Panique, incompréhensions et errements.
par Yves Lenoir,
Bulle Bleue


Ecrire sur un livre dont on est l'auteur est un exercice périlleux. Pour éviter de se répéter, on risque de tomber dans des périphrases malhabiles, ou dans une ennuyeuse explication de texte. Un regard neuf est requis pour donner à ce genre de travail tout son intérêt.
Par chance, Climat de panique n'est pas de la littérature, mais un ouvrage militant dont un des objectifs est commun avec ceux poursuivis par Stop Nogent : que la question climatique ne favorise pas le recours à l'énergie nucléaire. Mais l'affaire du climat est sérieuse et mérite mieux que le digest dont on use et abuse à son propos. Sérieuse et très complexe. Scientifique, bien sûr, mais aussi culturelle, politique et sociale. De plus il s'agit d'un "combat" sans adversaire social désignable. Un combat contre un modèle de développement, à cause d'un effet collatéral possible, parmi bien d'autres, du génie qu'ont les hommes de transformer le monde à leur mesure. Et justement, je suis persuadé que c'est à cette absence d'adversaire social tangible que l'on doit le processus géopolitique inédit tel qu'initié dans le cadre onusien au début des années 1980, avant qu'il n'acquiert la structure conquérante qu'on lui connaît depuis la création de l'IPCC* en octobre 1988.
L'IPCC est une lourde machine productrice d'information sur le climat, les changements climatiques et leurs effets. C'est aussi le lieu de l'évaluation sur ce qu'il faudrait faire pour s'adapter aux changements prédits ou pour les contrer. Cette information constitue le socle technique des négociations internationales de la Convention Climat (traité international voté par l'Assemblée Générale de l'ONU en 1992, juste avant la Conférence de Rio) et du Protocole de Kyoto à ladite convention (second traité international signé en 1997, chiffrant la première phase, d'ici 2010, de l'application de la Convention). En pratique, à de très rares exceptions près, les personnes impliquées dans cette affaire, aux niveaux local, régional, national et international, que ce soit dans les administrations, les associations, les media, les entreprises et les instances politiques, n'ont au mieux connaissance du dossier que par la lecture des executive summaries des rapports des Groupes I, II et III de l'IPCC (traitant respectivement de la science du climat et de la prédiction des changements, de l'évaluation des impacts des changements prédits par le précédent, et des mesures à prendre pour faire face à ces possibles impacts).
Une synergie d'intérêts est indubitablement entretenue par la nature et le mode de fonctionnement de cette structure au cur du processus. Elle alimente une formidable dynamique de groupe mondiale qui en retour génère et formalise une "demande sociale" d'augmentation des ressources consacrées à tous les secteurs impliqués. Nous nous trouvons ici en face du principe même de la réaction en chaîne : celle dont l'effet renforce la cause. Le risque climatique, la "lutte-contre-cet-effet-de-serre-qui-menace-l'existence-même-de-la-Vie-sur-Terre", ont ainsi envahi l'horizon du projet humain.
Par ailleurs deux agendas sont à considérer, celui de la science, a priori incertain quant à ses résultats, sinon quant à ses moyens, et celui de la géopolitique onusienne, avec ses objectifs affichés, ses échéances définies longtemps à l'avance et ses compromis à négocier. Une condition impérative pour que le second se déroule sans trop d'à-coups, c'est qu'il ne dépende pas du premier. Nous trouvons là la contradiction majeure dans cette affaire : comme lors du lancement de l'énergie atomique, ce sont des scientifiques qui ont demandé aux politiques de s'investir dans le traitement de la menace climatique. Ces derniers invoquent en conséquence des "certitudes scientifiques", sinon des quasi certitudes pimentées au principe de précaution, pour forcer leurs feux en toute légitimité. Et, sauf à vouloir se saborder, les premiers seront bien les derniers à attirer l'attention du public et des décideurs sur l'empilement d'hypothèses, dictées par l'esprit " catastromaniaque ", dont procède la présentation simpliste des prédictions climatiques et des problèmes que poserait l'accroissement de l'effet de serre.
L'absence de conflit social à la clé, c'est-à-dire l'absence de protagonistes qui auraient intérêt à ce qu'on examine le fond des choses, entretient l'illusion d'une réalité menaçante. Or sans le moteur d'une puissante illusion collective, point de vaste entreprise qui passe le cap de la durée !
Mais et les producteurs de pétrole arabes, et les charbonniers américains et sud-africains, et Gazprom ? N'ont-ils pas tout à perdre si la révolution contre l'effet de serre réussit ? Le Président G.W. Bush n'agit-il pas comme leur factotum en refusant que les Etats-Unis ratifient le Protocole de Kyoto ? Ne sommes-nous pas là en présence de formidables forces politiques et financières uniquement préoccupées de maintenir leur emprise sur le monde actuel et des profits qu'elles en tirent ?
Regardons le monde comme il va ! Les consommations de combustibles fossiles marquent-elles une tendance à la baisse ? Les marchés s'orientent-ils vers une moindre demande ? En réalité la "lutte contre l'effet de serre" ne met pas en péril le secteur énergétique, au contraire : elle est une incitation à sa modernisation. Les grandes compagnies le montrent qui, telles BP ou Amocco, ont compris que le marché du gaz carbonique sera un nouveau centre de profit et s'y sont préparées. Leurs stratèges savent d'expérience que celles qui auront pris de l'avance dans la maîtrise des procédés de séquestration du CO2, dans le développement des moyens de ce nouveau commerce et dans la fidélisation de leur clientèle bénéficieront d'un avantage décisif sur la concurrence et pour la conquête des nouveaux marchés. Rien en l'état actuel des esprits ne présage une réduction du développement des transports et de la mécanisation de la production. Et tout donne à penser que la qualité de l'offre sera un facteur de plus en plus décisif aux yeux des consommateurs. La contrainte "effet de serre" conduira au rejet de solutions considérées hier comme performantes et, en rendant attrayantes des évolutions plus sobres et propres au niveau unitaire, favorisera la croissance du nombre de consommateurs, ce qui conduira immanquablement à une augmentation globale progressive des consommations.
Le secteur électronucléaire espère profiter de ce mouvement et n'hésite pas à se parer de vertu écologique ! Mais que peut-il offrir de plus que de l'électricité et des déchets radioactifs ? Qui croit encore que l'électricité concurrencera dans un avenir planifiable l'essence et le gazole consommés par les transports routiers ? Qui est assez naïf pour imaginer que les centrales nucléaires produiront un jour de l'hydrogène à un coût économique compétitif, ne serait-ce que face à des carburants issus de la biomasse, pourtant fort coûteux et bien peu écologiques à grande échelle ? Enfin, qui pariera que les pays en développement accepteront de freiner leur développement en finançant des centrales nucléaires plutôt que des turbines à gaz ou des centrales à charbon pour satisfaire leur besoins d'électricité ? Ce que les capitalistes américains ont renoncé de faire, car non rentable, dès le milieu des années 1970, les investisseurs du Tiers-Monde et dans le Tiers-Monde ne vont certainement pas s'y mettre trois décennies plus tard. Il n'y a plus que dans les pays comme la France, où la production d'énergie reste largement déterminée par la technocratie de l'Etat, que le slogan " le nucléaire contre l'effet de serre " soit encore pris au sérieux. Ailleurs la page est tournée depuis longtemps, avant même que l'effet de serre n'obsède l'imaginaire collectif.
Cependant, nous sommes en France, le pays des grands projets pharaoniques imposés par d'inexpugnables administrations centrales et leurs bras armés industriels. Avec, aussi, le soutien des secteurs les plus conservateurs des sphères politique et syndicale. Ce complexe d'influence unique au monde, hérité de la technocratie d'Etat mise en place sous Vichy, de l'ascendant accordé à la Libération aux forces syndicales et politiques pro-soviétiques dans les secteurs étatisés de l'industrie lourde et de la recherche, puis de l'implication des conservateurs dans le soutien à l'aventure nucléaire militaire, n'est pas près de se laisser, ni démanteler selon les exigences de la construction européenne, ni détourner de ses objectifs au terme de ce qui serait un hypothétique débat démocratique.
Dès le début des années 90 j'avais pensé que tôt ou tard le débat climatique serait fortement instrumentalisé par le lobby électronucléaire. D'où les passages consacrés à cet aspect de la question dans mon premier livre, La vérité sur l'effet de serre. Une dizaine d'années plus tard, l'actualité de Tchernobyl ayant été reléguée à l'arrière plan grâce aux efforts constants de l'OMS, de l'AIEA et des services français de radioprotection et de santé, et grâce aussi à l'incompétence consentie des media, toute arrogance recouvrée, EDF et AREVA s'emploient à piéger de nouveau le pays. Pour gagner une génération. L'opinion publique est prise à témoin: face à l'ennemi public N° 1 il faut faire flèche de tout bois. D'une part on se félicite bruyamment de ce que la production d'électricité hexagonale rejette un minimum de gaz carbonique (merci Monsieur Messmer !!) ; d'autre part les publicités pour une production électrique "écologiquement correcte" évoquent dans un même mouvement, l'éolien, l'hydraulique, le solaire et le nucléaire. Dans le climat de panique compulsivement cultivé depuis quinze ans, ces arguments font mouche (au "pire", on s'accorde sur le maintien consensuel du nucléaire comme un mal nécessaire, voir la conclusion de la toute récente Conférence de citoyens sur le sujet).
Alors, est-il établi que les rejets de gaz à effet de serre représentent bien la principale menace écologique ? Oui si sont vérifiées toutes les hypothèses auxquelles on fait appel pour ne pas avoir à reconnaître que l'incertitude règne
En fait rien n'est moins sûr ! Et c'est ce que j'ai tenté de montrer dans Climat de Panique. On s'en persuade à condition d'examiner sans préjugé les informations labellisées IPCC. Essayons d'en extraire la substantifique moëlle.
Considérons l'élément crucial du dossier (p. 61) : les prédictions fournies par quinze modèles opérationnels pour le même scénario séculaire de rejets de gaz carbonique. Au terme du changement l'écart maximum entre les valeurs de la température moyenne globale (une grandeur sans signification climatique en soi tant elle peut correspondre à des évolutions variées) est de 1°C. L'accord est spectaculaire et tient lieu de preuve que les prédictions des modèles sont désormais dignes de confiance (d'où l'emploi de l'indicatif dans les derniers executive summaries de lPCC et des multiples documents " clones " générés à leur suite pour décrire les changements climatiques à venir). L'information désagrégée en latitude pour cette même grandeur, la température moyenne, est déjà plus problématique. En effet, on peut parler de désaccord entre les modèles, notamment pour les changements qui affecteraient l'hémisphère nord du Tropique au Pôle. Pour ce dernier les prédictions se répartissent dans une fourchette haussière de 7°C. Excusez du peu ! L'impression confine au chaos lorsqu'on se tourne vers les prédictions de l'évolution latitudinale de la pluviométrie : le signe diffère d'un modèle à l'autre à peu près partout. En d'autres termes, les prédictions de ces quinze modèles correspondent en fait à des changements de la circulaton atmosphérique différents de l'un à l'autre, c'est-à-dire à des différences qualitativement significatives entre les changements climatiques à associer au même scénario d'émission de gaz à effet de serre.
La seule conclusion rationnelle à tirer de cela : on ignore comment le climat pourrait changer. La raison de ces divergences fondamentales : on ne sait pas traiter les phénomènes en jeu dans le cycle de l'eau (formation et propriétés des nuages, pluviogénèse etc) ; chacun a sa recette, empirique. Ça fait vingt ans que l'on patauge et tout suggère que ça va durer encore longtemps ainsi.
On ne sait pas ? A la bonne heure ! Tout est alors possible, à condition d'être paré de vraisemblance. L'obligation de pessimisme conduit au catalogue bien connu : il y aura plus de sécheresse et plus d'inondations ; il se peut même que des vagues de froid s'abattent sur l'Europe en hiver ; les cyclones seront plus nombreux et plus dévastateurs ; les Niños seront plus fréquents et plus intenses ; les glaciers fondront comme neige au soleil et le niveau des mers montera ; les maladies tropicales remonteront vers les hautes latitudes ; les espèces végétales et animales n'auront pas le temps de s'adapter etc etc. L'imagination ne connait pas de borne. Et pour cause : impossible de démontrer qu'elle déraille puisqu'il s'agit du futur. Chaque événement météorologique extrême pourra être invoqué comme preuve des ravages provoqués par l'accroissement de l'effet de serre, et le sera comme il l'est désormais. Vivement plus de nucléaire pour rassurer le populo ! et se donner du blé à moudre.
Les urgences sont ailleurs. D'un côté, celui des probabilités, le risque tchernobylesque, aux conséquences humaines et écologiques catastrophiques et durables. De l'autre, celui d'un compte à rebours programmé, la destruction des cycles hydrologiques telluriques.
Un exemple, développé dans le livre, illustrera ici mon propos. Actuellement un tiers du débit des fleuves d'Asie du Sud (Inde, Pakistant, Bangladesh et Sri Lanka) est évaporé par l'agriculture irriguée. Les programmes en cours feront passer cette proportion à environ 45% d'ici 2020. Les conséquences écologiques de ces pratiques sont aussi inéluctables que dévastatrices : salinisation des sols fragiles, destruction des écosystèmes fluviaux et estuairiens, non compensation de l'érosion marine dans les zones côtières recevant auparavant les alluvions fluviaux (phénomène à l'origine des inondations marines de plus en plus fréquentes que les bons esprits mettent sur le compte de la hausse du niveau des mers, pourtant seulement de l'ordre du dixième de mètre en un siècle), diminution du niveau des nappes phréatiques, concentration des pollutions de toutes origines dans les débits réduits etc etc. Le comble de l'absurdité de ce modèle d'exploitation de la ressource (universel puisque c'est en Europe que l'agriculture irriguée connaît actuellement son plus fort taux de croissance) sera révélé lorsque son soubassement, les grands ouvrages retenant l'eau, deviendra progressivement inopérant. En effet, l'envasement des retenues hydrauliques est un phénomène imparable. On sait ainsi que celle du barrage de Serre-Ponçon a déjà perdu 40% de son volume, ce qui est un peu moins que la prévision initiale (durée de vie de 80 ans). L'ordre de grandeur est là, la centaine d'années.
D'où ce constat accablant : le modèle de développement humain et agricole attaché au complexe agro-alimentaire intensif sera privé de sa ressource hydrique après quelques générations. La course dans laquelle sont engagés des pays comme l'Inde ou la Chine mène au gouffre. Et des indices précis font craindre que d'autres régions du monde, apparemment mieux dotées, se lanceront à fond dans la même direction pour exporter les denrées dont ces pays manqueront alors de plus en plus.
Les priorités écologiques ne sont pas celles que l'on croit ou donne à croire. Dans cent ans les hommes auront encore accès à tout le gaz, le charbon et le pétrole dont ils pourront avoir l'usage (les réserves australes ont à peine été entamées). Ni le fer, ni aucun autre minerai ne leur fera défaut. Le climat aura sans doute changé, comme il l'a toujours fait depuis que le monde est monde. Et même si le niveau des mers a monté d'un demi mètre, on imagine bien que les problèmes afférents seront minimes face à ceux posés par les ruptures en chaîne des approvisionnements en eau.
La focalisation des esprits sur la question climatique maintient sur le devant de la scène les protagonistes du débat énergétique. On conviendra tôt ou tard qu'il existe de nombreuses solutions techniques, économiquement et écologiquement soutenables, pour poursuivre le modèle actuel. On repoussera ainsi l'examen du problème autour duquel le débat sur le développement durable tourne sans oser aborder de face son caractère éminemment subversif. Je veux parler de la propension qu'ont les hommes de produire de la contingence. En se limitant à dépasser la contrainte énergétique de ce processus inflationniste, finalement la plus facile à prendre en compte, l'humanité oublie que l'essentiel n'est pas de fournir au plus grand nombre toujours plus " d'esclaves énergétiques ", selon la formule imagée d'Amory Lovins, mais de préserver la capacité vitale de la Biosphère. Pour preuve : la place croissante assignée à l'hydro-électricité dans tous les programmes "écologiques" pour contrer l'effet de serre et l'absence de remise en cause de cet a priori dans les réflexions sur le développement durable.
Oui, la panique est mauvaise conseillère.

* IPCC : GIEC en français, groupe intergouvernemental d'étude des climats