Pour un catastrophisme convivial !

Depuis quelques années on ne compte plus les travaux sur le risque. Le risque a explosé, à la fois le concept et l'usage du risque, et le risque lui-même.
Au départ le sens est assez simple dans la théorie des jeux (on le désigne sous l'expression " espérance mathématique "). Dans un jeu (de cartes, de dés) le problème est résolu, le risque est le produit de la probabilité de gagner (ou de perdre) et du gain (ou de la perte). Evidemment avec les jeux les deux composantes sont faciles à déterminer.
Appliquer cette procédure à des problèmes sociaux (sanitaires, économiques, etc.) découlant de l'activité industrielle est totalement absurde et irrationnel lorsqu'il s'agit d'accidents graves, voire catastrophiques. Mais pouvoir représenter un événement possible par un nombre, évidemment petit, est rassurant. Par exemple une catastrophe nucléaire ayant une probabilité calculée par les experts de cette industrie de 1 par million d'années, si elle tue un million de personnes cela donnera un risque rationnellement établi de 1 mort par an. La catastrophe disparaît.
Depuis une trentaine d'années les sociologues ont perçu comment ils pouvaient s'introduire dans le créneau des catastrophes industrielles.
Une première approche montrait que les catastrophes cataloguées du passé ne naissaient pas du néant mais faisaient suite à une série de petits événements, chacun d'eux n'ayant pas de grandes conséquences et que l'on négligeait mais qui, analysés après coup, montraient que la catastrophe se plaçait dans une suite logique, rationnelle, cohérente de ces événements qualifiés de " précurseurs ". Ce genre d'analyse était particulièrement pertinent car il permettait de placer la vie quotidienne industrielle sous un éclairage dramatique. Mais ces analystes des " événements précurseurs " s'adressaient aux industriels et non pas aux victimes des catastrophes à venir. Le résultat chez les patrons d'industrie fut nul.
Les sociologues changèrent alors leur stratégie. Comprenant qu'aucune étude sociologique mettant en évidence un danger considérable ne serait prise en compte, (et bien sûr financée), certains s'orientèrent vers les chefs d'entreprise en mettant en évidence qu'en cas d'accident leurs entreprises seraient particulièrement bouleversées par des " turbulences sociales " s'ils ne savaient pas adapter leur discours à certains critères. Cela donna lieu, pour ces sociologues, à des cours de médiatisation " correcte " en cas de catastrophe industrielle grassement payés par les industriels. Ces sociologues leur apprenaient un nouveau langage, moins méprisant pour le peuple, plus réaliste, sans aller trop loin au sujet des conséquences pour les victimes.
D'autres sociologues ont adopté une stratégie différente. Ils se présentèrent comme des intermédiaires entre le peuple et les décideurs (responsables des désastres). Il y avait, d'un côté, les décideurs qui fondaient leurs décisions sur des critères rationnels, de l'autre le peuple qui devait en subir les conséquences. Ces sociologues s'interposèrent comme étant des représentants du peuple (autoproclamés) pour calmer l'arrogance de ces décideurs. Ils demandaient un pouvoir d'intervention contre les décideurs pour protéger les futures victimes. Bien sûr aucun de ces sociologues ne remettait en cause les décisions prises, ils contestaient seulement la façon dont les décisions étaient imposées. Cela devait aboutir à des dialogues, des " concertations " décideurs/victimes sans que la décision soit mise en cause. Ce sont ces sociologues qui sont à l'origine des " débats citoyens " sur les OGM et d'autres problèmes techniques et scientifiques. En somme ces sociologues noyaient le poisson en essayant de persuader les décideurs techniques, scientifiques, politiques, d'être moins arrogants. Cela ne peut aucunement influer sur les conséquences d'une décision qui peut conduire à un désastre mais ces sociologues espéraient que les futures victimes (le peuple) se calmeraient et ne se laisseraient pas aller à leurs " fantasmes irrationnels ".

C'est dans ce contexte que le " risque " a resurgi. Impossible de faire une bibliographie complète où ce concept est impliqué. Ces textes sont intéressants même quand ils s'intègrent dans cette société du risque qu'ils soutiennent car ils sont les témoins de certaines angoisses dans la population qu'ils tentent de calmer.
La première étape de cette sociologie du risque a été de banaliser le risque. " Le risque zéro n'existe pas ". Cela va de soi car aucun d'entre nous n'est éternel, nous sommes tous destinés à mourir. Ainsi ces sociologues montrent que notre vie quotidienne est pleine de risques et ils sont tous mis sur le même pied. Le risque de glisser sur une crotte de chien sur les trottoirs parisiens pour une vieille dame, le risque de tomber d'un escabeau, les risques du tabac, de l'alcool etc. Or le risque dépend fortement des technologies mises en oeuvre dans la société. Le risque d'un accident d'aviation au XIIIème siècle était nul, le risque de mourir d'un cancer (ou d'une maladie cardiaque) à la suite d'un accident nucléaire était strictement nul au XVIIIème siècle. Autrement dit, ces sociologues qui ont des contrats intéressants, publics ou privés, banalisent les risques industriels particulièrement dangereux depuis quelques décennies, ceux de la chimie et surtout ceux de l'industrie nucléaire, tout comme ils banalisent ceux liés à la génétique.
Cette stratégie sociologique n'a guère été efficace, le peuple est angoissé. (La France est un pays gros consommateur d'antidépresseurs). Que faire ? De nouveaux experts du risque apparaissent : il faut dire la vérité au peuple. En somme, il faut servir le peuple. Certains non conformistes des années 70 répliquaient à ce genre d'argument par " servir le peuple afin qu'il ne se serve pas tout seul ! ".
On voit ainsi apparaître des textes qui n'hésitent pas à donner une vision assez dramatique de l'avenir. Par exemple le livre de J. P. Dupuy " Pour un catastrophisme éclairé ", a pour sous-titre " quand l'impossible est certain "*. Pour ces sociologues, " éclairer " le peuple sur les désastres possibles est un moyen de les soustraire à des réactions qu'ils estiment " irrationnelles ". Si les gens comprennent le danger, le danger n'est plus aussi redoutable, c'est à dire qu'il est moins dangereux, voire non dangereux, pour les décideurs.
Concernant l'industrie nucléaire qui est finalement à l'origine de toutes ces stratégies, c'est elle qui est visée dans ces textes mais elle n'est jamais mentionnée. Tabou. Difficile, rationnellement, de faire la preuve que l'industrie nucléaire a introduit dans le risque industriel une composante nouvelle. La catastrophe nucléaire est un danger tout à fait hors dimensionnement par rapport aux autres dangers industriels auxquels la société s'est adaptée depuis plus d'un siècle.
Ainsi on voit des textes qui ne peuvent pas nier le désastre nucléaire mais qui ne peuvent pas conclure à une décision de sortie de cette industrie en produisant de l'électricité avec les moyens dont on dispose actuellement (charbon, fioul, gaz) et non par le développement dans 20, 30 ans voire plus, d'énergies dites renouvelables. Un exemple : dans la revue " L'écologiste " (n°11 octobre 2003) on trouve un article assez curieux décrivant le désastre d'un accident nucléaire et concluant qu'en 20, 30 ans en développant les énergies renouvelables on pourrait se passer de nucléaire. Argumentation absurde car si le nucléaire est dangereux il faut l'arrêter le plus vite possible. Mais comme ce n'est pas possible avec le vent, le solaire etc. il faut attendre.
On nous dit bien que le nucléaire est dangereux, mais il faut attendre, sans se poser le problème : n'y a-t-il pas de possibilités de supprimer le nucléaire avec ce que l'on a actuellement comme moyens de production ?
On passe doucettement d'un " catastrophisme éclairé " à ce qu'on peut définir comme étant un " catastrophisme convivial ".
En somme, si le désastre nucléaire est inéluctable si l'on ne décide pas de mettre un frein rapidement au nucléaire avec ce que l'on a, et pas dans 20 ou 30 ans avec ce que l'on n'a pas, il ne faut pas désespérer le peuple. Si l'on décide (scientifiquement, politiquement) de rester 20, 30 ans dans le nucléaire, qu'il n'est pas possible d'éviter la catastrophe nucléaire, il serait malsain de dire aux citoyens que leur avenir est dramatique. Il est important de ne pas nier que l'accident nucléaire est possible mais il est important d'affirmer que finalement ses conséquences ne seraient pas forcément désastreuses.
Que dire à des gens qui vont subir effectivement ces conséquences ? Vous ne pouvez rien faire, vous n'avez qu'à subir ! Vous et vos enfants mourrez suite à la contamination mais on ne sait pas encore si ce sera d'une maladie cardiaque ou plus tard d'un cancer ou d'autre chose lié à l'affaiblissement du système immunitaire. Cela ne serait pas convivial Il est bien plus raisonnable de dire à ce peuple qui ne peut que subir les conséquences d'un désastre qu'il n'a rien à craindre du futur.
Ce qu'on attend des sociologues c'est qu'ils mettent au point un " catastrophisme convivial " !

Roger Belbéoch, novembre 2004.

* Jean-Pierre Dupuy, " Pour un catastrophisme éclairé " Ed. du Seuil, novembre 2004.


Il faut être convivial

Que dire aux mineurs (français) d'uranium qui partent en retraite ? Qu'ils ont été fortement contaminés et irradiés dans les mines ? On ne peut rien faire pour eux, ils doivent subir et s'attendre, pour beaucoup d'entre eux, à finir avec un cancer du poumon, du larynx, ou autre. Doit-on leur dire cela alors que les études statistiques de Cogéma/CEA l'ont mis en évidence ? On s'arrange pour publier les résultats des études épidémiologiques dans des revues de langue anglaise. Une redoutable épidémiologiste " conviviale ", Madame Margot Tirmarche s'en charge. D'ailleurs grâce à elle les " bilans " sont moins lourds. Doit-on la critiquer alors qu'elle permet à ces futurs cancéreux de vivre normalement jusqu'à leur cancer ?

Que dire à ceux qui habitent près d'un centre nucléaire ? En cas de désastre on ne pourra rien faire pour eux. Ils ne seront pas évacués, cela coûterait trop cher. Leur maison ne vaudra plus rien et la loi sur la responsabilité civile des exploitants nucléaires a prévu de limiter les dépenses d'EDF et de l'Etat. Pourquoi les angoisser avant le désastre ? Ce ne serait pas convivial.
Que dire aux pauvres qui vivent sur les territoires contaminés du Bélarus ? Que ceux de leurs jeunes enfants qui ont des pathologies cardiaques ne vivront pas très vieux ? On ne peut pas les évacuer dans des régions moins dangereuses. C'est trop cher et surtout cela serait très mal vu des dirigeants occidentaux car cela porterait atteinte à l'image de marque de l'énergie nucléaire.
Leur dire qu'il est possible de réhabiliter leur région et qu'en fait leurs problèmes sanitaires ne sont pas liés à Tchernobyl, cela devrait les calmer et leur permettre de vivre tranquillement les quelques années qu'ils pourront vivre. Doit-on reprocher aux CORISTES qui se dévouent à cette tâche conviviale de magouiller ?