Inquiétude au sujet des fissures relevées sur les traversées de couvercles de cuves aux USA


(13 août 2001 - South Florida Business Journal - Ed Dugan) (traduction : Jeanne-Marie Granger - Stop Civaux - )

Le phénomène de fatigue du métal et les fissures qui en sont le signe révélateur ne sont pas seulement des phénomènes superficiels, que ce soit en aéronautique ou en matière de réacteurs nucléaires. Ces fissures peuvent occasionner des catastrophes.
Cela fait des années que de telles fissures apparaissent à la surface et à l’intérieur des traversées de couvercles de cuves des réacteurs à eau pressurisée. Il y a encore peu de temps, elles commençaient à se manifester sous forme d’un réseau de fissures superficielles affectant les soudures ou leur proximité. Mais on n’en trouvait pas qui soient vraiment pénétrantes.
Les choses ont changé. Un bulletin de la Nuclear Regulatory Commission (NRC = Autorité de Sûreté américaine), met en garde contre le risque potentiel pour tous les réacteurs à eau pressurisée, y compris tous les réacteurs de Floride : St Lucie 1 et 2 au nord du comté de Palm Beach sur le littoral atlantique, Turkey Point 3 et 4 sur la côte sud du comté de Miami-Dade, et Crystal River 3 au nord de la Bay de Tampa.
Le problème a été repéré en Caroline du sud l’automne dernier. Plus de 90 kg de cristaux d’acide borique ont été trouvés au sol lors d’une visite d’inspection effectuée à la centrale de V C Summer le 7 octobre lors d’un arrêt pour rechargement en combustible. […]
D’après S. Gagner de la NRC : "les exploitants diront à la NRC dans le mois qui vient s’ils peuvent se soumettre aux inspections demandées ou s’ils sont en mesures de mettre en œuvre des mesures compensatoires satisfaisantes"
Elle a ajouté que si les centrales n’avaient pas d’arrêt programmé entre ce moment et la fin de l’année, il serait probablement impossible de mener les inspections nécessaires.
Selon les indications de la NRC, les traversées de couvercle sont un point critique. Les conduites de grappes de contrôle passent par ces traversées qui se trouvent au sommet de la cuve du réacteur. Il peut y en avoir entre 40 et 100 par réacteur, en fonction de la puissance et du modèle.
L’eau de la cuve est maintenue à très forte pression pour empêcher l’ébullition - de l’ordre de 1 tonne pour 2,5cm2 (= 1 square inch) [160 bars] pour les réacteurs de Turkey point et de St Lucie, selon le site internet de FP (Florida Progress).
Rachel Scott, responsable de la communication pour le site de Treasure Coast dont l’exploitant est Florida Progress, dit les éléments concernés seront d’abord examinés ainsi que l’aptitude du site à maintenir la sûreté. Enfin, on verrait de quelle façon les inspections pourront être menées.
"Je crois que ce qui est prévu c’est que les inspections aient lieu lors des arrêts programmés pour rechargement en combustible", dit Scott.
St Lucie doit être rechargée en Novembre, St Lucie 1 à l’automne 2002, Turkey Point 3 en octobre et Turkey point 4 au printemps prochain.
La NRC demande aux exploitants qu’ils communiquent des informations pour savoir si les inspections couramment menées sont adéquates et s’il est nécessaire que l’autorité de sûreté les renforce.(*)

(*allusion au fait que la NRC a des contrôleurs sur les sites ?)

 

De quoi est-il question ? Un peu d’histoire…

Le problème de fissuration qui se révèle aux USA est particulièrement bien connu dans les centrales d’EDF.
Les réacteurs américains, bien que plus vieux que les réacteurs français, connaissent depuis quelque temps déjà les problèmes qu’EDF supporte depuis plus de 15 ans, et même avant : l’Inconel.
L’alliage est principalement composé de nickel, de cobalt et d’un peu de fer. Selon le pourcentage de ces composants, il est codé par un nombre. Il existe une assez grande variété de l’alliage Inconel. Dans le nucléaire on utilise (utilisait) surtout l’Inconel 600 en France (c’est le pire) sauf Golfech Penly Chooz Civaux directement équipés d’Inconel 690, mais on ne dispose d’aucune référence industrielle à long terme. Pour les réacteurs de sous-marins nucléaires et le parc électronucléaire allemand, l’alliage utilisé est l’Inconel 800. Les aléas et avantages de ces trois alliages ont été décrits dans "Epure", publication de la Division des Etudes et Recherches d’EDF de janvier 1985. L’inconel 600 est vulnérable à la corrosion avec fissuration aux températures de fonctionnement du circuit primaire, 320°C et plus. Le problème avait été mis en évidence à Saclay au en 1959, ce qui n’a pas empêché Framatome et EDF de construire le parc nucléaire avec cette variante de l’alliage.
En France, le problème a commencé avec les tubes en "U" des générateurs de vapeur, dans les cintres, c’est à dire dans le haut du "U" renversé, où le tube est plié, le métal étiré, c’est ce que l’on appelle la corrosion sous tension. EDF a résolu le problème par recuit thermique à plus de 700°C, et bouché les tubes défectueux. Puis le problème s’est porté au niveau du dudgeonnage (les tubes sont fixés sur la plaque à tubes par dilatation du tube contre les parois du trou). Le dudgeonnage par explosif est plus fiable que la dilatation par outil mécanique. Le tube étant déformé, le métal est étiré (tension) et devient très vulnérable à la corrosion puis à la fissuration qui en résulte. Traitement EDF : microbillage (un outil tournant en tissu recouvert de microbilles, en frappant sur le métal les billes écrouissent le métal) et bouchage des tubes défectueux. Les intérimaires de la sous-traitance qui sont allés introduire l’outil dans les tubes (d’abord les sondes à ultrasons ou à courants de Foucault pour vérifier les tubes) ont pris des doses importantes.
Il y a d’autres problèmes avec les tubes de GV, le plus problématique aujourd’hui est celui des plaques entretoises. Pour empêcher les 5342 tubes (sur les 1300MWe) d’un générateur de vapeur de vibrer, ils sont maintenus par des plaques entretoise. Mais avec le temps ça prend un peu de jeu, les tubes vibrent et cognent sur les plaques, donc déformation, corrosion sous tension, fissuration. EDF s’était engagé il y a 10 ans à changer en 10 ans l’intégralité de ses GV en Inconel 600 (50 réacteurs). Cela coûte très cher et une partie seulement des réacteurs ont été traités (en 2000 : 9 réacteurs traités, 5 sont en prévision).
Si un tube GV lâche, l’eau primaire radioactive à l’intérieur des tubes à 322°C et 155 bars passe dans le secondaire, les soupapes de surpression s’ouvrent et la vapeur radioactive part à l’atmosphère. Un tube qui lâche c’est gérable, deux c’est vraiment problématique, trois c’était "hors dimensionnement" (maintenant ce serait plutôt 10), c’est-à-dire une situation ingérable.
Le problème autre que les plaques entretoises ou les dudgeonnages, c’est que les fissures des tubes, et donc probablement un jour leurs ruptures, ne soient pas longitudinales mais circonférencielles, avec l’inconvénient majeur d’absence de fuite avant rupture. Cela implique, avec l’eau qui gicle à 155 bars, un risque de déboîtement du tube vers son voisin fragilisé, qui à son tour risque de se rompre et d’aller taper à son tour sur le voisin, etc.

Autres pièces réalisées en Inconel 600 (ça coûte vraiment cher un mauvais choix), les piquages d’instrumentation du pressuriseur (changés depuis) et du fond de la cuve (c’est par là qu’on introduit les sondes de mesures des différents paramètres de fonctionnement).
Bien plus problématique, les manchons du couvercle par lesquels passent les commandes des grappes de contrôle du réacteur. Idem, si la rupture est circonférencielle, cela peut produire l’éjection de la tige de commande et la dépressurisation du réacteur avec risque de crise d’ébullition (eau qui se transforme en vapeur le long des gaines de combustible et empêche le refroidissement, fusion du combustible à 1800°C et absorption massive de l’oxygène de l’eau par le zirconium des gaines et libération dans l’enceinte de quantité d’hydrogène). D’après EDF, la dalle antimissile réduirait le problème (il ne s’agit pas d’un missile de terroristes, mais de la tige de commande transformée en "missile" sous la pression). EDF s’était engagé il y a 10 ans à changer en 10 ans les couvercles de cuves de 50 réacteurs, on est loin du compte.
Dernier problème (connu) de l’Inconel 600, les brides de fixation des barrières thermiques des pompes primaires. L’eau qui revient des 4 GV et poussée par 4 pompes primaires (1300MWe). L’eau est à 290°C et réchaufferait le moteur de la pompe. Pour isoler thermiquement la volute du moteur situé au-dessus, une plaque creuse dans laquelle on fait circuler de l’eau du circuit de refroidissement intermédiaire. Chaque pompe débite 22890 m3/h dans la tuyauterie de départ vers le réacteur de 70cm de diamètre ; ce qui nous fait une vitesse de déplacement du fluide primaire de 17 mètres par seconde. Si une bride lâche, la barrière thermique sera hachée par la pompe et les morceaux de partir dans le réacteur, brisant la grille du dessous du cœur, des éléments combustibles, les grappes de contrôle et de repartir vers les GV… quels dégâts ! Le comité Stop-Nogent a tenté à plusieurs reprises et sans succès d’obtenir un inventaire des pièces réalisées dans cet alliage.

Nos laboratoires indépendants ont quelques difficultés de trésorerie ; un bon moyen de les aider est de leur donner du boulot. Un exemple concret du Comité Stop-Nogent : les particules corrodées de nickel 58 stable se baladent dans le flux du réacteur, captent un neutron, expulsent un proton et deviennent du cobalt 58 radioactif (période 71 jours) ; le cobalt 59, stable, chope un neutron et devient du cobalt 60 radioactif (période 5 ans). Lors des arrêts de tranche pour changement de combustible, l’eau primaire radioactive est expulsée vers le réservoir "T" qui lui correspond et est remplacée par de l’eau borée propre pour ne pas exposer le personnel quand le couvercle de cuve est retiré et le local réacteur transformé en piscine. Après 4 à 5 semaines et traitement de cet effluent, l’eau encore radioactive est alors rejetée en rivière. Les fontinales, ces mousses aquatiques (feuilles ovales de 3 mm tiges fines marron clair) concentrent très bien le cobalt. Ainsi à Nogent en 89 il y avait 4000 Bq par kg sec dans les fontinales pêchées dans la Seine à 2 km en aval de la centrale, en cobalt 58, 90% des rejets hors tritium (corrosion sous tension des tubes GV au dudgeonnage). Un ouvrage du CEA de 1978 prévoyait pour les 1300MWe une proportion de radioactivité rejetée (hors tritium) de 0,2% pour le cobalt 58. Attention les fontinales relâchent assez vite, à Nogent 3 semaines après c’était descendu à 700 Bq par kg sec.
Si vous ne trouvez pas de fontinales à l’aval de votre centrale nucléaire préférée, vous en trouverez facilement dans un ruisseau du coin. Vous en arrachez une bonne touffe que vous enfermez dans un grillage lesté d’une pierre attaché à une ficelle que vous plongez quelques jours à un ou deux km aval. Merci de rincer vos fontinales prélevées, avec un pinceau, dans l’eau ou ça baignait, afin d’enlever la vase et autres organismes pour plus de précision. Il vous en faudra au moins 300 grammes pour faire analyser. Si vous avez un débit de rivière à 200 m3/s ou plus c’est inutile, vous ne trouverez rien, trop de dilution. S’il y a une autre centrale à l’amont, il faudra vous fendre d’un 2è prélèvement pour être sûr que ça ne vienne pas de l’autre. Si vous trouvez des valeurs significatives en cobalt 58 et 60 votre centrale a un gros problème de corrosion de l’Inconel ; si, en prime, vous trouvez du césium 134 et 137, les gaines de combustible sont fissurées. Si votre centrale est toujours équipée de condenseurs en laiton, vous pouvez aussi faire une analyse chimique ; une différence significative amont/aval en cuivre et zinc vous donnera un aperçu de la dégradation des condenseurs. Attention, EDF est capable de vous subtiliser vos prélèvements pour les remplacer par des échantillons non contaminés. (On peut aussi reconsulter la Lettre du Comité Stop-Nogent n° 82, d’octobre-janvier 99).

Que les américains soient aujourd’hui confrontés au problème de l’inconel, cela n’a rien d’étonnant, puisqu’ils ont vendu à Framatome le procédé qui a permis de construire 54 de nos 58 réacteurs. Question sûreté nucléaire, on est plutôt étonné : dans l’article traduit par Jeanne-Marie Granger sur les couvercles de cuves, on peut lire qu’ils ont retrouvé plus de 90 kg de cristaux d’acide borique par terre ? Alors vous faites le calcul vous-même, compte tenu que la concentration en bore du circuit primaire est à 1200 ppm après recharge de combustible et 50 ppm en fin de cycle, combien de centaines de mètres cubes d’eau radioactive d’eau primaire se sont échappés du circuit avant que le problème ne soit décelé ? Grave !

C.B.