Le Monde du
22/01/02
Des interrogatoires hors de tout
cadre juridique
Washington invoque l'urgence de la lutte antiterroriste pour
un traitement d'exception
LES CRITIQUES adressées aux Etats-Unis à propos
des prisonniers de Guantanamo ne se sont pas relâchées,
en dépit des assurances que cherche à donner Washington.
Les mises en garde, qui émanent des ONG mais aussi de
personnalités officielles, portent sur deux points :
d'une part les conditions de détention ; d'autre
part le fait que les Etats-Unis, pour les besoins de leur cause
antiterroriste, se placent délibérément
en dehors de tout cadre juridique contraignant et se croient
autorisés à inventer le droit qui leur convient.
Hormis le gouvernement des Pays-Bas, qui a joint sa voix lundi
à celles qui réclament la reconnaissance du statut
de prisonniers de guerre aux détenus de Guantanamo, les
gouvernements européens ont été plus prudents,
se bornant à rappeler les devoirs qu'imposent les Conventions
de Genève en matière de conditions de détention
envers tous les prisonniers, quel que soit leur statut. C'est
cet aspect des choses qu'était chargée de vérifier
la mission dépêchée à Guantanamo par
Londres ; selon le gouvernement, elle a constaté
que les détenus de nationalité britannique "sont
en bonne santé" et qu'ils "ne se sont
pas plaints de leur traitement".
Les autorités françaises ne sont pas plus audacieuses :
la mission qu'on a décidé d'envoyer sur l'île
de Cuba a été présentée comme ayant
pour objet, selon le ministère des affaires étrangères,
de "vérifier la présence éventuelle
de ressortissants français" parmi les détenus.
Le CICR, dont une délégation est sur place depuis
la semaine dernière, et dont l'une des missions est de
recenser les prisonniers et leur identité, n'a-t-il donc
pas les moyens, ou la liberté, de fournir ce renseignement
à la France ?
Les ONG rappellent que la question n'est pas seulement celle
des conditions matérielles de la détention :
elle porte sur le statut des prisonniers, en particulier sur
les garanties judiciaires qui devraient leur être accordées
et auxquelles les Etats-Unis ont décidé de se soustraire,
dans le but non avoué mais probable, de pouvoir procéder
comme ils l'entendent aux interrogatoires. "Ils veulent
faire du renseignement, c'est tout", estime un militant
des droits de l'homme.
"Le droit international humanitaire énonce
des garanties de traitement, de statut et des garanties judiciaires,
prévues précisément pour ce genre de situation"
où la situation du détenu est controversée,
rappelle Françoise Bouchet-Saulnier, de MSF. Un prisonnier
de guerre ne peut être interrogé, sinon sur son
identité, et doit être libéré à
la fin des hostilités, stipulent les conventions de Genève.
Ceci sauf dans le cas où le détenu est passible
de poursuites pour des crimes de guerre ou des crimes de droit
commun. Mais encore faut-il le prouver et produire un dossier
d'instruction. Dans ce cas, les inculpés sont passibles
de tribunaux normaux, civils ou militaires ; rien n'autorise,
souligne la juriste de MSF, à créer des juridictions
d'exception. L'organisation Human Rights Watch plaide dans le
même sens, en soulignant que les tribunaux normaux offrent
de meilleures garanties que les Commissions créées
par le décret du 13 novembre.
Les Américains invoquent l'urgence de la lutte antiterroriste
pour ces mesures d'exception. "Les abus sont toujours
commis au nom d'un intérêt supérieur",
poursuit Mme Bouchet-Saulnier. Cette façon dont les
Etats-Unis se placent hors le droit en même temps qu'ils
appellent les autres Etats à l'entraide judiciaire lui
parait, comme aux autres ONG, inacceptable. "On est en
pleine régression", conclut-elle.
Claire Tréan
Les conventions humanitaires internationales
Les quatre conventions de Genève ont été
adoptées en 1949. Chacune d'elles porte sur la protection
de personnes qui ne participent pas ou plus aux hostilités ;
la troisième convention est relative aux prisonniers de
guerre. Ces conventions sont entrées dans le droit coutumier,
elles s'appliquent à tous les Etats dans les conflits
et à tous les belligérants. Elles ont été
complétées, en 1977, par deux protocoles additionnels,
afin, notamment, de tenir compte de l'évolution des conflits
armés. Le premier de ces protocoles précise le
statut de prisonnier de guerre, les Etats-Unis sont parmi les
pays qui n'y ont pas adhéré.
Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) veille
au respect de ces textes. Les parties prenantes à un conflit
armé sont tenues d'accepter que ses délégués
visitent les camps de détenus.
Les combattants : "Tout membre des forces
armées d'une partie au conflit est un combattant et tout
combattant capturé par la partie adverse est prisonnier
de guerre." Peu importe que les forces armées relèvent
d'une autorité non reconnue (le gouvernement taliban
par exemple) ; la notion de "combattants illégaux"
qu'avancent les Américains n'existe pas dans le droit
humanitaire international, qui ne reconnaît que des combattants
ou des civils.
Le protocole de 1977 précise que toute personne
qui prend part aux hostilités et qui est capturée
est présumée prisonnier de guerre et traitée
comme tel, jusqu'à ce qu'une juridiction compétente
tranche sur son statut.
Le traitement des prisonniers de guerre :
- Tous les prisonniers (de guerre ou pas) doivent "être
traités avec humanité" et bénéficier
des "garanties fondamentales" définies
par les conventions de Genève, notamment les garanties
judiciaires en cas de poursuite.
- Les textes précisent les conditions de logement,
d'alimentation, d'habillement, d'hygiène et de soins dont
bénéficient les prisonniers de guerre ainsi que
les dispositions qui doivent leur être appliquées
en matière de religion, d'activité intellectuelle
et sportive, de travail, de ressources pécuniaires, de
correspondance.
- Tous les renseignements sur l'identité des prisonniers
doivent être communiqués au CICR. Les familles ont
le droit de connaître le sort de leurs membres.
Le rapatriement : tous les prisonniers de guerre doivent
être libérés à la fin des hostilités
et rapatriés "sans délai". La
seule exception prévue est celle des prisonniers poursuivis
pour délit de droit pénal, qui pourront être
retenus jusqu'à la fin de la procédure et le cas
échéant jusqu'à l'expiration de la peine.
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