dépassait 35 rem (0,35 sievert, soit 5 millisievert par an) les habitants étaient évacués hors de la zone. Si elle était inférieure, la vie redevenait "normale" : il n'y avait plus de nourriture "propre" -non contaminée- amenée dans cette zone, ni soins médicaux gratuits avec séjours des enfants dans des maisons de repos, ni petite compensation financière, ni travaux de décontamination etc.
(L'année 1988 a été une période où se sont déroulées à Minsk et à Kiev des manifestations, très inhabituelles en URSS, d'habitants des zones contaminées). Les scientifiques biélorusses et ukrainiens voulaient que cette dose-vie soit plus basse, ce qui aurait entraîné un nombre plus élevé d'habitants à évacuer. C'est ce conflit avec les scientifiques des Républiques qui a amené les autorités d'URSS à demander l'aide de l'AIEA, et une expertise internationale d'où la mise en place du Projet International Tchernobyl.

Le rapport du Comité consultatif du "Projet International Tchernobyl" précise dans l'introduction du 1er chapitre la présence d'experts de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge : [Avant la mise en route du Projet international Tchernobyl formalisé en février 1990] () "Le gouvernement de l'URSS avait déjà bénéficié d'une assistance internationale sur ces questions. L'Organisation Mondiale de la Santé a envoyé une équipe d'experts en juin 1989, comme le firent de même la Ligue de la Croix-Rouge et des sociétés du Croissant Rouge [FICR] au début de 1990 ()[6].
Le rapport
de la FICR indique :"Parmi les problèmes de santé qui nous ont été rapportés il nous a paru que beaucoup d'entre eux, bien qu'étant perçus comme des effets des radiations tant par la population que par quelques médecins, n'étaient pas liés à l'exposition au rayonnement. Il apparaît que peu de considération a été donnée à des facteurs tels que l'amélioration des moyens de dépistage, le changement des modes de vie et d'habitudes alimentaires. En particulier, le stress psychologique et l'anxiété, compréhensibles dans la situation actuelle, causent des symptômes physiologiques et affectent la santé de diverses façons"".
On voit ainsi que la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge a entériné, comme l'OMS [6], la position des officiels soviétiques en radioprotection pour qui il n'y avait pas de problèmes physiologiques dus aux rayonnements, mais un problème de "radiophobie" responsable des maux de la population.

En conclusion
Rappelons qu'il n'y a pas eu que les iodes radioactifs émis lors de l'explosion du réacteur le 26 avril 1986, mais tout un cocktail de radionucléides y compris des particules "chaudes" très radioactives provenant de la fragmentation du combustible nucléaire (qui peuvent renfermer des émetteurs alpha comme les plutonium 238-239-240 et l'américium 241). Actuellement le Césium 137 est toujours présent dans les couches superficielles du sol et contamine tous les produits de la terre. Il en est de même du strontium 90 mais aussi de tous les radionucléides à longue durée de vie comme les émetteurs alpha.
Les centaines de milliers d'habitants des zones contaminées et principalement les enfants sont les cobayes de cette "expérimentation" nouvelle en vraie grandeur : une contamination chronique par la nourriture produite sur la terre contaminée. Les enfants vont mal. Le minimum est au moins de reconnaître l'existence de leurs maladies pour essayer, si possible, de les aider.

Il est évident que, sur le terrain, les médecins et infirmières de la Croix-Rouge font de leur mieux. Comme pendant la dernière guerre quand l'infirmière suisse Friedel Bohny-Reiter, en poste au camp d'internement français de Rivesaltes où étaient internés Républicains Espagnols, Tziganes et Juifs de toutes nationalités, a réussi à arracher à une mort certaine des enfants promis à la déportation. Mais on ne peut oublier que des délégués officiels de la Croix-Rouge, lors de leurs visites n'ont rien vu ni à Terezin, ni au camp d'extermination d'Auschwitz. Ils ont gardé le silence sur le génocide des Tziganes et des Juifs.
Les délégués envoyés en Biélorussie et en Ukraine en 1990 pour évaluer les conséquences sanitaires de la catastrophe de Tchernobyl n'ont vu que des problèmes psychologiques pour expliquer la situation sanitaire des populations vivant dans les zones contaminées. Surtout pas les radiations.
Ce que je veux dénoncer ici c'est la cécité des responsables de cette association humanitaire qui font, hélas, trop souvent allégeance aux desiderata des pouvoirs en place.

Bella Belbéoch* janvier 2003

[1] Ministère pour les situations d'urgence et la protection de la population suite aux conséquences de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, République du Bélarus. Académie des Sciences du Bélarus. The Chernobyl catastrophe consequences in the republic of Belarus. Rapport National, 1996. Légalement, ont été considérées comme contaminées en URSS les zones où la contamination surfacique en césium 137 est supérieure à 1 curie par km2 (37000 becquerels au m2). Rappelons qu'en juin 2000 au Royaume-Uni, plus de 230 000 moutons étaient toujours sujets à restrictions d'abattage pour encore 10-15 ans dans les Highlands, des régions d'élevage contaminées à moins de 1 Ci/km2 (~0,5 Ci/km2).
[2] C'est le Pr. Iline, responsable de la radioprotection soviétique qui a donné cette précision lors d'une session du soviet de Biélorussie rapportée par le journal Sovietskaya Bieloroussia du 11 juillet 1989, La Gazette Nucléaire, numéro 100, mars 1990. Les plans d'évacuation en Biélorussie, p. 14-18.
[3] Fascicule pour les habitants de la région de Moguilev "Survivons après Tchernobyl !". Comité exécutif régional de Moguilev, Comité exécutif de la ville de Moguilev, Rédaction du journal "La pravda de Moguilev". Moguilev 1992.
[4] La Gazette Nucléaire 179/180, janvier 2000, p. 18-19 ; Bélarus, un prisonnier de conscience potentiel, le Professeur Yuri Bandazhevsky. (Amnesty International, 18 octobre 1999). La Gazette Nucléaire 197/198, mai 2002, p7-13, Liberté pour Youri Bandazhevsky (mémoire adressé à l'ambassadeur du Bélarus en France à la demande de ses collaborateurs. Il comprend une analyse des travaux de Y. Bandajevsky).
[5] Report by an International Advisory Committee "The International Chernobyl Project. An Overview. An Assessment of Radiological Consequences and Evaluation of Protective Measures". Projet International Tchernobyl sur l'estimation des conséquences radiologiques de Tchernobyl et l'évaluation des mesures de protection. Généralités"
[6] "Le rapport final du groupe de l'OMS concluait entre autres que "les scientifiques qui sont insuffisamment compétents dans le domaine des effets du rayonnement ont attribué aux radiations les divers effets biologiques et médicaux observés. Les modifications observées ne peuvent pas être mises sur le compte de l'exposition aux rayonnements, en particulier quand l'incidence naturelle est ignorée et il est bien plus probable qu'elles soient dues à des facteurs psychologiques et au stress. Attribuer les effets observés aux radiations non seulement augmente la pression psychologique au sein de la population en provoquant des problèmes de santé liés au stress additionnel mais aussi mine la confiance dans les spécialistes des radiations"". Cette conclusion des experts de l'OMS (dont P. Pellerin) dénigre les scientifiques locaux et conforte les responsables soviétiques en radioprotection : les effets sanitaires observés ne sont pas dus aux radiations mais au stress. C'est ainsi que la dose-vie ne sera pas abaissée et que les habitants continueront à résider dans les zones contaminées.
(* co-auteur avec Roger Belbéoch de Tchernobyl, une catastrophe. Quelques éléments pour un bilan, Ed. Allia, Paris1993, Tokyo 1994).