Témoignage sur Tchernobyl :

Ivan Petrovich Makarenko, responsable régional de la Défense civile à Narodichi, décrit l'état de la situation dans cette région en avril 1986 (Témoignage recueilli le 20 mars 1990 à Narodichi, Ukraine).

- Pourriez vous décrire ce qui s'est passé dans la région de Narodichi suite à l'accident de Tchernobyl en avril 1986 ? Quand avez-vous appris l'existence de l'accident ? Comment ? Quelles décisions furent prises ?
Makarenko :
Le 27 avril, c'était un dimanche et j'avais commencé à travailler dans mon jardin. Je plantais des pommes de terre depuis 9 heures. Vers 11 heures ou 11 h 30 je me suis soudain senti mal.
Ma bouche était sèche, et je ressentais une espèce de rugosité dans la gorge qui me faisait mal. Je pensais que j'avais attrapé quelque chose. Mon jardin se trouvait près des marais, sur les terres inondables de l'Uzh, une rivière qui coule vers Tchernobyl.
J'ai remarqué qu'une sorte de brouillard d'un brun grisâtre se déplaçait le long de cette zone inondable. Il était assez transparent. Malgré la journée ensoleillée, je ne pouvais déterminer de quoi il s'agissait. Je m'arrêtai de travailler et je rentrai chez moi. C'était juste après midi. Dès mon arrivée à la maison, le téléphone sonna. C'était Melnik, le premier secrétaire du Comité régional du Parti. Il me dit de me rendre immédiatement au Comité régional. Je m'y rendis et Melnik me dit que le premier secrétaire du Comité régional de Polesskoe l'avait appelé et lui avait dit, de manière strictement confidentielle, qu'un accident venait d'arriver à Tchernobyl. Des substances radioactives avaient été relâchées.

- Qui devait transmettre l'information à la Défense civile régionale ? Le secrétaire régional du parti ou le responsable de la Défense civile au niveau de la province ou de la République ?
C'est le réseau de la Défense civile qui devrait transmettre les messages concernant un danger menaçant.

- Mais aucun message de ce type concernant un danger de radioactivité n'a été reçu, ni en provenance de Tchernobyl ni du siège provincial de la Défense civiIe.
L'alerte n'a pas été donnée.
Il y a simplement eu ce coup de téléphone informel et amical du secrétaire du Parti de Polesskoe à notre secrétaire. C'est ainsi que nous l'avons su. J'ai immédiatement compris pourquoi je m'étais senti mal dans le champ. Nous nous sommes précipités pour voir le responsable du groupe de surveillance. Il était à l'usine de textile. On le chargea de se rendre immédiatement aux entrepôts, de prendre l'appareil indispensable, un contrôleur DP-5 et de le rapporter au siège du Parti régional. Il revint avec l'appareil à 16 heures.

- Aviez-vous un nombre suffisant de ces appareils ?
Nous n'en avions que trois pour toute la région : un pour la Défense civile et deux pour le Centre médical d'urgence et le service vétérinaire.

- Tous ces appareils étaient des DP-5 ?
Oui. Le service de la santé avait quelques vieux DP-2 et DP-12, mais sans les batteries, de sorte qu'on ne pouvait se servir que des DP-5. En fait, nous n'avions pas non plus l'alimentation adéquate pour ces DP-5 et nous avons passé du temps pour les relier à des batteries.
Nous avons fait notre première mesure dans la cour, à l'extérieur des bureaux régionaux du parti. On a mesuré 3 roentgens par heure. Je n'ai aucune idée de ce que pouvait être le niveau antérieur. Il pouvait avoir été plus ou moins élevé, je n'en sais rien.
Il était évident qu'un nuage de substances radioactives avait suivi la direction de l'Uzh. Cela nous fut confirmé par la baisse du niveau après cette première mesure. Vers 18 heures, le niveau était tombé à 1,7 roentgens par heure au même endroit.
Le 28 avril à 9 heures il était de 0,6 roentgen par heure, à 13 heures il était de 22 milliroentgens par heures (mR/h) et à 18 heures on relevait 16 mR/h. Vous voyez que la baisse a été rapide. Le nuage est passé et les niveaux sont tombés.

- Avez-vous effectué des mesures du sol à ce moment-là ?
Non, nous n'en avons pas fait. Nous n'avons mesuré que l'air. C'est pourquoi je ne peux rien dire de précis sur ce qu'il y avait sur le sol.

- Avez-vous fait des mesures dans les jours qui ont suivi ? C'était la période où ils ont commencé à jeter des sacs de sable, de dolomite et de plomb dans le réacteur afin de faire cesser les rejets. Les niveaux ne se sont-ils pas élevés juste à ce moment-là ?
Non, le niveau n'a jamais dépassé celui enregistré le 27 avril. Dans le village de Malyie Kleshchi, on a enregistré des niveaux de 41 mR/h et puis de 30 mR/h. Sur les berges inondables de l'Uzh, près du village de Khistinovka, les niveaux atteignaient 30 mR/h. C'était les 5/6 mai 1986. Par exemple, le 8 mai nous avons mesuré 29 mR/h dans une prairie de Khistinovka. Le 9 mai la valeur mesurée était de 14 mR/h. Le 10 mai on trouvait 10 mR/h. Au même moment (le 8 mai), le niveau à Narodichi était de 0,75 mR/h. Le 9 il était de 0,7 mR/h et le 10 aussi. Cela commençait à se stabiliser.
Le réacteur continuait alors à rejeter des substances. Le 11 mai 1986, à Narodichi, on mesurait 0,6 mR/h. Le 12 c'était 0,75 mR/h, le 13 et le 14, 0,5 mR/h.

- Toutes ces mesures ont-elles été faites aux mêmes endroits ?
Oui, aux mêmes points de repère. Le niveau dans la prairie de Khistinovka le 11 mai était de 12 mR/h. Le 12 il était monté à 14 mR/h. Le 13 il est revenu à 12 mR/h. Le 14 il était de 11 mR/h.
Les niveaux changeaient. Au village de Novoye Sharno on a pu relevé le 11 mai 11,0 mR/h, le 12 mai 13,5 mR/h, le 13 mai 14 mR/h et le 14 mai 10 mR/h.

- Les niveaux se sont-ils stabilisés ?
Les niveaux se sont stabilisés, à partir du 20 mai approximativement. Après ça, il y a eu une diminution très lente.

- Ces données sont-elles toutes issues du siège de la Défense civile de Narodichi ?
Oui, je suis moi-même sorti avec les éclaireurs dans la Jeep de reconnaissance.

- Quand la Défense civile s'est-elle intéressée au problème ? Après ce coup de téléphone d'un secrétaire du Parti à un autre, l'alarme a-t-elle été donnée ? Les gens ont-ils été avertis du danger ?
On n'a pas donné l'alarme durant l'année 1986.

- Vraiment rien ?
Rien. A partir du 29 avril les autorités provinciales de la Défense civile nous ont demandé des données sur la situation radioactive.

- Qu'avez-vous fait ?
Le 27 avril à 16 h 30, juste après les premières mesures, j'ai appelé l'officier de garde au siège de la Défense civile et lui ai donné les résultats.

- Vous lui avez dit que vous aviez mesuré 3 roentgens par heure ?
Oui, bien sûr, je l'ai dit.

- Qu'en disaient-ils ?
Rien. Ils ont seulement noté les chiffres. L'ordre d'alerte n'a pas été donné. Le 28 avril, nous avons donné de nouveau toutes nos mesures au commandant de la Défense civile de la province. Tout comme la première fois, je n'ai reçu aucun ordre en retour.

- Et les secours alors ?
Les secours n'ont pas été organisés.

- Avez-vous réalisé que ces niveaux menaçaient la santé des gens ?
Bien sûr.

- Qu'avez-vous essayé de faire ?
Quand nous avons mesuré ces 3 roentgens par heure le 27 avril, j'en ai immédiatement informé le secrétaire régional du Parti. J'ai proposé de me rendre tout de suite au centre de contrôle afin de donner l'alerte en actionnant les sirènes et de prévenir du danger radioactif. Mais il m'a interdit de le faire. Il me dit qu'il ne pourrait me permettre de sonner l'alarme avant d'avoir pu joindre le Comité provincial et obtenu de lui l'autorisation de le faire.

- Qu'a fait ensuite le secrétaire ?
Il alla téléphoner au Comité provincial. Il leur parla un peu puis revint et dit : " Il ne doit y avoir ni panique, ni sirènes. Faites votre rapport à vos autorités provinciales de la Défense civile. C'est tout ! " Le secrétaire régional du Parti est Anatolii Aleksandrovich Melnik.

- Et le président du Comité Régional ?
Il habitait dans le village voisin de Bazar. Il ne vint pas ce dimanche là. Il n'est apparu que le lundi. Mais il ne pouvait rien faire.

- Que s'est-il passé ensuite ?
Le 28 avril, les premiers réfugiés venant de Pripyat ont commencé à arriver chez leurs parents de Narodichi. Rien n'avait été organisé, ils sont arrivés comme ça. C'est par eux que nous avons appris les détails de l'accident.
Nous avons appris qu'il y avait eu un accident à la centrale nucléaire. L'émission de substances radioactives se poursuivait et notre zone était contaminée.
Ainsi dès les premières minutes de l'accident de Tchernobyl la population s'est heurtée au mur du secret. Les gens n'avaient aucune information ou, tout au moins était-elle diffusée de manière très contrôlée. Ils ont appris ce qui se passait de bouche à oreille. Et comme nous le savons tous, les informations transmises de cette manière peuvent être déformées par la peur, d'autant plus que le niveau réel des radiations n'était pas encourageant.

- A quoi ressemblait la situation en Biélorussie dans les premières heures, les premiers jours et les premiers mois après le désastre ?
Malheureusement la situation était très similaire à celle de l'Ukraine. Il y régnait le même régime de secret strict étouffant toute référence à la catastrophe, aux niveaux de contamination, aux niveaux des doses, à l'accumulation des radionucléides dans le corps. Je dois dire ici avec insistance, qu'au cours des premières heures et des premiers jours personne n'a envisagé de donner aux enfants le traitement à base d'iode qui était pourtant essentiel pour protéger leur glande thyroïde (en dépit du fait que l'académicien Iline ait si bruyamment proclamé que cela avait été fait à temps). Personne n'a eu la moindre information sur le désastre.
L'information circulait de bouche à oreille, bribes par bribes. Et cela ne rassurait personne. Dès les premières minutes, les autorités ont abandonné la population à son sort. Elles ont préféré " ne pas l'inquiéter. "

Propos rapportés par Vladimir Tchernoussenko
dans son livre Insight from the Inside, Springer Verlag 1991. Traduction de l'anglais par l'ACNM.
Extrait de " Sous l'épaisseur de la nuit "
Documents et témoignages sur le désastre de Tchernobyl
ACNM, Association Contre le Nucléaire et son Monde
Paris, 1993.


Note Stop Nogent : un débit de dose de 3 Roentgen/heure c'est environ 200 000 fois le rayonnement naturel (à Kiev, 15 microR/h avant l'accident). Des villages du district de Narodichi contaminés à plus de 1 million de Bq/m2 en césium 137 n'ont été évacués que fin 1989, voire encore plus tard.