Contre-experts contre experts

Jusqu'à présent l'analyse critique des dossiers techniques de l'industrie nucléaire était réservée totalement aux "experts" qui seuls étaient supposés avoir la connaissance objective des phénomènes impliqués dans ces dossiers. Les non-experts étant par définition incapables de comprendre les rapports techniques, il était inutile de les rendre publics. Les élus nationaux ou locaux qui, en principe, détiennent le pouvoir de décision s'en remettaient aux experts. Pour qu'on ne les confonde pas tout à fait avec la masse ignorante des non-experts, les experts leur organisaient des séances spéciales d'explication qu'il s'agissait ensuite de bien faire mousser, pour que les électeurs continuent à s'en remettre sans angoisse à leurs élus.

Un certain nombre d'événements importants sont survenus bien que les experts en aient nié la possibilité, ils ont remis ce système en cause. La population a de plus en plus de mal à croire aux experts et, par contrecoup, la crédibilité des élus est particulièrement menacée. La contre-expertise pourrait arriver à point pour refaire fonctionner le système tout en maintenant la population totalement en dehors des processus de décision.
Les élus, de plus en plus, dans les régions demandent l'avis à des contre-experts, on y ajoute généralement le qualificatif d'indépendants. Ils pourront s'en remettre à eux et regagner en crédibilité. Comme les experts l'avaient fait antérieurement, les contre-experts-indépendants organiseront pour eux des séances spéciales de formation. Les élus sont censés être capables d'assimiler les éléments essentiels des analyses ainsi que les conclusions, même s'ils sont incapables d'effectuer eux-mêmes ces analyses. La population, elle, est censée se contenter des affirmations et des conclusions car totalement incapable et inculte. A la question " Bon ? Mauvais ? " les contre-experts souligneront la bonne réponse.

En ce moment, on semble brûler une étape et de plus en plus les élus demandent aux associations " contestataires " de désigner elles-mêmes les contre-experts qu'elles désirent. Ils vont même jusqu'à prévoir des crédits pour que l'opération s'effectue dans de bonnes conditions.
Ainsi la lutte contestataire est terminée, On a gagné! En réalité, elle se complique terriblement et prend des tournures souvent perverses.

Effets sur les comités

1) Quand ils réclament l'aide des "contre-experts indépendants", ils se décrédibilisent auprès de la population. Les membres des comités, quand ils parlent, n'apparaissent pas comme des contre-experts-indépendants ; l'aide qu'ils demandent auprès des contre-experts-indépendants est le signe objectif de leur ignorance.
2) L'action des comités s'oriente de plus en plus vers la recherche de contre-experts-indépendants pour animer des réunions ou pousser les élus à accepter d'être conseillés par leurs contre-experts indépendants et à les financer.
3) Les explications données par le contre-expert-indépendant en réunion n'ont que peu d'intérêt. Le souci des organisateurs des réunions " contestataires " est souvent orienté vers :
- l'obtention de contre-experts-indépendants aux titres les plus prestigieux. Ils sont toujours déçus car les titres prestigieux sont les piliers de l'establishment, donc non accessibles ;
- n'ayant pas de contre-experts-indépendants aux titres prestigieux, ils octroieront ces titres aux contre-experts-indépendants mineurs qu'ils auront pu racoler. On arrive parfois à des situations grotesques ;
- ils renoncent à la lecture des dossiers et aux critiques relatives aux aspects non techniques de ces dossiers et attendent l'avis sans appel de leurs contre-experts-indépendants.
4) Finalement, le résultat serait le renoncement des comités à une activité autonome. Ils participeraient ainsi à convaincre la population qu'il n'est pas possible qu'elle ait son avis à donner pour des décisions qui concernent son existence.
5) Le Comité Stop-Nogent a échappé à ces risques, et l'aide demandée aux contre-experts- indépendants a été tout à fait réduite et n'a jamais conduit le comité à perdre sa totale autonomie pour analyser une situation et prendre ses décisions.

L'expert
C'est par définition :

1) celui qui possède la totalité du savoir dans un domaine donné (électronucléaire, cancérologie, économie, etc.). Ainsi, ses conclusions sont parfaitement valables et peuvent être formulées d'une façon simple, oui/non, en toute objectivité.
2) celui qui jugera, quel que soit son employeur, en toute objectivité scientifique sur des critères purement scientifiques. Il représente la rationalité absolue et toute mise en doute de ses conclusions ne peut être que la marque de l'irrationalité.
3) L'existence de l'expert qui Sait implique que le non-expert n'a aucun espoir de savoir. Elle culpabilise le non-expert et lui fait accepter son état de personne assistée.
4) La croyance en l'expert par une large couche de la population est une nécessité pour une bonne insertion sociale du développement industriel.
5) Ce système montrant actuellement son inefficacité, l'idée du contre-expert-indépendant arrive à point. Le contre-expert-indépendant est en passe d'être promu au rang et à la fonction (sociale) de l'expert.

Les contre-experts-indépendants
Ils sont supposés :

1) être des experts avec les qualités que cela implique (savoir global, objectivité, rationalité...).
2) être indépendants. Qu'est-ce que cela signifie ?

L'expert n'est-il dépendant que de son employeur par la paie qu'il touche? C'est un aspect important de la dépendance, mais ce n'est pas le seul.
Il est aussi dépendant de l'idéologie de la société industrielle, technique et scientifique. C'est son adhésion totale à cette idéologie qui le fait être reconnu comme expert par ses pairs, qui lui donneront alors un statut social compensant l'étroitesse du créneau spécialisé qu'il occupe dans les processus techniques de son métier.
Le passage au grade d'expert lui permet d'abandonner les tracas du technicien confronté au concret. Son statut social y gagne énormément et sa carrière sera beaucoup plus longue. Un expert est assuré d'une activité professionnelle jusqu'à sa mort (s'il n'est pas trop sénile), alors que pour le professionnel technicien elle s'arrêtera à la retraite qui le jettera dans les oubliettes. L'expert n'a besoin que de son titre pour exister, il n'y a pas de nécessité de faire la preuve de ses compétences.
Ainsi, la dépendance de l'expert vis-à-vis du système social est très complexe et très forte, elle ne se mesure pas par la dépendance financière.
Quant au contre-expert-indépendant, il ne sera reconnu comme tel que s'il obtient le statut d'expert. Etre considéré d'une façon sympathique par des comités n'a rien de bien gratifiant pour un scientifique. Etre reconnu comme un interlocuteur valable par le clan des experts est autrement plus excitant. Cela vaut généralement quelques compromis. Mais surtout cela le conduit à une attitude prudente vis-à-vis des textes qu'il doit critiquer. Il doit en reconnaître la validité, sinon il nierait sa propre activité. On aboutit ainsi à un jeu pervers "contre-experts contre experts". La "déontologie" scientifique servira d'alibi.

Roger Belbeoch, 24 novembre 1989
Publié dans le BULLETIN du Réseau Pour un avenir sans nucléaire,
n°20, janvier 1990, 19 rue Titon, 75011 Paris.